LE MARIAGE DU PLAISIR DE TAHAR BEN JELLOUN: De l’amour, des larmes et du sang
Mariage de plaisir pour déjouer la tentation
Ecrivain d’une plume aussi envoûtante qu’engagée, Tahar Benjelloun nous livre dans son dernier roman « Le Mariage du plaisir », un conte où s’entremêlent les aventures, captant la vie dans tous ses aspects et portant un regard inédit et poignant sur le Maroc qui englobe le racisme, la haine et l’exclusion. L’auteur y dépeint, en filigrane, son engagement en faveur de la tolérance et de la fraternité.
C’est une histoire qui se déroule sur une soixantaine d’années, répartie en deux parties : celle d’Amir, le père et celle de son petit-fils Salim, dans les années 2000. Ce conte tragique nous plonge dans l’univers d’Amir, un richissime commerçant de Fès, qui suit les traces de son grand-père en faisant des échanges commerciaux avec le Sénégal. Lors de ses déplacements, à Dakar, il avait l’habitude de contracter un mariage blanc durant la durée de son séjour. Un mariage de plaisir, de jouissance, sorte de « M.D.D » (mariage d’une durée déterminée) pour appeler les choses par leurs vrais noms. Légal selon les préceptes de l’Islam parce qu’il permet d’éviter la prostitution. Une forme d’alliance que les chiites autorisaient et que certains sunnites pratiquaient. Cette pratique se perpétue aujourd’hui, l’essentiel étant de rester dans les limites de la décence et du « respect » de la femme.
Cette année-là, en 1950, alors que le Maroc était, bien entendu, sous le protectorat, Amir quitte Fès, en compagnie de son dernier, Karim, un enfant de lumière pas comme les autres, vif, intelligent, jovial, mais trisomique. Celui-ci avait une place à part dans la famille qui le choyait tellement il était aimé. L’écrivain faisait certainement un clin d’œil à son fils, Amine, handicapé de naissance en lui rendant hommage à travers le personnage de Karim.
Quand le cœur dévie les plans
Lors de l’un de ses fréquents voyages à Dakar, Amir épouse temporairement Nabou, une magnifique Peule, pour ne pas changer ses habitudes. Mais cette fois-ci, et comme la voix du cœur est imprévisible, il tombe follement amoureux de cette dernière. C’est le coup de foudre qui le lie à elle pour ne plus pouvoir se séparer d’elle. Aussi décide-t-il de la ramener avec lui à Fès. Nabou avait quitté le collège Français après avoir obtenu son brevet et passait dans sa famille pour celle «qui avait le savoir des étrangers».
Tahar Benjelloun avec son art de l’écriture et son don de faire parler les mots, nous révèle qu’avec cette décision, l’histoire va connaître des rebondissements et une succession d’évé- nements, de drames et de jalousies… de la part de Lalla Fatma la première épouse et de son entourage à l’égard de celle qui a conquis le cœur du chef de famille.
Comblé, Amir l’était par la jeune Nabou, si intelligente, si belle et se rend compte qu’il n’avait pas connu ce sentiment avec Lalla Fatma vu que leur mariage s’était déroulé selon les règles de la tradition. Par conséquent, ils ne s’étaient pas choisis et pourtant, ils devaient s’aimer pour pouvoir vivre ensemble.
Un héritage lourd à porter
Et comme c’était écrit dans l’ordre des choses, Nabou accouche de deux enfants, Hassan et Houssine, l’un Noir et l’autre Blanc. « Deux Noirs dans la famille ! Il y aurait de quoi achever Lalla Fatma » souligne-t-il.
Depuis la naissance des deux jumeaux, Amir avait pris conscience d’une réalité c’est que le racisme était bien ancré dans les mentalités marocaines, riche ou pauvre. Pourtant indique Tahar Benjelloun, la population n’était pas entièrement blanche et évoque un vieil adage qui disait « qu’il faut rendre grâce à Dieu d’avoir inventé le cheval, sinon, les blancs auraient utilisé les Noirs comme monture ».
Après le décès de Lalla Fatma et suivant le conseil de son frère Brahim, Amir regagne Tanger car les affaires semblaient prospères dans cette ville frontière. Là- bas, il fait plusieurs métiers, (vente de tissus, appareils photo etc…). Quelques mois passés, Amir est décédé et Nabou réussit à gagner sa vie en faisant de la couture et le ménage chez des familles aisées de la ville.
A cette époque-là, en 2010, la ville avait bien changé rien ne subsistait de l’esprit de l’ancienne Tanger, de ses mythes et de ses légendes. Et l’arrivée impromptue de jeunes Subsahariens qui avaient raté leur traversée vers l’Europe avait achevé de modifier le visage et le socle de cette ville. Certains diraient que cela donne un effet de charme, d’autres parleraient d’une âme froissée. Nabou s’occupait d’une grande maison, Hassan et Karim l’aidaient, parfois, quant à Salim, il lui donnait quelques inquiétudes. Houssine avait sa boutique de parfum qui ne désemplissait pas. Par contre, Hassan, miné par ses échecs, était devenu, avec les années, un homme très sombre et très renfermé parce qu’il n’est pas intégré et n’a pas pu offrir à son fils un meilleur horizon.
Salim, le petit-fils d’Amir, a été rattrapé aussi par sa couleur de peau. Il subira donc les affres du racisme, et de haine. Lors d’une rafle, il est expulsé, manu-militari, vers le Sénégal et c’est une autre histoire qui commence.