Abdallah Laroui : icône de la pensée et du rationalisme marocains
Ayant vu le jour dans une petite ville, au bord de l’Atlantique, il a toujours chéri le calme, la solitude, la liberté et donc l’indépendance de la pensée qui nourrit l’être en profondeur.
Homme de la trempe de ceux qui ne cherchent pas les mondanités, il n’aime pas être sous les projecteurs et se tient loin des feux de la célébrité ou de ce qu’on appelle « les intellectuels médiatiques ». D’ailleurs, on l’a toujours cité comme étant quelqu’un qui ne quitte, qu’occasionnellement, sa tour d’ivoire. En effet, on a rarement la chance de lire des interviews accordées par Abdallah Laroui, cet homme dont les connaissances sont inestimables. Discret jusqu’à l’effacement, il est imposant quand il fait une apparition publique parce que Abdallah Laroui c’est du lourd. L’histoire des idées, on l’apprend avec lui avec beaucoup de profondeur et de recul. Son regard perçant, son calme déstabilisant et sa maturité intellectuelle font de lui une personne à la fois attachante et distante. Abdallah Laroui, n’est pas seulement un historien et un romancier de grande envergure mais un grand penseur qui a influencé, non seulement le Maroc mais le monde arabe, en général. Connu pour sa maîtrise des situations, par son sens de l’écoute et par sa grande faculté à peser ses mots, l’imminent penseur brille toujours lors de ses rares conférences, par son érudition et l’étendue de sa pensée. Le plus vériste et le plus pragmatique des penseurs marocains, loin d’être confortant, attise la réflexion et éveille les consciences.
Une pensée libérale prolifique
Né à Azemmour en 1933, Abdallah Laroui, historien, philosophe, Conseiller au Ministère des Affaires étrangères (1960-1962), docteur d’Etat en histoire, en 1976, Membre de l’Académie Royale du Maroc, agrégé de langue et civilisation arabe, a enseigné la méthodologie de la recherche historique à la faculté des Lettres de l’université Mohammed V de Rabat, jusqu’en 2000. Dès son premier ouvrage, sa pensée s’inscrit dans un projet d’analyse et de critique d’idées et de l’idéologie arabe. Le fil conducteur de sa pensée est la réflexion critique sur le monde arabe et le rapport entre tradition et modernité. Abdallah Laroui, penseur national connu bien au-delà des frontières, sème la connaissance sur son passage, produit une réflexion scientifique pertinente et publie des ouvrages de référence qui marquent notre époque et la réflexion de nos contemporains jusqu’en Orient. Par ailleurs, son acuité le mène à critiquer également un certain héritage historique dans son livre-témoignage « Le Maroc et Hassan II : un témoignage : une approche très ambigüe du règne de l’ancien Roi » (2005), ouvrage qui a été traduit en espagnol par Malika Embarek et préfacé par l’universitaire espagnol, Bernabé Lopez. Un livre qui se veut être un tableau des plus « objectifs » de ce que fut le Maroc sous le règne de Feu Hassan II et des bons choix faits par le défunt souverain aux plans économique et politique. Il y décrit des moments clés de l’histoire du Royaume dans des articulations qui deviennent presque systématiques moyennant des explications logico-historique.
L’histoire, en général, et la politique, en particulier, constituent la base de sa réflexion qui éclate en myriade pour se focaliser sur d’autres thèmes comme l’actualité brûlante dont il décrypte la théorie conceptuelle usant de mécanismes psycho-politique du Maroc. Son écriture prend le plus souvent l’aspect d’une sociologie historique dont les éléments retrouvent leurs origines, dans un vécu et un passé denses et riches. Toutefois, la proximité avec la gauche et ses idées est fort bien apparente dans ses livres et analyses bien qu’il cherche à s’en détacher pour faire montre de neutralité. L’écriture du grand historien, dans ce livre-témoignage, révèle une réalité autre que celle qu’on peut se faire du Royaume. « En écrivant ce livre, je ne veux ni le louer (Hassan II), ni le dénigrer mais le comprendre, tout simplement » expliquera-t-il plus tard. Il faut rappeler que certains ont trouvé le livre élogieux et indulgent à l’égard de la gestion du Maroc par Feu Hassan II. Sa synthèse de « L’Histoire du Maghreb », éditée chez Maspero, en 1970, et préfacée par Maxime Rodinson, en 1982, le fait connaître du grand public. Mais le grand succès de son livre «L’Idéologie arabe contemporaine» où l’auteur analyse les ressorts de la conscience arabe contemporaine marque une autre étape importante de son cheminement intellectuel. En effet, ce fut le Grand Ouvrage qui introduit et grave le nom de son auteur dans les annales des critiques de « la conscience arabe contemporaine » et ses fondements pour tenter une opposition avec l’Occident dont la notion entrave, essentiellement, « son Autre » qu’est l’Orient. Pour Abdallah Laroui, idéaliser un Occident « légendaire » conduit à une sorte de raisonnement fallacieux et aberrant qui oppose l’Orient et donc l’islam au libéralisme. Le monde arabe a toujours cherché à se définir par rapport à l’Europe industrialisée. C’est alors, que dans leur quête de la conscience de soi, nos penseurs arabes se sont retrouvés face à la conscience de l’Occident. Ses nombreux essais, romans et témoignages lui ont valu une grande réputation notamment dans le monde arabe, en Europe et aux Etats-Unis.
Une plume bilingue prolifique
Historien et philosophe marocain, il écrit en arabe et en français, exprimant une pensée libérale et ne sacrifiant, en rien, sa neutralité à quelques exceptions près. Ses nombreux écrits tels, «Islam et modernité », (il y a quelques années, l’intellectuel arabe était sommé de prendre position à l’égard du marxisme, aujourd’hui, c’est par rapport à l’islam qu’il doit se positionner ,1986), « L’Histoire du Maghreb », (un essai de synthèse, 1982), «L’idéologie arabe contemporaine » ont marqué le champ de la production intellectuelle arabe. D’ailleurs, son ouvrage « Al Afa» en langue arabe a remporté un succès immensurable bien que l’écrivain ait choisi la science-fiction, un genre plutôt peu familier, pour transmettre des messages sur les réalités du monde d’aujourd’hui. Le livre relate « l’histoire d’une pandémie qui s’abat sur un monde aux destinées duquel président les scientifiques, après son unification par la force, hormis certaines communautés » vivant dans la région du Proche-Orient. On découvre alors, chemin faisant, guidés par cet analyste aussi subtil qu’averti, que la pandémie qui « n’était guère cette sorte d’amnésie qui affecte une bonne partie de l’humanité, mais bel et bien l’exception fuyant à la déferlante de l’uniformisation réductionniste et programmée ». La fiction nous mène, bizarrement, dans la quête et l’exploration historique du passé et de l’évolution de la région en question au lieu de se focaliser sur la pandémie. Auteur de cinq romans dont « L’Exil » en 1998, Abdallah Laroui a, à son actif, plusieurs essais tels que «La Crise des intellectuels arabes : traditionalisme ou historicisme ? » (1978), « Islam et Histoire : essai d’épistémologie » (1999), « Tradition et Réforme » (2009). De la prospection à la réflexion puis au diagnostic, le grand penseur, donne libre court à sa pensée profonde et pertinente, la laisse déployer ses ailes pour transpercer les frontières culturelles et linguistiques et se conjuguer à l’universel à travers toute expérience particulière. Abdallah Laroui a l’art de raconter l’Histoire tant et si bien que le lecteur est captivé par la lecture où se mêle la réflexion scientifique et philosophique romancée.
Face à un monde en mouvance, il observe, scrute et ausculte les faits du passé, l’état et les profonds bouleversements du monde arabe, déconstruit et reconstruit les notions de l’idéologie, de la liberté, de la modernité, de la citoyenneté, de l’égalité et bien d’autres. Ses analyses judicieuses et d’une grande sagacité, donnent le ton à l’interprétation de l’actualité. Ses pensées quant à elles, sont une caution scientifique et un renfort de taille. Toutefois, la complexité de sa pensée, ses propos forts et directs font que Abdallah Laroui est, des fois, incompris par une certaine frange de la population qui voit en lui le penseur imbu de sa personne. N’est-ce pas lui qui avait déjà déclaré que « l’historien en Islam comme ailleurs est un invité à la fois inévitable et indésirable. Jamais il n’échappe à la critique, je veux dire à la censure morale. S’il se tait, on le somme de parler et quand il parle, on le prie de se taire ». Pourtant, il s’est investi, corps et âme, dans une entreprise passionnante qu’il a entamée dès les années 1980, plus précisément, un programme original « d’acclimatation » des concepts fondamentaux de la pensée occidentale dans les champs épistémologique, linguistique et culturel du monde arabo-musulman dont l’héritage philosophique et culturel de cette civilisation ont servi à explorer, de fond en comble, les notions d’idéologie. L’œuvre de Laroui est une sorte d’édifice dont les parties s’enchaînent les unes par rapport aux autres. Ses textes prennent sens les uns par rapport aux autres.
Un philosophe de l’histoire
Ce grand intellectuel, qui nous a habitués à la discrétion, n’a pas choisi la facilité en empruntant une voie jonchée d’ambiguïtés et de brouilles. La complexité de sa pensée est souvent motif de malentendus et de fausses interprétations. Dans ce sens, et dans une sorte de prologue qui nous rappelle la préface de Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions, Laroui, conscient des difficultés de son entreprise, met le lecteur en garde dès le départ : « Je ne prends pas parti. Je ne condamne pas, je ne défends pas. Je cherche à comprendre, à faire comprendre ». Dans un entretien donné à la revue Economia, en 2008, il déclare que « Le recul des institutions au Maroc, aujourd’hui, je l’appellerai plutôt recul des espérances institutionnelles. J’ai toujours exprimé le souhait de voir le pays se diriger, lentement mais sûrement, vers un régime de monarchie véritablement constitutionnelle et parlementaire, où le Roi règne, guide, conseille, influe, mais ne se mêle pas dans la direction des affaires courantes, même pas par le biais de l’action caritative, car celle-ci laisse croire qu’il dispose d’un trésor inépuisable. Tout cela pour sauvegarder son autorité morale. Il doit avoir tous les moyens pour être et rester le Roi du Maroc et des Marocains. Mais ceci est mon souhait: il ne compte pour rien.» Abdallah Laroui n’a eu de cesse de militer, à travers ses écrits, dont l’impact est incontestable. La cause nationale, l’intérêt et l’évolution du Royaume ont toujours constitué la filigrane de sa pensée. D’ailleurs, à plusieurs reprises, il a manifesté sa crainte du danger externe qui peut nuire au pays et son appréhension aussi que ses écrits ne soient utilisés contre le Royaume.