Abdelilah Benkirane : le chef de gouvernement travesti en opposant
« S’il faut dissoudre le parti, sortir du gouvernement ou des collectivités, nous le ferons parce que nous sommes venus pour engager des réformes et non pour autre chose ». C’est en ces termes que le secrétaire général du Parti Justice et Développement et chef de gouvernement désigné s’est adressé, le 18 février, aux membres de l’Union nationale des travailleurs marocains puis par la suite, devant la Jeunesse du PJD, soulignant que « son parti ne cherche pas à déstabiliser le pays ». Qu’à cela ne tienne ! Intention louable dirions-nous si le discours n’était pas, en revanche, codifié et ponctué d’accusations et de menaces !
La presse commanditée par le parti ou sympathisant pour un quelconque intérêt dira, encore une fois, que les déclarations de Abdelilah Benkirane ont été mal interprétées, tronquées voire déformées en vue de l’enfoncer. Cependant, en dépit du registre rendu plutôt ambigu volontairement, des interrogations s’imposent sur la visée d’un tel discours, à deux jours du 20 février et de surcroit devant des jeunes ! Si la spontanéité et la coïncidence ont concouru de telle façon, c’est qu’on pourra désormais croire à l’existence des miracles ! N’est-ce pas le cas de se demander si le timing de cette nouvelle sortie n’est-il pas choisi avec préméditation ?
Les bourdes se suivent et ne se ressemblent pas
Rappelons qu’après la dernière polémique de Hamid Chabat à la suite de ses propos mettant en cause l’intégrité territoriale de la Mauritanie, le Roi Mohammed VI avait dépêché le chef de gouvernement en compagnie de Nasser Bourita, le ministre délégué auprès du ministre des Affaires étrangères, à Zouirate pour rencontrer le président mauritanien, le 28 décembre, et essayer d’essuyer ce qui allait noircir encore davantage le ciel diplomatique entre les deux pays , déjà gris. Or aujourd’hui, Benkirane, de par ses envolées, risque de semer le trouble dans toute l’Afrique en annonçant qu’il « est incontestable que notre Souverain aille délivrer de leur peine certains pays de l’Afrique et que nous humilions le peuple marocain ». Propos plus qu’ambigus qui ont suscité l’indignation des réseaux sociaux, d’une partie de la presse écrite et électronique et interpellé plus d’un observateur. Or, comme à l’accoutumée, le chef de gouvernement et son « armée » de porte plumes crieront au complot et désigneront même « ceux qui cherchent à déformer ses propos ô combien saints et de bonne foi afin de le mettre en brouille avec le Souverain ».
On connaît cette litanie et cette volonté de justifier les dérives post-discours, dont l’objectif est de falsifier la vérité. Il reste toutefois que le discours de Abdelilah Benkirane est bien clair, quand bien même il serait occulte et crypté, notamment en appuyant ses propos -sous les applaudissements de l’assistance – « c’est une insulte à l’égard du peuple marocain » et d’accentuer avec cette périphrase : « c’est une insulte au peuple marocain si nous ne respectons pas sa vraie volonté et si nous le décevons encore une fois dans la constitution de son gouvernement ». Ceci bien entendu après invocation de S.M. le Roi – comme à chaque fois qu’il y a problème. Pourtant le parallélisme entre la politique intérieure et la politique étrangère n’a pas lieu d’être sauf que le chef de gouvernement oublie les règles de la stratégie politique et les enjeux diplomatiques qui animent la vision royale dans le Continent!
C’est dire qu’il lui arrive probablement de passer par des moments amnésiques où il oublie qu’il est chef de gouvernement et non un fonctionnaire ordinaire et qu’il se doit d’épargner au pays ses crocs-en-jambe diplomatiques.
De facto, ses sorties médiatiques ont fait de lui une personnalité imprévisible qui, loin d’être naïve, détient l’art de passer le message de façon crue voire gauche et d’essayer de se rattraper, une fois la balle tirée, faisant porter le chapeau à une « presse vendue » qui cherche à le caler. Faut-il donc faire un parallélisme avec Donald Trump qui a déclaré que « la presse est l’ennemi du peuple américain » puisque désormais n’importe quel support qui oserait critiquer les dires du chef de gouvernement est pointé du doigt ?
Partis politiques dans le viseur
Dans l’incapacité de constituer son exécutif, le chef de gouvernement incombe toute la responsabilité aux autres partis politiques, or c’est lui et lui seul qui est désigné pour l’accomplir et c’est lui qui est dans l’impasse et c’est à lui de trouver une solution au lieu de se lamenter et d’incriminer « démons et crocodiles ».
Si donc au début du mois de janvier, il a mis fin aux négociations avec son fameux communiqué « Il n’ya plus rien à dire », dans son discours de ce samedi, il sort sa kalachnikov pour tirer sur les partis politiques voire plus.
Intervenant le même jour devant la jeunesse de son parti, Abdelilah Benkirane a souligné qu’il attend le retour du Roi pour lui soumettre ou bien la liste des membres de l’Exécutif ou bien lui faire part de l’échec des tractations. Et d’ajouter que le blocage conduira soit à l’organisation de nouvelles élections -ce qu’il ne préfère pas- soit rejoindre les rangs de l’opposition « s’ILS trouvent une autre issue ». Ce qui dérange finalement dans ses discours truffés d’ambiguïté et d’amalgames, c’est ce ton impersonnel et indéfini qu’il utilise dès que les choses se corsent.
Suspicion de sa part ou accusations implicites à l’égard de mains invisibles qui entraveraient son cheminement ? En tout cas, il réussit toujours à mettre les Marocains en confrontation entre approbateurs et réprobateurs.
Brandissant à chaque fois la dignité du peuple marocain au-dessus de toute considération, il se veut toujours le sauveur providentiel du pays des détracteurs et des prédicateurs contre lesquels il serait en perpétuel combat. D’ailleurs, c’est ce qu’il laisse comprendre quand il annonce que bien que son parti soit là pour apporter des réformes, elles ne seront jamais au détriment de la nation même si « la réforme est plus difficile que la révolution ». Et la mémoire historique est là pour nous rappeler le passage de Benkirane à la Chambre des Conseillers, le 19 juillet 2016, lorsqu’il avait déclaré qu’au Maroc, il y a des forces qui dressent des obstacles devant les bonnes initiatives.
L’art de souffler le chaud et le froid
En faisant le parallélisme entre les déplacements du Roi en Afrique pour soutenir les jeunes démocraties africaines et l’humiliation du peuple marocain, Abdelilah Benkirane, dans sa prétendue « spontanéité » travaillée et maîtrisée, a secoué la ruche. Quand bien même son intention serait bonne, la confusion et l’équivoque l’emportent.
Un chef de gouvernement n’est-il pas tenu de peser ses mots et de mesurer la portée de ses propos qui risquent de lui valoir les foudres des concernés et de chercher à se justifier par la suite ou à clarifier ses intentions ?
Par ailleurs, habitué à clouer au pilori quiconque oserait s’affronter à lui, il nous fait croire qu’il est toujours limité dans ses actes par un « ON » qu’on a du mal à définir. Or cette communication « politico-politicienne » travestie en populisme lui joue bien de mauvais tours et il se voit pris d’assaut de part et d’autre.
Quand Abdelilah Benkirane – usant avec ruse de ses « confidences » publiques et prenant à témoin les citoyens – se montre de « la gauche » dans ses propos c’est de quoi se triturer les méninges pour saisir la portée de ses dires. Quand il dit que le Roi a fait preuve de respect du principe démocratique en le désignant, il oublie que lui s’emmêle les casquettes. Quand il implique le Souverain dans chacune de ses interventions où il se fait passer pour le justicier mal compris ou pire visé par un « ON » qui fait naître toutes les suppositions possibles, ne se rend-il pas compte qu’il offre matière grasse à régaler les ennemis du pays qui guettent la moindre fausse note pour s’attaquer au Royaume et donner libre cours à leur délire nourri par « une éventuelle crise politique qui secouerait le Maroc » ? Quand il annonce, en l’absence d’un Exécutif, plus de quatre mois après la tenue des élections législatives, qu’il est prêt à monter au créneau en cas de « non respect des urnes », qu’il est prêt « à payer chèrement pour défendre la liberté du choix politique des citoyens à travers les élections » et qu’il assure ne pas vouloir se confronter à l’Etat, on peut dire qu’il excelle dans le clair-obscur. Quand il s’attaque au parti de la Rose en mettant à l’évidence « qu’ON a consolé celui-ci en lui offrant la présidence de la Chambre des Représentants », il oublie que n’ayant pas présenté de candidat cela fait de lui un complice de ce choix.
Un chef de gouvernement ou un opposant ?
Lorsque Abdelilah Benkirane se déguise en opposant et parle sous la casquette du leader du PJD en utilisant le « nous » inclusif devant ses troupes, en annonçant qu’ « ils » ont dû faire des concessions jusqu’à faire abstraction de certaines de « leurs » attributions constitutionnelles, il oublie qu’il est le chef de gouvernement de tous les Marocains et non de son parti. Lorsqu’il brandit sa bonne foi et réussit à se faire passer pour le chef de gouvernement le mieux intentionné, qui est prêt à tout pourvu qu’il serve l’intérêt des citoyens quitte à tenir un langage de la gauche, il confond les rôles. N’est-ce pas lui qui avait évoqué deux gouvernements distincts, celui qu’il dirige et celui du Roi en s’amusant à dire «Mes valises sont prêtes et je suis prêt à quitter le gouvernement à tout instant », à Jeune Afrique, avant d’ajouter qu’il resterait fidèle au Roi «même s’il [le] jette en prison» ?
Force est de dire que jamais une formation gouvernante n’a paru aussi ambigüe dans ses desseins que le PJD.
Quand dans ses surenchères et ses insinuations, il implique le Roi dans tout ce qui ne va pas même pour solliciter son arbitrage, sert-il l’intérêt du Maroc à un moment où les projecteurs internationaux sont braqués sur le retour du Royaume à l’Union africaine ?
Si en sauveurs du Royaume, les péjidistes n’ont cessé, depuis 2011, de chanter l’antienne signée par leurs soins dont ils ont fait un hymne à la stabilité du pays, si en surfant sur la vague d’un 20 février, qui a émergé lors du « Printemps arabe » et qui tentait de remettre en cause le fonctionnement du régime, ils se sont approprié l’équilibre d’un pays qui a échappé au fameux « mouvement saisonnier ». Si le 7 octobre, presque 1,7 million de Marocains ont donné leurs voix au pjd, aujourd’hui, ce sont 35 millions citoyens qui payent cher ce « choix ».
Nous sommes tombés dans un énorme piège en raison d’un vide politique monstre.