Accords d’Abraham : après les Émirats et Bahreïn, le Maroc ?
Quelques jours après la signature à Washington, des accords visant à normaliser les relations entre Israël et les deux pays du Golfe – les Émirats arabes unis (U.A.E) et le Bahreïn- les spéculations vont bon train quant à un potentiel rapprochement entre le Maroc et Israël. Qu’en est-il vraiment ? Le Maroc fait-il partie des « cinq ou six pays supplémentaires » qui suivront l’exemple des pays arabes comme le laissent penser les responsables américains ? S’agit-il vraiment d’un accord pour la paix comme le revendiquent Trump, Netanyahu et les États signataires ? Contacté par MAROC DIPLOMATIQUE, le politologue Mustapha Sehimi nous livre quelques clés de compréhension de la position marocaine et des enjeux de cet accord.
- Maroc Diplomatique : Pensez-vous que le Maroc normalisera ses relations avec Israël comme l’avancent certains médias notamment internationaux ?
– Mustapha Sehimi : J’aimerais d’abord revenir sur l’enchaînement des évènements. À la fin du mois d’août dernier, Jared Kushner, gendre et conseiller spécial de Trump, a fait une tournée au Moyen-Orient. Il avait également calé une étape marocaine dans son agenda – en vain… Le 12 septembre, la 12e chaîne télévisée israélienne, annonce dans un reportage : « Les efforts pour parvenir à une percée sur les relations israélo- marocaines il y a quelque temps ont échoué (…), mais les États-Unis espèrent que le geste plus limité des vols directs est réalisable ». Times of Israël ou encore Jérusalem Post reprennent cette information avec cette mention sensationnaliste «Breaking news». Mais le 13 septembre, l’agence espagnole EFE à Rabat dément cette information en citant des «sources diplomatiques anonymes». Des médias marocains dénoncent à leur tour une «fake news» en faisant référence à des «sources autorisées au ministère marocain des Affaires étrangères». Il est vrai que l’idée d’une pression exercée par les États-Unis et les Israéliens sur le Maroc à ce sujet n’est pas à exclure. Mais de là à sauter le pas, ce n’est ni recevable ni plaidable dans le contexte actuel.
- MD : On dit que le Maroc entretient des relations secrètes avec Israël…
– M.S : Les relations entre les deux pays ne sont pas totalement étanches : tant s’en faut. D’abord, la dimension humaine avec quelque 800.000 Israéliens d’origine marocaine. Cette communauté-là aujourd’hui est très attachée au Maroc où elle avait ses racines. La photo du Sultan Mohammed V, jaunie par le temps, et celle du Roi Hassan II sont présentes. Mohammed VI est salué et considéré de manière particulière, non pas seulement parce qu’il est sur le Trône de son père et de son grand-père, mais parce qu’il a consacré dans l’identité et la culture marocaine, la part de l’héritage hébraïque dans, la Constitution de juillet 2011. Quel autre pays arabe assume ce legs ? Sur le plan économique, pour les années 2014-2017, le flux commercial a été de l’ordre de 150 millions de dollars. Il tourne aujourd’hui autour de quelque 50 millions de dollars par an. Au premier rang, figure depuis plus d’une vingtaine d’années, le secteur de la technologie agricole du géant israélien NEFATIM qui a créé en 1994 une filiale marocaine, REGAFIM. Les flux commerciaux utilisent des canaux complexes qui ne permettent pas la traçabilité précise des échanges.
Il faut y ajouter une coopération culturelle avec la participation d’artistes et d’orchestres (Festival des Andalousies Atlantiques…) et même sportives dans le cadre de rencontres internationales. Sur le plan militaire, des médias font état d’une certaine coopération strictement confidentielle. Le site israélien Israël Valley, se référant au Centre israélien des statistiques, a révélé en 2018 des ventes d’armement, en particulier le Tavor X95 9 mm, un fusil d’assaut équipant les forces d’infanterie de Tsahal. Dernièrement, certains médias spécialisés ont également précisé que des drones israéliens ont été livrés. À cela, il faut ajouter un flux touristique de 50.000 Israéliens, pas seulement pour des raisons religieuses… Enfin, sur le plan diplomatique, le Maroc agit comme une sorte d’interface entre Israël et l’Autorité palestinienne, mais sur la base de fondamentaux : Comme l’a déclaré Nasser Bourita, ministre des Affaires étrangères, « il ne faut pas être plus palestinien que les Palestiniens » au sujet de l’ «Accord du Siècle». Le Maroc ne s’y est pas rallié tout en déclarant que le plan américain contient des principes – notamment la solution de deux États – qui sont en accord avec la position de Rabat. Par ailleurs, il faut rappeler que le Royaume s’est toujours mobilisé dans le concert des nations pour rejeter explicitement le transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem. Un message fort a été adressé à cette occasion, en décembre 2017, par le Roi au président Trump en soulignant que le statut légal d’Al Qods était au cœur du conflit israélo- palestinien. En novembre 2019, le Souverain a réitéré cette position de principe dans un message au président du comité de l’ONU sur l’exercice des droits inaliénables de du peuple palestinien. La voix de SM le Roi Mohammed VI porte à l’international, d’autant plus qu’il est président du Comité Al Qods et qu’il veille de manière sourcilleuse et interpellatrice à ce que l’intégrité de la Ville Sainte, ainsi que son cachet civilisationnel soient préservés.
- MD : Après les Émirats arabes unis et le Bahreïn, à qui le tour ?
– M.S : Il est admis, dans une large mesure que d’autres pays en particulier du Golfe pourraient suivre la voie tracée par Abu Dhabi et Manama. Que décidera Riyad pour commencer ? L’Arabie saoudite a autorisé, fin août, un Boeing 737 de la compagnie israélienne El Al à traverser son espace aérien pour se diriger vers les U.A.E. Et après ? Le Roi Salmane a réaffirmé dernièrement « le désir du Royaume de parvenir à une solution durable et juste pour la cause palestinienne pour atteindre la paix ». Mais n’est-il pas, au fond, dans son rôle ? Le pays abrite les Lieux Saints de l’Islam et compte 34 millions d’habitants, l’impact d’une normalisation avec Tel-Aviv aurait provoqué un grand électrochoc. Or, les U.A.E. avaient le meilleur «profil», si l’on ose dire, pour être le premier à oser franchir le pas. La population totalise 11 millions d’habitants, le pays est dirigé de manière autoritaire et verrouillé par le Roi Mohamed Ben Zayed al Nahyane. Enfin, c’est un pays moderne, ouvert à la globalisation.
- MD : Qu’en est-il des autres monarchies du Golfe ?
– M.S : Le Sultanat d’Oman a, lui, rapidement, salué l’accord israélo- émirati. Mais en même temps, il a réaffirmé son attachement aux «droits» des Palestiniens à un «État avec Jérusalem-Est pour capitale». La carte de la neutralité donc couplée à la médiation, Mascate pratiquant par ailleurs des relations équilibrées tant avec les États-Unis que l’Iran. À noter cependant que le Premier ministre israélien Netanyahu avait effectué une visite à Oman, à l’invitation du Sultan Qabous. Aujourd’hui, son successeur, le Sultan Haitham, serait-il dans le même état d’esprit ? Quant à l’émirat de Qatar, pour l’heure, aucune réaction encore. Un froid diplomatique existe avec les Émirats, mais il faut rappeler qu’il avait accueilli, de 1996 à 2000, un bureau commercial avec l’État hébreu. Par ailleurs, Doha a une grande proximité avec le mouvement islamiste palestinien Hamas qui contrôle la bande de Gaza. Il est impliqué dans la question palestinienne, mais en l’état, tant que le processus de paix sera bloqué, il paraît peu probable d’en attendre une normalisation avec Tel-Aviv. Quant au Koweït, lui, pourtant allié des États-Unis, s’est toujours opposé à une normalisation. L’accord entre les Émirats et Israël a été débattu, dénoncé par les uns, mais défendu par d’autres. L’hostilité à Israël reste cependant majoritaire.
Enfin, avec l’hypothèse évoquée, ici et là, du Soudan, rien de bien certain. Le 26 août dernier, les autorités de ce pays ont écarté une éventuelle normalisation, douchant de manière quelque peu abrupte, les espoirs et les calculs des Israéliens et des Américains. Lors d’une visite à Khartoum, du Secrétaire d’État, Mike Pompeo, elles ont mis en avant, entre autres, la fin de la transition politique actuelle en 2022. À noter qu’en février 2020, Netanyahu avait rencontré à Kampala (Ouganda) Abdel Fattah Al – Burhane, Chef du Conseil souverain au pouvoir au Soudan. Inscrit sur la liste noire américaine des États soutenant le terrorisme, une normalisation avec Israël ne pourrait que contribuer à réexaminer ce «statut»… Du côté du Maghreb, la question se pose en des termes différents pour ce qui est de la Mauritanie. Ce pays a salué la normalisation avec Israël et s’est déclaré « convaincu que les Émirats prennent en compte les intérêts de la Nation arabe et du peuple palestinien ». Nouakchott avait déjà noué des relations diplomatiques avec Tel-Aviv en 1999, rompues en 2010.
Le nouveau président, Mohamed Ould-El Ghaazouani, en fonctions depuis le 1er août 2019, finira-t-il par s’insérer finalement dans ce processus graduel de normalisation ? Il devra alors faire face à une double pression : celle de la rue et celle des islamistes sous la houlette du parti Tewassoul.
- MD : N’y a-t-il pas une sorte de lassitude des régimes arabes à propos de la Palestine ?
– M.S : Oui, la solidarité est sincère, authentique et mobilisatrice, mais ce ne sont pas les peuples qui sont aux commandes. Les dirigeants n’ont pas une grande liberté de décision parce que les «rues arabes» – comme l’on dit si bien en Occident… – sont éruptives et le cas échéant telluriques si des «lignes rouges » étaient franchies. N’est-ce pas le cas cependant aujourd’hui ? Après tout, l’Égypte en 1979, au lendemain des accords de Camp David, puis la Jordanie en 1994, n’ont-ils pas signé avec Israël des accords diplomatiques de normalisation ? Il faut ajouter à cela, pour être complet, un autre accord entre le Liban et Israël, lors de l’invasion israélienne en 1983. Celui-ci a mis fin, le 17 mai 1983, à l’état de belligérance des deux pays impliqués dans la guerre au Liban. Il a été adopté par le Parlement puis annulé par le Gouvernement, le 5 mars 1984. Dans le cas de l’Égypte et de la Jordanie, il était mis fin, par traité, à un état de guerre. Pour ce qui est aujourd’hui des Émirats arabes unis et de Bahreïn, l’on se trouve dans une configuration d’une autre nature. Or, voilà que les pays du Golfe, les uns après les autres, paraissent assumer une donnée implicite depuis des années : la marginalisation voire un certain désintérêt pour la question palestinienne. Cet état d’esprit n’est-il pas également prégnant du côté de Mohamed Ben Salmane (MBS), prince héritier saoudien, lequel ne croit plus tellement en la solution de deux États. Selon certaines analyses, MBS table désormais sur « un fait accompli sur le terrain avec un rapport de force qui est incontestablement en faveur d’Israël et sur un avenir dans lequel les Palestiniens seraient dispersés à travers les pays du Moyen-Orient». Une approche qui est une rupture complète avec l’initiative de paix arabe de 2002 défendue alors par le Roi Abdallah, et qui avait été rejetée par les Israéliens. Ce plan avait été arrêté au Sommet arabe tenu à Beyrouth et s’articule autour des principes suivants :
– Retrait total des Territoires occupés depuis juin 1967 ;
– Formation d’un État palestinien indépendant avec pour capitale Jérusalem-Est (Qods Al charif) ;
– Une solution viable et juste pour les réfugiés palestiniens
Ce plan a été de nouveau validé et réadapté lors du Sommet arabe de Riyad, à la fin mars 2007 par tous les États membres de la Ligue arabe, exception faite de la Libye absente.
Un autre paradigme paraît se mettre en place. Dans le passé, la normalisation avec Israël était liée au processus de paix avec les Palestiniens : il devait servir de pont aux relations avec 1er monde arabe et plus globalement musulman. Tel n’est plus le cas aujourd’hui. Ce qui prévaut désormais, du point de vue de Tel-Aviv et de Washington, c’est plutôt la normalisation avec les pays arabes qui finira par pousser les Palestiniens à un accord de paix avec Israë1.
- MD : Un «nouveau Moyen -Orient» serait-il à l’ordre du jour ?
– M.S : En tout état de cause, c’est un échec – un nouvel échec même – pour les Palestiniens. Lors de la réunion de la Ligue arabe, le 9 septembre, au Caire, ils n’ont pas réussi à faire condamner la normalisation avec Israël. Voilà bien un virage stratégique aux dépens des Palestiniens. Les monarchies du Golfe partagent un objectif commun : la crainte d’un désengagement américain. Elles considèrent que les deux puissances non-arabes que sont la Turquie et l’Iran menacent leurs intérêts. Comment les contrer ? À leurs yeux, cela ne peut se faire que par un rapprochement avec l’État hébreu, la puissance militaire dominante au Moyen-Orient.
- MD : Et la cause palestinienne dans ce remue-ménage en marche ?
– M.S : Elle est devenue secondaire pour les pétromonarchies confrontées au rival iranien chiite. D’où le rapprochement recoupant 1’animosité et 1’hostilité commune avec Israël à l’encontre de l’Iran. Ce processus est politique, mais aussi géostratégique. Des acteurs régionaux jouent pratiquement leurs propres partitions, en accord avec Israël et l’administration américaine. Le fait est que trois des pays les plus puissants de la région (Israë1, Iran et Turquie) sont non-arabes. Sur cette base-là, l’hypothèse d’un dialogue régional conséquent et plus inclusif peut-elle, à terme, prendre forme et contenu ? Les Émirats pourraient-ils saisir cette nouvelle conjoncture pour pousser plus fortement à la réintégration de la Syrie dans la région ? L’idée qui prévaut de plus en plus cet égard est celle-ci : en Syrie, la guerre civile est terminée ; il faut passer «autre chose…».
- MD : Que fait l’ONU dans tout ça ?
– M.S : L’ONU n’a plus la main depuis des lustres, Antonio Guterres, estime que l’accord de normalisation pourrait créer une occasion de reprendre des négociations substantielles débouchant sur une solution à deux États conformément aux résolutions onusiennes. Son Coordinateur spécial pour la région, Nickolay Mladenov, a expliqué, 1ui, que c’était une « nouvelle chance à la paix entre Israéliens et Palestiniens » et que la suspension par Israël de ses plans d’annexion « supprime une menace immédiate qui risquait de bouleverser le processus de paix.. » Reste à en convaincre les Palestiniens!