ALE Maroc-Turquie : Et maintenant ?

L’accord sur la révision de l’ALE Maroc-Turquie a finalement été adopté lors du Conseil de gouvernement réuni le jeudi 8 octobre. Cet avenant intègre une liste négative de près de 1.200 produits, dont le textile, sur lesquels les droits de douanes seront appliqués à hauteur de 90% du droit commun pendant cinq ans. Une victoire en demi-teinte qui est loin de pouvoir régler le problème des déficits commerciaux du Royaume selon plusieurs économistes contactés.

Les Marocains crient victoire après l’accord sur l’amendement de l’ALE. Et pour cause, selon les déclarations du ministre Moulay Hafid Elalamy en 2019, le Maroc a souffert entre 2014 et 2017 de la perte de plusieurs milliers d’emplois et de la fermeture de sociétés de textile et d’épiceries. La cause ? L’accord de libre-échange signé avec la Turquie en 2004 et entré en vigueur en 2006, en vue d’un renforcement des échanges commerciaux entre les deux pays et de la diversification de l’offre proposée aux consommateurs. Mais selon les données de l’office des changes, l’accord initial semblait plus avantageux pour la Turquie que pour le Maroc, ce dernier étant déficitaire de près de 20 milliards de dirhams en 2019, selon les chiffres de l’Office des Changes. Si pour le gouvernement, il y a eu nécessité de revoir cet accord, certains experts pointent du doigt le faible volume des exportations marocaines et un tissu industriel peu développé. Mais qu’en est-il vraiment ?

En 2019, les importations de la Turquie ont atteint près de 40 milliards de dirhams. Près de 65% ne concernent que le domaine de l’automobile, le coton et différents tissus et fabrique, les engrais, le fer et l’acier ou encore le sucre. Les exportations marocaines vers la Turquie, quant à elles, ne s’élevaient qu’à un peu plus de 6,2 milliards de dirhams durant la même année. Si certains exportateurs marocains se sont plaints de blocages et de barrières à l’entrée de la Turquie, pour certains experts, il s’agit d’un point qu’il fallait absolument aborder dans le cadre de cette révision. Par ailleurs, si le déficit du Maroc est important, il demeure relativement faible en comparaison avec les importations des États-Unis, de la Chine ou encore l’Union européenne. Ainsi, le Maroc serait perdant sur tous ses accords, excepté ceux conclus avec des pays de l’Afrique Subsaharienne avec lesquels le Royaume présenterait un léger excédent. Mais selon certains économistes, le problème ne réside pas dans le contenu de ces accords, mais plutôt dans l’offre marocaine. « Nous continuons d’acheter à l’étranger sans pouvoir produire localement. Avec cette cadence, on n’aura rien à vendre, nous sommes obligés de tout importer et les ALE seront toujours en notre défaveur » explique Taïb Aisse, expert en économie et fondateur du cabinet Aisse.

« Les politiques doivent se poser les bonnes questions »
Pour Taïb Aisse, le vrai problème n’est pas l’ALE, mais plutôt le manque en matière d’industrie. En effet, le Maroc a signé des ALE avec plusieurs pays, notamment les États-Unis et les États membres de l’UE. Mais force est de constater qu’il est déficitaire sur tous ses accords, le véritable problème ne serait-il pas plutôt l’absence de l’offre que l’on peut exporter ? Pour lui, cette révision n’est alors qu’un coup de communication. « Nous n’avons plus d’industrie depuis les années 60 à 80 où l’on produisait des télévisions, des réfrigérateurs, des ordinateurs, des motocyclettes, de la robinetterie… mais tout cela a été démantelé. Maintenant on s’étonne de voir que même les tables des écoliers, c’est-à-dire une planche avec quatre piliers, sont importées, et c’est dramatique », s’indigne-t-il avant d’avancer que le problème ne sera pas réglé avec cette révision, dans la mesure où le Maroc continuera probablement d’importer depuis d’autres pays comme l’Égypte, la Tunisie, et peut-être d’une qualité moindre. Par ailleurs, Aisse pointe du doigt un climat des affaires peu favorable aux investissements et au développement d’un marché exportateur. « Vous imaginez que pour créer une usine il faut jusqu’à quatre années pour avoir des autorisations ? Vous imaginez un industriel qui attend quatre ans juste pour la signature d’un bureaucrate ? ».

Pour Abdelhafid Oualalou, Vice-Président de l’IMRI, le gouvernement marocain doit encourager davantage le secteur notamment par des mesures fiscales. À titre d’exemple, la Turquie octroie des subventions aux entreprises turques, propose des taux d’intérêt très bas, et rend le foncier plus accessible grâce à des incitations fiscales. C’est ce modèle qui permet à la Turquie de conquérir de plus en plus de marchés dans le monde malgré son déficit dans certains secteurs ajoute-t-il. « Les Turques produisent beaucoup, ils cherchent à vendre c’est tout, il s’agit du premier fournisseur de l’UE (…) les Turques sont des bosseurs et on ne peut pas leur en vouloir pour ça » ajoute quant à lui, Aisse. Que faut-il alors pour que le Maroc soit capable de produire davantage et renforcer son tissu industriel ? Pour l’expert en économie, un certain nombre de prérequis doit être mis en place comme :

  • Un environnement administratif sain et une amélioration de la bureaucratie qui freine l’investissement et le développement de toute entreprise ;
  • Une ouverture des marchés, « on ne peut développer une industrie sans que notre propre marché ne nous fasse confiance » ;
  • Aider et accompagner les entreprises à l’export comme c’est le cas dans d’autres pays ;
  • Améliorer l’offre foncière : le foncier industriel au Maroc est très cher, aux alentours de 2.000 dirhams le mètre carré, confie Aisse. « Pour un hectare c’est une fortune, alors que dans d’autres pays comme la Turquie, ou même la Roumanie et la Bulgarie, le terrain est donné à un prix symbolique. En France, les collectivités territoriales incitent fortement les entreprises à l’exploitation. Alors qu’au Maroc il y a beaucoup de terrains non exploités ».

À en croire ces explications, la victime dans l’histoire serait le consommateur, puisque ces accords risqueraient de diminuer l’offre proposée. En effet, une analyse des importations marocaines provenant de la Turquie apporte un éclairage intéressant. Déjà, entre 30% et 40% des produits que nous importons du pays d’Erdogan se font en dehors du cadre de l’ALE. Ce qui implique un montant incompressible avoisinant les 12 milliards qui pèsera de toute façon dans la balance commerciale même si l’accord est revu. Pour les 60% à 70% restant, la moitié est composée de matière première qu’il faudra au Maroc absolument importer. Le reste étant constitué de produits de substitution (électroménager notamment) qu’on importe plus cher d’autres pays. Avec la révision de l’accord, c’est donc surtout le consommateur qui sera le plus touché et qui verra son pouvoir d’achat baisser. D’ailleurs, pour Aisse, tant que les conditions ne permettent pas de développer l’industrie marocaine, on peut réviser autant d’ALE que l’on souhaite, le Maroc sera toujours déficitaire.

Un enjeu finalement politique ?
Les échanges avec la Turquie ne représentent qu’une partie en comparaison avec ceux des États-Unis ou de l’Europe rappellent nos intervenants. « Ce sont certes, 70 milliards de dirhams avec l’UE, mais il faut rappeler qu’ils sont 27 et que des accords historiques nous lient à certains d’entre eux comme la France et l’Espagne », nuance Oualalou. De nombreux accords ont été signés également avec les États-Unis, sous Obama, dans le cadre de dialogues stratégiques ajoute-t-il. Il explique par ailleurs que chaque accord ALE comporte des volets financiers, commerciaux, mais l’aspect politique joue également. « Nous avons de bonnes relations avec la Turquie, mais elle a entrepris depuis des années une politique étrangère qui a amené à des interventions dans des dossiers chauds comme celui de la Syrie ou plus récemment de la Libye, et le Maroc est opposé à toute ingérence dans les conflits régionaux, notamment en Afrique du Nord. » Aisse, estime quant à lui qu’il ne s’agit pas de l’aspect politique, mais plutôt d’une erreur de stratégie.

En conclusion, politique ou pas, une chose est sure, le Maroc devra renforcer davantage son offre industrielle pour ne pas pénaliser ses consommateurs.

 

 

 

 

 

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