Algérie: Taqîa démystifiée, complicités en fumée

Par Kamal F.Sadni

(Géopoliticien)

Le réalisme en politique, c’est de la sagesse sans charge morale ou émotionnelle. En politique étrangère, c’est de la vision assaisonnée dans et par la visibilité. On ne peut pas piloter un engin en refusant l’introduction de nouvelles techniques de pilotage et la remise en cause -saine- pour la même occasion. Ceci est incontournable pour ne pas recevoir des tuiles sur la tête et vivre des tensions hécatombes pouvant pousser à rendre le tablier.

C’est pourtant, ce qui arrive à l’Algérie. Empêtrée dans une perception hermétique et suicidaire de la politique étrangère, elle subit des coups diplomatiques de tous bords et elle finira sans doute par laisser plus de plumes que ne le pensent ses décideurs. L’Algérie a trop péché par une confiance aveugle dans ses moyens grâce à une politique face de Janus. Ce papier tentera de démontrer comment l’utilisation de l’histoire recollée de toutes pièces et le triomphalisme tape-à-l’œil  ont eu raison du double-jeu d’une classe politico-militaire en souffrance de repères et d’inspiration.

Le réveil est dur. L’incrédulité est plus atroce que l’amnésie à la carte. L’Espagne, dans la foulée de l’Allemagne, se prononce pour le plan l’autonomie dans le cadre de la souveraineté marocaine comme solution idoine au conflit régional autour du Sahara. Les deux, après avoir manœuvré pendant un an et demi, se  rendent à l’évidence et concèdent que les Etats-Unis avaient bien perçu l’évolution du dossier et que les tentatives de déstabilisation orchestrées par les voisins doivent prendre fin. Il y a des intérêts certes, mais ils sont garantis avec un partenaire stable, sérieux et crédible.

Loin des comparaisons de fortune, la position espagnole est plus forte dans la mesure où elle affirme que l’initiative d’autonomie présentée depuis 2007 par le Maroc constitue la base la plus sérieuse, crédible et réaliste. Elle veut dire qu’elle est la seule option. Elle équivaut, entre les lignes, à la reconnaissance américaine qui est plus nuancée parce que publiée dans le Registre Fédéral et communiquée aux Nations unies.

Certains anciens responsables espagnols sont d’avis que la position de Madrid a été depuis 2007 celle de l’autonomie dans le cadre de la souveraineté marocaine. Cependant, impératifs de politique intérieure ou contraintes d’équilibrage des relations avec le voisinage maghrébin expliquant, les différents gouvernements espagnols auraient préféré prendre le bâton par le milieu entre le Maroc et l’Algérie.

Faire amende honorable ou noyer le poisson, cela n’est plus important dans l’intelligibilité des nouvelles réalités géopolitiques. Un rappel cependant, en 1974, l’Espagne avait procédé à un recensement en vue d’organiser un référendum pour asseoir le choix unique de l’autonomie dans le cadre du rattachement à l’Espagne. Il aura fallu quatre décennies pour qu’elle se rende à l’évidence : l’autonomie des provinces des Sud est un facteur de stabilité pour l’Espagne elle-même. Les revendications indépendantistes en Catalogne et dans  le Pays Basque, entre autres, sont désormais un danger permanent qui risque de faire boule de neige dans d’autres régions du pays réputées pour leurs aspirations indépendantistes.

Des arrangements auraient été conclus pour que l’Espagne se prononce, en plus de la reconnaissance de la primauté-exclusive de l’autonomie, pour le respect de l’intégrité territoriale des deux pays ? Sans doute ! C’est l’évidence elle-même. La diplomatie est l’art du compromis pour ne pas sombrer dans le chaos. Le pragmatisme et le réalisme. Or, un pays comme l’Algérie ne semble pas l’avoir compris. Les exemples de comportements hallucinatoires adoptés par ce pays sont légion.

Le dogme brouille-les-cartes : une taqîa  algérienne

Le système algérien, opaque et hermétique, de l’aveu de nombreux  observateurs voire de diplomates ayant servi en Algérie (X. Driencourt, 2022) fait sienne une sorte de taqîa qui va plus loin que la simple rétention, suspicion ou prudence nécessaires. Elle fait de la rente un fonds de commerce. Une rente pour calmer les ardeurs des Algériens en souffrance de liberté, même relative. Une rente pour exercer du chantage à l’égard de l’ancienne puissance coloniale, la France. Une rente indéfinie pour intimider les voisins tunisiens et marocains. Et c’est toujours selon le même dogme brouille-les-cartes. La rente mémorielle  laisse apparaître une schizophrénie chez certains centres décisionnels en Algérie, et non pas seulement au sein de l’institution militaire ou au sein de certaines formations politiques (C. Chesnot & G. Malbrunot, 2022).

Les observateurs avertis sont tétanisés et abasourdis par l’acharnement des décideurs algériens à arrêter les aiguilles de l’histoire à 1962, en faisant l’impasse sur les compromis issus des accords d’Evian conclus le 18 mars 1962  et en exigeant des excuses préalables à toute initiative pour tourner la page de la colonisation. Une telle exigence se justifiait peut-être par les luttes de clan postcoloniales et  par des arrangements avec une France tiraillée entre le tâtonnement institutionnel de la Ve République, l’esquisse de la guerre froide et la gestion laborieuse des indépendances africaines.

Les efforts entrepris par Benjamin Stora (B. Stora,  janvier 2021) et autres historiens algériens, plus éclairés, s’avèrent vains. Les Algériens veulent que tous ces chercheurs-enquêteurs dénoncent les crimes commis durant la colonisation. Ils caressent le rêve des indemnisations pour s’enrichir au bout de l’exercice. Stora ne se laisse pas influencé et confirme dans différents interviews que ‘la Ve République s’est construite sur l’idée d’un empire colonial qui intègre l’Algérie’. Le comportement des Algériens, à tous les niveaux du système décisionnel, explique la lassitude de certains acteurs politiques français qui stigmatisent ‘l’incohérence’ voire ‘la mauvaise foi’ de leurs interlocuteurs, notamment après des initiatives de tourner la page prises,  par opportunisme ou contre mauvaise fortune, par des présidents français depuis notamment 2004.  Le débat n’est pas clos. Et les surprises iront sans doute crescendo. Et certains décideurs algériens croient toujours qu’ils peuvent influer sur l’échiquier politique français lors des prochaines élections présidentielles bien que rien ne preuve que cela fût le cas dans le passé.

La rente mémorielle – nouveau cri – est celle qui entache les relations avec le Maroc. Et les mêmes observateurs avertis gardent en mémoire ce long communiqué lu par le chef de la diplomatie algérienne, Ramtane Lamamra, le 24 août 2021, justifiant les raisons ayant présidé la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays, notamment une série ‘d’actions’ prétendument ‘hostiles’  que le Maroc auraient orchestrée depuis 1962. Une mise en scène désolante. On eut l’impression que ce n’était pas les services, pourtant bien rodés du diplomate en chef, qui l’eussent rédigé ou qu’il l’eut relu avant de le prononcer avec un ton qui frisait le ridicule. Le ministre algérien cherchait à marquer son terrain et à crier haut et fort qu’il était de retour pour damer le pion à une diplomatie marocaine qui marquait des points, non seulement sur la question des provinces du Sud, mais aussi sur des dossiers importants en phase avec les nouveaux recentrages géopolitiques internationaux.

La rente mémorielle, mais aussi l’appropriation de la symbolique de luttes anticoloniales, même celles des pays qui ont acquis leurs indépendances et sont devenus des acteurs actifs au sein d’un système international en changement. Après deux décennies environ d’hibernation, la diplomatie algérienne se réveille pour tenter un coup à droite et un autre à gauche. Elle prend la question palestinienne comme cheval de Troie, mais seulement en apparence. Elle fait plutôt une fixation sur la question du Sahara marocain. Prêcher le faux pour avoir le vrai. Elle ne récolte que du vent tout en continuant à tenir le mur de l’intendance diplomatique incapable de comprendre ce qui lui arrive.

L’élan trompeur d’une diplomatie paon

L’intervention de la diplomatie algérienne dans certains dossiers brûlants n’a fait qu’empirer les choses, à l’image de la médiation entre l’Éthiopie, l’Egypte et le Soudan sur le litige autour du barrage Ennahda, de la tentative de réunir les mouvements palestiniens rivaux, de l’obtention de soutiens hypothétiques en contrepartie de certains millions de dollars arrachés à des pays en situation financière difficile, des tentatives de redorer le blason dans les coulisses de l’Union africaine, notamment au sein du Conseil de paix et de sécurité ( comme au bon vieux temps), de l’opposition tambour battant à la réadmission d’Israël en tant que membre observateur au sein de l’organisation panafricaine,  de la course contre la montre pour réunir un sommet arabe, toujours hypothétique. Tout cela avec un langage incohérent, mal dosé et surtout cacophonique tant l’initiative n’appartient plus aux civils dans une Algérie qui s’érode et ne sait plus à quel saint se vouer.

Et pour finir les pas de la danse du tourbillon, la diplomatie algérienne tente le coup des axes. Tout d’abord en testant le Maghreb. Sans résultat probant. Ensuite, en courtisant l’Allemagne et l’Espagne. Echec dur à avaler. Enfin, en initiant, avec l’Afrique du Sud, le G4 comprenant également le Nigéria et l’Ethiopie. Une myopie géopolitique sidérante dans la mesure où les quatre pays n’ont pas les mêmes ambitions géopolitiques et plus est, deux d’entre eux lorgnent un siège de pays membres permanent au sein du Conseil de sécurité au nom de l’Afrique dans le cadre de la réforme du système des Nations unies qui tarde à démarrer sérieusement.

Le choix des pays est hallucinant. L’Afrique du Sud, parce qu’elle partage la même animosité à l’égard du Maroc pour des raisons d’équilibre de puissance et de compétition économique –et non pas par souci de défense d’une légalité internationale hypothétique. Le Nigéria, parce que certains centres de décision (notamment dans le monde des affaires) ne voient pas d’un bon œil la demande d’adhésion du Maroc à la CEDEAO. L’Algérie cherche à freiner le progrès réalisé dans le projet de gazoduc Nigéria-Maroc traversant une douzaine de pays d’Afrique de l’Ouest et aussi à pousser Abuja à concrétiser le projet de gazoduc Nigéria-Algérie qui traine depuis des années déjà. L’Ethiopie, pour punir l’Egypte d’avoir réitéré son soutien à la marocanité du Sahara au même moment où le président algérien Abdelmadjid Tebboune effectuait une visite de travail et d’amitié au Caire les 24 et 25 janvier 2022. 

En somme, il s’agit là d’une diplomatie de chantage et non pas de marchandage gagnant-gagnant. C’est un comportement qui se nourrit dans la rente toutes formes confondues, surtout une rente à aspiration existentielle, mais elle se cultive aussi dans la mémoire de la violence, héritée de la lutte pour la libération nationale.

Le temps de prendre le train en marche

Or, plus qu’un comportement aléatoire, c’est une propension à la pratique  de la terre brulée. Une manifestation d’un manque de maturité qui nuit aux engagements de l’Algérie souveraine et indépendante. La liste est longue. Tout d’abord, l’interprétation cavalière des accords frontaliers avec les voisins tunisien, mauritanien, malien et nigérien, en prenant leurs territoires pour des passoires pour toutes sortes de trafic fructifié par les réseaux du crime organisé. Ceci sans parler de l’accord frontalier avec le Maroc qui est une autre paire de manche et qui s’invitera un jour dans les débats de la géopolitique régionale. Ensuite, la rupture dans la nervosité-hallucination totale des relations diplomatiques avec le Maroc et l’épisode du gazoduc Maghreb-Europe. Le pays perd sa crédibilité et ne fait que patauger en continuant à chercher des boucs émissaires.

Certains centres de pouvoir estiment que l’atout tangible, que constituent les hydrocarbures, pourra toujours sauver les meubles ou constituer un moyen de marchandage éternel. Perception erronée dans la mesure où la transition énergétique est enclenchée dans le monde et que sans mise à niveau urgente, l’Algérie ne pourra pas être au rendez-vous quand les énergies fossiles rejoignent le musée de l’histoire.

De surcroit, certains experts de la géopolitique de l’énergie sont d’avis que parmi les raisons qui auraient poussé l’Algérie à ne pas reconduire le contrat sur le gazoduc Maghreb-Europe, il y aurait l’erat désastreux des infrastructures et le ralentissement des flux des investissements étrangers qui empêchent le pays d’augmenter la production et d’honorer ses engagements.

Au lieu de faire une fixation sur un ennemi extérieur imaginaire, dont en tête de liste le Maroc, l’Algérie gagnerait à se débarrasser de quatre  types d’illusion et d’un scénario cauchemardesque. Premièrement, l’illusion du marchandage prétendument productif dans la gestion de la crise dans la bande sahélo-saharienne. Deuxièmement, l’illusion du marchandage par l’arme de l’énergie, notamment le gaz. Troisièmement, l’illusion d’un Etat fort, imperméable et à l’abri des tentations sérieuses de séparatisme au nord et au sud du pays. Quatrièmement, l’illusion que des pays influents au sein du système international souhaiteraient la création d’une ‘entité sépare’ du Maroc, qui serait offerte sur un plateau d’or à l’Algérie. La création ‘d’Etats défaillants’ (R. I. Rotberg, 2002), ‘d’Etats fantômes’, ‘d’Etats patchworks’, de ‘quasi-Etats’, ‘d’Etats pantins’ (W. I. Zartman, 1995), n’a jamais été à l’ordre dans la sous-région maghrébine.

Le scénario cauchemardesque est de croire pouvoir indéfiniment contrôler le polisario et lui dicter la manière de se comporter à Tindouf, où le mouvement se considère psychologiquement chez lui. Le rêve de revenir dans les provinces du Sud pour les dirigeants du mouvement séparatiste s’étant vaporisé, il leur faudra un territoire quelque part. Le scénario du nord de la Mauritanie ou celui des zones tampon ayant été une illusion, ces dirigeants n’ont nulle part où aller.

Toutefois, un brin de soulagement, l’Algérie devrait se sentir soulager qu’à quelques exceptions près, des membres de l’opposition et des influenceurs algériens, mêmes ceux catalogués comme ennemis jurés du pouvoir, partagent la même conviction quant à l’obstruction contre (voire la haine du) le Maroc. La rage manifestée et le double-langage qu’ils ont utilisés aussitôt l’annonce de la nouvelle position de l’Espagne sur la question des provinces du Sud sont on ne peut plus éloquents.

On épargnera la critique de certains analystes marocains qui, dans l’euphorie des paradigmes qu’ils ressassent dans certaines universités occidentales, sont passés à côté de la plaque. Ils  ont gardé le silence au lendemain des annonces allemandes et espagnoles sur la pertinence de la proposition d’autonomie marocaine comme seule solution sérieuse, crédible et réaliste. Alors que quand le Maroc a réagi vigoureusement contre Berlin et Madrid, en rappelant ses ambassadrices, ils sont montés en flèche pour dénoncer son attitude, non seulement comme suicidaire mais foncièrement arrogante.

A leur tour, sans douter de leur bonne foi et de leur savoir-faire sur d’autres registres, devraient revoir leur logiciel d’analystes attitrés quand il s’agit des affaires concernant leur pays d’origine dont ils ne mesurent pas combien il a changé en matière de maturité politique et de maestria diplomatique. La question du Sahara marocain évolue dans le sens de l’histoire enfin réhabilitée par des prises de position d’acteurs qui en connaissent les tenants et aboutissants. Le Maroc ne dort cependant pas sur ses lauriers. Il a toujours cru en la justesse de sa cause. Il continuera à la défendre en espérant que d’autres pays, qui voient en lui un partenaire fiable, crédible et pragmatique, prennent le train en marche.

Justement à l’image de la proposition marocaine d’autonomie pour les provinces du Sud : le sérieux, la crédibilité et le réalisme en sont le maître-mot. Une trilogie qui confirme que la retenue, le sang-froid et la force tranquille finissent toujours par payer. Et ce n’est pas le fruit du hasard.

Le pays croit en ses potentialités, avance, parfois laborieusement, mais il rectifie le tir quand c’est nécessaire. Le secret ? Les hommes et la structure mentale qui les inspirent. Or, pour l’Algérie, c’est cette structure mentale qui constitue l’énigme et conditionne le système (voire le syndicat-club) composite de prise de décision. Il ne s’agit pas forcément de la taqîa qui permet de gagner du temps, mais qui ne résout jamais aucun problème, car elle se nourrit dans la suspicion, l’amalgame et le refus de se remettre en cause pour renaître.

Notes

– Chesnot Christian & Malbrunot Georges : ‘Le déclassement français’, Editions Michel Lafon, 2022.

-Driencourt Xavier: ‘L’énigme algérienne, Chronique d’une ambassade à Alger’, Editions de l’Observatoire, Humensis, 2022.

– Rotberg Robert I.: ‘Failed States in a World of Terror’, Foreign Affairs, July/August, Vol. 81 no 4, 2002: 127-140.

-Stora Benjamin : ‘Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie’, janvier 2021.

-Zartman William I.: ‘Collapsed States’, Boulder, co, Lynne Rienners, 1995.

Articles similaires

Laisser un commentaire

Bouton retour en haut de la page