ANALYSE GEOPOLITIQUE : De la « doctrine Brejnev » à la théorie de rectification globale de Poutine
Par Hassan Alaoui
Du temps de la guerre froide, qui a caractérisé les relations internationales au lendemain de la Seconde guerre mondiale de 1945 à 1991, on n’avait de cesse de parler de rivalité américano-soviétique, de zones d’influences héritées du partage du monde entre Roosevelt , Churchill et Staline acté à la Conférence de Yalta de février de la même année.
On voyait s’édifier deux conceptions du monde, l’une communiste incarnée par l’Union soviétique (URSS) et l’autre capitaliste portée principalement par les Etats-Unis, deux puissances qui se sont trouvées opposées, parfois à la limite de la confrontation directe sur des théâtres divers et lointains : en Europe, aux Caraïbes, en Afrique, en Asie et au Moyen Orient même. Autant les deux Super Grands rivalisaient en termes d’influences et de guerres par procuration à travers la planète, autant ils étaient engagés dans une terrifiante course aux armements – notamment nucléaire -, autant ils s’appliquaient la fameuse règle de « self-control » et de dissuasion qui, à terme, a épargné au monde une ou des guerres à caractère nucléaire et donc le cataclysme. Ce qu’on a appelé « l’équilibre de la terreur » a eu cette vertu de retarder l’anéantissement total…
L’URSS a été démantelée en 1991 , soit deux ans après la destruction du Mur de Berlin et la réunification en octobre 1989 de l’Allemagne. L’Europe occidentale, les Etats-Unis en tête aussi s’étaient réjouis de l’effondrement comme un château de cartes de l’Union soviétique transformée du jour au lendemain en peau de léopard, hissant à sa tête un certain Boris Eltsine après avoir chassé improprement l’homme de la réforme et du changement de l’époque, Mikhaïl Gorbatchev .
Inventeur de la Perestroïka, celui-ci fut « éliminé » à son corps défendant par le mouvement sans retour de l’histoire de la Russie. Son successeur , Eltsine, grand amateur de Vodka, ne résista pas non plus au à ce vaste bouleversement de 1991 qui emporta la Russie et donna des gants de liberté aux 15 républiques proclamées tour à tour indépendante.
Dans la foulée il avait nommé un certain Vladimir Poutine en tant que Premier ministre, issu du KGB et devenu surtout patron du FSB qui le remplace. Fin 1999, à la faveur de la maladie d’Eltsine qui abandonne le pouvoir, Vladimir Poutine, est propulsé par les circonstances, dira-t-on, il devient chef d’Etat par intérim… Il sera élu en 2002 haut la main à la tête de l’Etat de Russie, ensuite trois fois de suite, taillant même le texte d’une Constitution qui, sur le papier, lui permettrait de garder le pouvoir et d’être réélu jusqu’en…2034 !
Aujourd’hui, il lance une guerre unilatérale contre l’Ukraine qu’il pense pouvoir maîtriser avec la perspective – ou le mauvais calcul – d’instaurer un pouvoir à sa dévotion à Kiev et, à terme, de transfigurer le continent européen et de modifier les frontières. Que peut faire le reste du monde contre ce qu’il faut bel et bien qualifier d’agression russe contre l’Ukraine ? Acte de guerre, violation du droit international et de l’intégrité territoriale d’un Etat indépendant et souverain. C’est aussi une brèche profonde ouverte dans le continent de l’Europe , désormais directement exposée. Le président russe aura beau invoquer le prétexte d’un « génocide » déployé par le pouvoir de l’Ukraine contre les populations des provinces ukrainiennes du Dombas et du Louhansk au sud-est, proclamées unilatéralement « indépendantes » et soutenues par Moscou ! Rien n’est moins sûr !
En annonçant lundi 21 février la reconnaissance par la Russie de leur indépendance Poutine a provoqué de toute évidence un casus belli aux yeux des pays occidentaux, dont notamment les Etats-Unis, qui y ont vue un pas de plus dans la tension qui prédomine en réalité depuis des mois voire plus.
Le discours prodomo
Contre toute attente, alors que le monde entier s’interrogeait sur ses intentions réelles en Ukraine , Vladimir Poutine prononce alors le discours-plaidoyer de l’intervention de ses troupes , fragilisant davantage le flanc sud de l’Ukraine, prenant de court les chancelleries occidentales et mettant en application son plan d’offensive contre ce dernier pays. Ce plaidoyer pro-domo prononcé avec des accents tragiques à l’aube donnait en fait l’avant-goût de l’invasion, préparée et lancée ex-abrupto le jeudi 24 février, avec des bombardements massifs à partir de la Biélorussie , alliée inconditionnelle de Poutine .
Six jours plus tard, se rendant à l’évidence que son offensive patine et se heurte à la résistance du peuple d’Ukraine, Poutine annonce d’agiter le spectre de la guerre nucléaire. Dans la première journée de la guerre Moscou a détruit onze aéroports ukrainiens et fait des dizaines de morts. Ils sont des milliers aujourd’hui, certes. Chiffre qui au fur et à mesure de l’avancée des troupes russes s’est multiplié…
L’offensive russe a bien entendu suscité des réactions partout dans le monde, Emmanuel Macron, parmi les tout premiers, a condamné « un acte de guerre » unilatéral appelant à des sanctions internationales et invitant les Nations unies à faire de même. L’Union européenne dans sa diversité de 27 Etats, dont plus dix appartiennent au camp de l’est européen, a suivi le mouvement , certes, mais demeurée quasiment passive, laissant libre cours au formel langage de la Présidente de la Commission de l’Union européenne, Ursula von der Leyen et au président du Conseil , Charles Michel qui tour à tour ont exprimé leur désespoir face à cette tragédie. Le président français, actif et déterminé , usant de son pouvoir de président en exercice de l’Union européenne ne s’est pas fait faute d’interpeller le président russe afin de le ramener à la raison. En vain…
Alors que Vladimir Poutine , faisant preuve de cécité, ignore les appels solennels des uns et des autres, croit poursuivre le démantèlement manu miltari de l’Ukraine, les Etats-Unis et les pays européens en sont efforcés de retrouver , comme l’a dit Jean-Luc Mélenchon, leurs repères. Objectivement, les Occidentaux, à leur tête les Etats-Unis ne semblaient pas avoir pris la réelle mesure du conflit de l’Ukraine et de ce que celle-ci représente pour la Russie. Vladimir Poutine a déclaré dans la nuit de lundi à mardi 22 février que « l’Ukraine a été fabriquée par la Russie bolchevique ». Il a ajouté : « L’Ukraine pour nous , n’est pas seulement un pays voisin . C’est une partie inaliénable de notre histoire, de notre espace spirituel(…) Ce processus a commencé presque immédiatement après la Révolution de 1917 et Lénine et ses camarades ont agi de façon vraiment peu délicate avec la Russie, ils ont pris à celle-ci (la Russie), lui ont arraché une partie de ses territoires historiques »…a-t-il poursuivi.
Dans la même verve excommunicatrice, Poutine ajoute : « Lénine a fait des concessions aux…Nezavisimtsi ( indépendantistes). Si Lénine, et Staline plus tard voire Trotski avaient joué la carte de l’indépendance et des nationalités, avec l’objectif de démanteler l’empire russe , aujourd’hui Poutine s’inscrit dans la ligne contraire , à savoir une violente contestation des décisions de ses lointains prédécesseurs . Il entend rétablir la cohésion de l’Union soviétique qui a fédéré les nationalités et les pays comme l’Ukraine notamment. Il veut à tout prix recréer l’empire soviétique pour « rétablir la dignité du peuple » sous les couleurs d’un empire éclaté en 1991.
Poutine et le mépris occidental
Vladimir Poutine a affirmé pourtant que l’effondrement de l’Union soviétique ( URSS) en 1991 « constitue la plus grande catastrophe de l’histoire » ! Autrement dit, sa part dans la construction de l’Etat fédéral russe – notamment historique, aujourd’hui économique et industrielle – ne saurait être négligée sous peine de verser dans l’idéologie sectaire. L’interventionnisme des pays européens et de l’OTAN en particulier en Ukraine a constitué aux yeux de Moscou une ingérence directe, une violation caractérisée dans le glacis russe, inacceptable dans sa finalité et dans ses modalités. Il convient de rappeler tout de même le mépris dont la Russie post-soviétique de 1991 a fait l’objet de la part de l’Europe et des Etats-Unis , tant et si bien que, comme le souligne Hélène Carrère d’Encausse, spécialiste renommée de la Russie, « elle n’avait pour seul héritage » en 1991 , ni plus ni moins que son siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies.
De l’isolement acharné dont la Russie nouvelle a fait et continue de faire l’objet, Poutine en a conçu de l’aigreur. Pays européen à mille pour cents , la Russie refuse d’être traitée avec le mépris caractérisé depuis des décennies par les Occidentaux , alimenté par l’Amérique dont les dirigeants ignorent le risque de la voir à terme s’allier à la République populaire de Chine, heureuse quant à elle de lui manifester clairement son appui. Le résultat de la politique de containment ( Endiguement) sous de nouveaux oripeaux aura été, à plus ou moins long terme, un rapprochement inédit de la Russie et de la Chine. Pour combien de temps. Mao Tsé-toung ( Zédong) s’est constamment méfié de l’Union soviétique et tout rapprochement avec elle était considérée comme une hérésie, la guerre pour le leadership du mouvement communiste international ayant caractérisé les relations bilatérales pour le leadership du mouvement communiste international. Or, ce postulat devenant un spectre dans la tragédie mondiale qui se dessine, la Realpolitik devient de nos jours la règle de cette « coexistence pacifique » inédite entre les deux puissances, la Chine reluquant la vaste Sibérie – aux ressources naturelles inouïes en tous genres – dont le pouvoir de Russie ne sait quoi en faire…
La Russie est confrontée en Ukraine à un nationalisme qui nourrit ses racines dans une histoire plus que millénaire, de la même manière que Vladimir Poutine revendique le récit mémoriel de la Russie avec comme creuset Kiev. Les 15 Etats qui ont proclamé leur indépendance au lendemain de l’explosion de l’URSS en 1991 , encouragés par l’OTAN ont , à cette occasion mis un terme à cette proclamation vertueuse prononcée un certain jour par Léonid Brejnev selon laquelle « la souveraineté des républiques socialistes est limitée » fondant ainsi la doctrine dont il porte son nom… Elle est aujourd’hui à l’ordre du jour…