Au tribunal des chiens
Impossible d’y échapper. Ils sont partout. Vous et moi, on ne les connaît pas personnellement mais ils sont assourdissants, entrent chez nous, dans nos chambres, nos placards, sous nos lits, c’est trop, nous sommes abasourdis.
C’est que ces gens-là hurlent, tout le temps, sur leurs claviers. Ils y vont à fond sur Facebook, s’éclatent sur l’implacable Twitter, sonnent l’Hallali avec deux de leurs petits doigts dégueulasses, sur leurs petits claviers personnels. On se dit que c’est une réelle obscénité que ces doigts anonymes, sans visages, sans répit et sans savoirs qui épinglent tout ce qui bouge. Péremptoires et définitifs. Tous sont hautement diplômés et pas de n’importe quoi, s’il vous plaît. Ils sont de la Haute Magistrature, rien de moins. Tous juges, procureurs, témoins de l’accusation… Et enfin, c’est terrible, ils ont toujours raison. Mais de quoi parle-t-on sur les réseaux ? De tout ! Et ce tout vaut bien un rien.
Ça dépend du pays où l’on réside. Ici, on juge du degré de respectabilité et l’on y mesure, soigneusement, la bonne conformité religieuse. Là-bas, on balance Les Porcs, les vrais et les faux, ceux qui sont de réelles ordures et ceux qui ont une gueule qui ne nous revient pas. De l’autre côté, on dénonce d’abord les gays sibériens, et tout au bout du monde, on s’interroge sur la proportion d’âme chez les femmes de chair. Enfin, à l’Ouest, on prouve, doctement, que la laïcité est bien une œuvre du démon. Bref, on n’est pas sortis de cette auberge de la logorrhée pas aussi mondialisée qu’on le croit. On n’est pas là pour philosopher, me direz-vous, mais une question me taraude : en quoi l’idée même de progrès nous a effleurés, nous a permis, sortis de l’indigence intellectuelle ? Cette idée même de progrès humain existe-t-elle vraiment ? L’ambiance sur Facebook ne nous apprend-elle pas à quel point la cruauté tient toujours la dragée haute à la hauteur nécessaire de l’état de civilisation ?
Non, nous croyons que le progrès n’existe pas car nous restons les mêmes, depuis la nuit des temps, toujours semblables, toujours vérifiables à l’infini. Non, nous n’avançons pas, ni d’hier, ni de demain, nos technicités sont au top, mais nous, nous demeurons. La vérité est inchangée. «Il existe bien plus d’hommes qui acceptent la civilisation en hypocrites que d’hommes vraiment et réellement civilisés», écrit Freud, notre psy des profondeurs qui n’a pas Facebook, mais que nous avons choisi de mettre à l’honneur dans cette chronique. Alors, à quoi donc serons-nous réduits demain ? Eh bien, à trembler, car ne nous y trompons pas, les gens qui ne possèdent comme seul pouvoir que leur abonnement sur réseau, aiment à trébucher sur n’importe qui. C’est, en quelque sorte, le retour à un petit âge intellectuel, un moyen-âge de la frustration à la sauce technologique.
Nous n’y échapperons pas, parce que la révolution du peuple de l’ordi, c’est du sérieux. On ne résiste pas à la folie du jugement hâtif où l’on applaudit, gaillardement, au cortège électronique des têtes brandies au bout d’une pique.
La parole coûte cher
Quand les soirs, après une virée sur les réseaux sociaux, je reste saisie par une sorte d’angoisse, je me souviens de ce coup de main donné par l’intelligence d’une seule phrase lue chez l’auteur Philippe Sollers, à propos de Freud. Et c’est une phrase énorme qui aide finalement à dormir. Ce que Freud a découvert ? Il a trouvé que si les gens voulaient aller dans la vérité de leur discours, pas dans une vérité abstraite, dans la vérité vraie, il fallait qu’ils disent ce qui leur passait par la tête, qu’ils racontent leurs rêves, mais aussi qu’il payent, pour le dire. (…) Autrement dit, ça signifie que les gens ne savent pas ce qu’ils disent, parce qu’ils croient que parler est gratuit.
Là est le drame, là est le malheur sur Facebook. Je suis convaincue que si chaque post coûtait les quelques dirhams qu’il mérite, eh bien, on se retiendrait. Les chiens n’aiment pas ouvrir le porte-monnaie. Je suis convaincue qu’avant de cracher le fameux venin, on y réfléchirait à deux fois. Car payer pour dénigrer prendrait, tout à coup, une valeur intéressante. Celle de l’argent dépensé à cette fin. Celle de l’argent qui donne à chaque mot, écrit publiquement, son poids en espèces sonnantes et trébuchantes. On y réfléchirait à deux fois, avant de balancer une petite ignominie sur autrui. On soupèserait le prix à payer contre soi-même avant de clouer un coupable à-priori, au pilori de l’opinion publique.n