Autonomie fiscale et développement territorial : diagnostic et état des lieux

Par Taoufiq Boudchiche*

L’autonomie fiscale des territoires est-elle une ambition trop chargée « politiquement » aux dimensions complexes, pour s’ériger en nouveau paradigme d’une fiscalité locale décentralisée, facteur du développement territorial ?  Ce peut-être l’une des interrogations qu’inspire le dernier colloque organisé par la Trésorerie Générale et la Fondation Internationale pour les Finances Publiques (Fondafip) qui  nous ont honorés d’une rencontre de très haute facture le samedi 31 mars 2022 sur le sujet de l’autonomie fiscale et  le développement territorial.  En réponse,  nous aurions appris de cette rencontre, que le principe de l’autonomie fiscale des territoires pourrait constituer un levier novateur pour repenser l’organisation globale des finances publiques et l’articulation entre l’Etat et les collectivités locales dans un monde soumis à des mutations accélérées (crise sanitaire, guerre Russie-Ukraine, crise climatique…). Celles-ci incitent à repenser l’ordre géopolitique mondial (relations entre nations et groupes de nations) et par conséquent refaçonner s’il y a lieu les logiques structurantes des politiques publiques  intra-nationales, notamment, celles touchant aux finances publiques qui sont l’ossature de l’organisation des Etats.

Les conférences introductives respectives du Professeur Bouvier, Président de la Fondafip, et de Monsieur Bensouda, Trésorier Général du Royaume, ont permis de poser le cadre général d’un sujet à multiples enjeux qui dépassent, autant  le cadre fiscal que celui des finances publiques   tant il interpelle sur un enchevêtrement de problématiques. En effet, ont été soulevées des dimensions fondamentales touchant à l’organisation des finances publiques en lien avec les articulations « Etat-Collectivités locales », les prérogatives fiscales régaliennes du pouvoir central versus pouvoirs locaux, celle de la nécessaire décentralisation et transferts de compétences vers les élus locaux et les collectivités locales.  L’ensemble étant lui même conditionné par les paradigmes fondamentaux qui dictent l’organisation globale de l’Etat (droit constitutionnel, répartition des rôles entre État central et collectivités territoriales, principe de l’autonomie des collectivités territoriales, démocratie locale, principe de subsidiarité,  relation élus locaux et citoyens, consentement à l’impôt …).

Chocs et crises invitent à repenser la fiscalité locale…

Le Professeur Bouvier a énoncé les réponses possibles en mettant en évidence les différentes conceptions historiques de l’Etat (Etat providence, Etat libéral, Etat Régulateur…) et leur portée évolutive sur l’organisation des finances publiques et leurs implications fiscales selon les époques et les contextes socio-économiques.  En France,  par exemple, la tradition centralisatrice a toujours laissé peu de place à une réelle autonomie fiscale des collectivités locales. Selon Monsieur Bouvier, on observerait plutôt des tendances qui questionnent l’observateur, vers un recul de l’autonomie fiscale qui se traduisent notamment par le pilotage de plus en plus important par l’Etat de la fiscalité locale  et d’autre part, par un financement par dotation aux collectivités locales géré au niveau central, alors que dans le même temps les transferts de compétences et de missions économiques et sociales vers les collectivités locales  seraient en hausse (santé, éducation, sports, transports,  jeunesses, culture, aides sociales…). La suppression programmée de la taxe d’habitation auparavant prérogative des collectivités locales remplacée progressivement par des dotations de l’Etat aux collectivités locales, illustre cette évolution. Auparavant, il y avait déjà eu la suppression de la taxe professionnelle qui avait soulevé à son époque des protestations de la part des  élus locaux qui en géraient les taux et les modalités. Cela, selon  Madame Christine Bost,  Maire d’Eynes (Gironde), introduit des « insécurités politiques et juridiques » à l’endroit de la fiscalité locale, qui déstabilisent la gestion fiscale par les élus. Or,  selon elle, (témoignage d’élue locale), la fiscalité locale aurait  besoin de « stabilité, de cohérence et de transparence » vu l’accroissement des responsabilités qui sont dévolues aux collectivités locales, pour encourager, notamment,  le consentement à l’impôt local de la part des citoyens. Ceux-ci rechigneraient en effet de plus en plus à un accroissement des prélèvements sans une information clairement énoncée par les élus locaux sur leur destination et sur les services rendus aux citoyens. Cela a été clairement démontré, a-t-elle souligné,    en France lors de la crise sanitaire où l’Etat s’est appuyé avec force sur les élus et les acteurs locaux pour gérer la crise et la campagne de vaccination au plus près des citoyens.

→ Lire aussi : Coopération FONDAFIP–MAROC: Un cas d’école pour une dynamique vertueuse

Au Maroc, atteindre l’autonomie fiscale est l’une des réponses aux dispositions constitutionnelles sur le rôle stratégique des acteurs territoriaux…

Monsieur Bensouda, a quant à lui mis en relief, chiffres à l’appui, la situation au Maroc où le processus de décentralisation est à l’œuvre depuis plusieurs décennies et qui s’est accéléré avec la promulgation des lois et cadres juridiques plus récents sur la régionalisation avancée. Mais, selon le Trésorier Général,  les chiffres montrent de toute évidence, que les collectivités locales demeurent très dépendantes sur le plan fiscal des transferts financiers opérés par l’Etat central. Par exemple, les données de 2019, montrent que 66,5 % des ressources financières des collectivités locales ont été l’objet de transfert de l’Etat et en moyenne elles s’élèvent à 61,6 %. Certes,   la coordination entre les acteurs fiscaux au niveau central et local, s’est améliorée, notamment, entre la  direction générale des impôts (en charge de la taxe professionnelle), la Trésorerie Générale (pour le recouvrement de la taxe d’habitation et la taxe foncière) et les « systèmes fiscaux communaux et territoriaux (SFCT) » lesquels gèrent plus d’une trentaine de taxes et impôts locaux (ceux-ci malgré leur grand nombre pesant au final que faiblement sur les recettes locales)…. mais on est encore loin de l’autonomie fiscale.  Celle-ci, selon lui, exigerait de repenser les « ré-articulations » en termes de cohérence des finances publiques et d’organisation entre prérogatives de l’Etat et celles des collectivités locales à défaut de tomber dans l’improvisation, voire dans des dérives dangereuses pour la cohésion sociale, voire nationale.  De même, faudrait-il que les élus puissent développer les conditions nécessaires à gérer les taux des impôts et taxes locales déjà existant de manière à combler une partie des besoins locaux. La fiscalité locale est souvent maintenue à des taux marginaux très bas  pour ne pas « déplaire à l’électeur ». Le dépassement de l’approche partisane est nécessaire pour une gestion efficiente de la fiscalité locale. Une professionnalisation de la fiscalité locale pourrait y contribuer.

La nécessité d’une administration fiscale locale  professionnelle et neutre en appui aux acteurs territoriaux …

Cette démarche a été également soulignée par Monsieur Khalid Safir, Wali et Directeur Général des Collectivités Locales, qui a souligné  l’importance de la  fiscalité locale  pour accompagner le processus de décentralisation.  Mais, selon Monsieur Safir,  les administrations locales restent encore démunies des moyens conduisant à gérer l’autonomie fiscale (administration fiscale locale très limitée en  moyens humains, faibles ressources financières, absence d’autonomie de décision en matière fiscale…). L’ambition existerait néanmoins à tous les niveaux de l’Etat et des collectivités territoriales. Elle  serait  en outre facilitée par les différentes lois qui méritent d’être efficacement appropriées par les élus et acteurs locaux.  L’effort actuel  dans ce processus se concentre actuellement sur la bonne coopération et la   coordination avec les opérateurs  financiers locaux et  étatiques notamment pour « recenser et digitaliser » l’ensemble des actes administratifs susceptibles de générer un impact fiscal local pour augmenter en puissance en termes de lisibilité, d’efficacité, et  de cohérence. La réflexion sur la professionnalisation de la fiscalité locale est en cours, selon lui, rappelant les propos du Trésorier Général,  qui permettra de définir les voies et solutions vers l’autonomie fiscale des territoires.

Fiscalité locale et changement d’époque …

Monsieur Abdelamajid Faiz, expert comptable, Vice Président de la commission fiscalité de la CGEM a rappelé dans son intervention, les outils et défis de la fiscalité locale, en évoquant notamment,  la mosaïque de taxes et impôts (plus de 40 impôts et taxes) qui caractérisent la fiscalité locale ainsi que les difficultés de gestion, parfois des dysfonctionnements,  qu’implique l’existence de ce nombre important de ces taxes au faible rendement fiscal en sus. Un diagnostic qui appelle, selon lui, à une révision complète de la gouvernance fiscale locale. Monsieur Laurent Mazières, Directeur Général des services de la communauté de Villeurbanne, a  éclairé à son tour les participants  sur les défis de la décision et de la gestion fiscale locale mettant l’accent sur l’importance  de revoir les approches globales relatives aux finances publiques qui déterminent la relation entre l’Etat et les collectivités locales et celles de la relation entre le citoyen et l’impôt local. Le citoyen réagissant de plus en plus comme un « consommateur de services publics » plutôt qu’en tant qu’ un « acteur citoyen » de l’intérêt collectif.

Pour conclure, de l’avis général, il est bien reconnu à la fiscalité locale son rôle essentiel en tant qu’instrument essentiel du développement territorial non seulement au plan de la cohésion sociale mais aussi en termes  d’attractivité des investissements, de croissance et de résilience aux chocs et crises économiques. Selon le Professeur Bouvier, nous vivons un changement d’époque majeur que la crise ukrainienne successive à la crise sanitaire d’une ampleur sans précédent pour nos générations, devrait nous inciter  à repenser la géopolitique mondiale, le rôle des Etats, celui des regroupements régionaux (Union Européenne, Union Africaine, CEMAC, ASEAN…) en replaçant le système des finances publiques qui est l’ossature de l’organisation étatique dans cette perspective plus globale. Les collectivités locales ont pleinement leur rôle à jouer dans la gestion de ces  mutations et de ces basculements qui secouent le monde et dont on ne connaît pas encore toutes les conséquences. Le principe de l’autonomie fiscale peut être un des leviers permettant de jeter un nouveau regard sur l’organisation  des finances publiques dans un  contexte global où se rejouent  selon des modalités nouvelles les articulations entre les nations d’une part, et entre le local, le  national, le supranational et le mondial, d’autre part.

*(Economiste)

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