Boualem Sansal: « Le système Bouteflika a tout détruit »
L’écrivain algérien réagit vertement à l’annonce d’une candidature à un cinquième mandat du président sortant.
Dans son dernier ouvrage, Le train d’Erlingen, le grand romancier et essayiste algérien, Boualem Sansal, dénonce la mainmise de l’extrémisme religieux, favorisée par la lâcheté ou l’aveuglement des dirigeants… Pour L’Express, il réagit à l’annonce d’une nouvelle candidature du président sortant, Abdelaziz Bouteflika, 81 ans.
A six mois de la présidentielle, Djamel Ould Abbes, secrétaire général du Front de libération nationale (FLN), a affirmé, le 28 octobre, qu’Abdelaziz Bouteflika « sera le candidat du FLN en 2019 » pour un cinquième mandat. A 81 ans, il souffre pourtant d’une santé vacillante. Faut-il le croire ?
Oui, il faut le croire. Il dit ce que Bouteflika ou son frère Saïd lui ont ordonné de dire. On s’en convainc lorsqu’on place les propos du sieur Ould Abbes dans la logique de ce qui se déroule sous nos yeux depuis plusieurs mois : mise au pas de l’armée, purge au sein des services de sécurité (police, gendarmerie, services secrets), renforcement du contrôle administratif à tous les niveaux – interdiction de tout rassemblement, répression brutale de toute manifestation politique, syndicale ou autre non autorisée, arrestation de nombreux journalistes…
Ajoutons à cela la multiplication des promesses et des mesures sonnantes et trébuchantes en faveur des agriculteurs, des jeunes, des confréries et des associations religieuses, du logement social… Toutes ces mesures sont financées par la planche à billets que Bouteflika fait tourner vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dans le contexte d’une économie dont tous les indicateurs sont au rouge depuis plusieurs années. La faillite économique finance la faillite politique, et vice-versa.
Rien ne changera-t-il donc jamais en Algérie ?
Les choses ne doivent pas changer. Le monde arabo-musulman est immobiliste par nature; il s’est construit sur ce que, en Algérie, on appelle les « constantes nationales« , c’est-à-dire les valeurs éternelles de la religion, de la tribu, de la oumma, du châab. Le réformisme, le progressisme, le changement organisé, la démocratie, ne sont acceptés qu’à des doses homéopathiques et seulement lorsqu’ils viennent renforcer les constantes nationales. Les pouvoirs ne sont pas produits par le droit et le jeu démocratique ; ils sont la prérogative naturelle de la caste dominante, légitimée par la religion ou la » légitimité historique« . Depuis l’indépendance, le pouvoir est détenu exclusivement par ceux qui ont conduit la guerre de libération, autant dire le FLN qui, avec le temps, a formé une noblesse féodale, organisée sur l’équilibre des forces entre les clans et l’allégeance de tous au roi, père de la noblesse et garant de sa survie.
Comment les Algériens réagissent-ils ?
Les Algériens réagissent, bien sûr, mais pas comme on le fait comme dans les pays démocratiques. Ils ne disposent pas des droits et des instruments de droit qui leur permettraient d’exercer leur citoyenneté. Ils n’ont que ce choix : se soumettre, se révolter, ou quitter le pays. Perdants dans les trois cas. La religion, qui a dressé ses filets partout, en récupère beaucoup.
Qui dirige vraiment le pays ?
Un raïs entouré de sa smala – sa famille, son clan, sa tribu, ses amis, ses obligés, bref, une camarilla qui a mille tours pendables dans son sac. Le maître passe le plus clair de son temps à tenter de discipliner son petit monde corrompu et insatiable et de donner au peuple l’image d’une famille royale unie et bienveillante.
Cinq généraux, hommes forts de l’armée, ont été placés en détention préventive par la justice militaire, le 14 octobre. Est-ce le signe qu’il y a des réticences dans l’armée à un cinquième mandat ?
Il y a des réticences à tous les étages de la société, d’où la politique répressive de Bouteflika et de sa camarilla. Il faut désarmer ici, casser et diviser là, amadouer et corrompre ailleurs, menacer tous azimuts, acheter des soutiens à l’étranger. Bouteflika excelle à ce jeu. Le cinquième mandat est déjà dans la poche. Ce cinquième mandat a surtout pour but de permettre à Saïd Bouteflika, dit Monsieur Frère ou le Régent, de confirmer son pouvoir, et de faire en son nom propre, cette fois, les sixième, septième et huitième mandat, car il est évident qu’Abdelaziz Bouteflika a peu de chances d’achever son cinquième mandat.
De grandes manoeuvres semblent aussi en cours à l’Assemblée nationale, paralysée par une crise institutionnelle…
Cette chose ne compte pas. Elle fait partie du décor démocratique que la dictature met en avant pour séduire les Occidentaux et les Algériens qui croient à ces choses. Il y a des députés honnêtes, c’est sûr, mais que font-ils dans cette galère? Je me le demande. Pour les autres, la Chambre est une pépinière d’oligarques, ils y entrent pauvres comme Job et en sortent, riches comme Crésus.
Alors que la croissance du pays est qualifiée de « léthargique » par la Banque mondiale, quel bilan faites-vous des quelque vingt années au pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika?
Il est facile de vérifier que le système Bouteflika a ruiné le pays. Il y avait une industrie, il n’y en a plus. Il y avait un Etat et une administration, il n’y en a plus. Il y avait du pétrole, il n’y en a plus beaucoup. Il y avait des cadres, il n’en reste plus. Il y avait une culture, il y a le désert à la place. Le système a engrangé des centaines de milliards de dollars, tirés d’une exportation excessive du pétrole, qui a épuisé les puits mais permis de rembourser la totalité de la dette nationale. Après quoi, au lieu de développer une véritable économie de production moderne, le même système a ouvert en grand les portes au bazar, à l’islamisme d’affaires, à la corruption. Le résultat est que l’Algérie importe tout de l’étranger, jusqu’à sa nourriture quotidienne.
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Source : lexpress