CHU : Au cœur du quotidien des étudiants en médecine
Par Kenza El Rhana
La réforme de la santé progresse et la volonté d’en faire un levier de développement économique et social se précise peu à peu dans le paysage marocain. Dans ce sens, l’instauration d’une « bonne gouvernance » est à toute les bouches, mais qu’en est-il de la gouvernance interne à nos centres hospitaliers ? Où en est la valorisation des ressources humaines et plus particulièrement celle de nos étudiants-médecins ? Représentant la première ligne de nos services de santé, leur quotidien est souvent rythmé par une hiérarchie abusive, des problèmes de rémunération et un acharnement, voire un harcèlement, de plus en plus banalisé. Si à bien des égards, ils sont ceux qui tiennent nos hôpitaux débout, leur valorisation est la grande absente d’une réforme qui se veut globale.
Pour mieux comprendre le phénomène, il paraît naturel de s’adresser aux individus directement concernés. En allant à la rencontre de ceux qui ont décidé de faire de la santé leur vocation, on dessine peu à peu les contours d’un système qui provoque, années après années, son lot de tensions et de contestations. Si au Maroc, il fait bon de se vanter de la qualité certaine de nos praticiens, il est temps de se demander à quel prix les jeunes médecins sont formés et pourquoi de plus en plus d’entre eux décident de partir. Rencontre avec des étudiants en médecine du Centre Hospitalier Universitaire Ibn Rochd de Casablanca, ces disciples d’Esculape, qui au-delà de toutes les réformes, incarnent l’avenir de la santé marocaine.
Les témoignages recueillis sont anonymes et les prénoms utilisés sont des noms d’emprunt
En échangeant avec Ghita, Younes, Inès et Meryem sur la profession médicale, la première chose qu’on décèle est décidément leur fierté à appartenir à un tel corps de métier. La seconde, c’est leur résignation face à l’ensemble des sujets abordés. Et c’est là peut-être la première chose qu’on apprend aux futures générations de médecins c’est la résilience.
Tout pour la forme, rien pour le fond
Rapidement, nous avons voulu savoir quel était leur sentiment quant à la récente réforme du système de santé et leur réponse est unanime : il était grand temps. Prenant pleinement conscience qu’il s’agit d’un virage nécessaire et important pour l’avenir du pays, ils se réjouissent de l’attention qui est portée aux ressources humaines. En réglant de nombreuses problématiques logistiques, la création des groupements sanitaires territoriaux et la mise en place d’une Haute Autorité de la Santé devraient, d’après eux, améliorer les parcours de soins et rendre le quotidien de ces professionnels de santé moins bureaucratique.
En ce qui concerne la mise en place d’une évaluation continue de l’ensemble du corps médical au sein des CHU, ils voient sa mise en place d’un bon œil et espèrent que ça permettra aux médecins d’optimiser leur potentiel, mais s’inquiètent de sa mise en œuvre tant cette dernière demeure floue et peut être sujette aux dérives.
Car malgré la volonté affichée du gouvernement de vouloir mettre en place cette réforme en concertation avec l’ensemble des acteurs concernés, il semblerait que le grand absent autour de la table soit le personnel de CHU. Alors même lorsqu’il s’agissait de réformes qui les concernent directement, tel que le raccourcissement des études théorique de médecine de 7 à 6 ans, le Conseil national des étudiants en médecine a certes été contacté mais aucune de ses recommandations n’a été prise en compte. Avec le sentiment général de ne jamais être entendus, ils regrettent le manque de transparence de leur hiérarchie, du ministère de la Santé et du ministère de l’Enseignement supérieur.
Dans ce sens, Meryem déplore qu’ « aucun moment, on ne s’intéresse au fonctionnement interne des services ». Dans le cadre de la réforme, qu’ils considèrent plus comme un chantier un peu flou qu’une réelle proposition de mesures concrètes, il n’est jamais question de la manière dont les services sont gérés en interne. Quand on leur pose la question, une notion semble être au centre de toutes leurs revendications : celle de la hiérarchie. Comme ils le soulignent à juste titre « la chefferie de service, on n’en parle pas dans la réforme » pourtant, les problèmes sont nombreux.
La hiérarchie, au centre des revendications
Si la fonction de chef de service est généralement synonyme de prestige et de responsabilités, pour ces étudiants, la réalité est souvent tout autre. En l’absence d’une réglementation ou d’une charte qui régirait le statut des étudiants, la chefferie de service concentre tous les pouvoirs. Quand le chef de service s’avère bienveillant et pédagogue, rien à signaler, mais dans le cas contraire, c’est un véritable champ de mines qui s’offre aux étudiants. Nommés à vie et responsables de la gestion de leur service comme bon leur semble, ils sont également en charge de l’évaluation de leurs étudiants lors de leur concours de spécialité. « Devoir être évalué par un supérieur hiérarchique avec lequel tu partages ton quotidien professionnel, qui connaît tes opinions et qui peut y être complètement opposé montre un sérieux problème d’impartialité », indique Younes.
Pour éviter d’être pénalisés, les étudiants sont donc contraints de taire leur contestation. Si malgré tout certains parviennent à prendre de l’ampleur, ils sont rapidement étouffés par une hiérarchie coercitive. Lorsqu’un conflit apparaît entre un étudiant et son supérieur, ce dernier « peut clairement lui dire de ne jamais se fatiguer à passer son assistanat », d’après nos témoins. Des situations décrites comme courantes dans bon nombre de CHU et de services.
Lorsque des preuves de mauvaise conduite de la part d’un supérieur hiérarchique sont présentées par l’étudiant et qu’une commission d’enquête est mobilisée par le ministère de la Santé, elle va naturellement chercher à corroborer les faits auprès des collègues, en d’autres termes d’autres étudiants exposés aux mêmes risques de sanctions par le supérieur en question.
Éradiquer le problème à la source
D’après les jeunes médecins en devenir, pour éradiquer à l’avenir ce genre de conflits d’intérêt, les solutions sont claires et peu coûteuses. La première, la mise en place d’un concours national de spécialité, permettant ainsi aux chefs de services de se déplacer à travers le Maroc et d’évaluer des étudiants qu’ils n’auront, pour la plupart, jamais rencontrés. La seconde, l’instauration de mandats pour réguler l’exercice des chefs de services. D’après Ghita, « à l’image de ce qui est déjà appliqué pour les directeurs de CHU, les chefs de services devraient se voir attribuer un mandat de 2 à 4 ans pour gérer un service », devenant ainsi les gardiens d’une situation plus juste. Des mesures simples qui, d’après eux, seraient du plus grand effet.
Quand on apprend qu’un chef de service n’est pas désigné pour sa compétence, mais par ordre d’ancienneté, cela crée une dimension supplémentaire au problème. Au-delà de l’impartialité, il est là question de leurs capacités de gestion : « on se retrouve devant des chefs de service dépassés, qui souvent se tournent vers nous pour trouver des solutions à des problèmes de logistique » indique Inès. Ce serait là, la cause des disparités édifiantes entre les différents services du CHU Ibn Rochd : “En tant que médecin, on ne nous apprend pas à gérer un budget, du personnel ou du matériel ; chef de service, c’est un métier à part entière”.
Ghita et Younes déclarent néanmoins « comprendre que c’est un statut qui en demande beaucoup, additionné aux consultations, aux gardes, à la formation des étudiants et aux travaux de recherche », tout cela pour un salaire dérisoire qui les force à exercer dans le secteur privé jusqu’à deux fois par semaine, une disposition revue à la hausse dans la nouvelle réforme du système de santé. En ce qui concerne Meryem, ils ne peuvent pas être à plaindre : « Il est important de préciser que ce n’est pas ce qui leur est demandé ou encore moins exigé. Si tu acceptes le rôle de chef de service, tu devrais réaliser la responsabilité qui incombe à cette fonction. On devrait clairement revoir les grilles de salaires, mais je ne pense pas que leur permettre de facturer plus d’heures dans le privé, au détriment de leur fonction publique, soit la solution».
La situation telle qu’elle est pose problème jusque dans la formation des étudiants. Aujourd’hui de nombreux professeurs ou professeurs-assistants agrégés se retrouvent dans l’incapacité d’enseigner en amphithéâtre, fonction réservée au professeur avec le plus d’ancienneté, lui-même surmené par son poste de chef de service. Les étudiants interrogés confient, de ce fait, apprendre sur des cours vieux d’une quinzaine d’années, pour certains «tapés au dactylo». «On est arrivé au stade où nous mettons nous-même à jour nos cours. L’enseignement tel qu’on le connaît devient malheureusement de plus en plus obsolète», déplore Younes.
Le plagiat serait alors devenu monnaie courante au sein des facultés, qu’il s’agisse des cours mis à disposition par les professeurs ou même des thèses soutenues par certains étudiants. La mise en place, pourtant simple, de logiciels anti-plagiats semblent ne pas enchanter les responsables des plus vieilles facultés de médecine marocaine qui seraient, d’après nos étudiants, « obligés de faire le grand ménage » parmi leurs propres dossiers.
L’herbe est-elle réellement plus verte ailleurs ?
Quand on leur demande si ces phénomènes expliquent le nombre croissant de jeunes étudiants ou diplômés de médecine qui décident d’exercer à l’étranger, leur réponse est plus nuancée, notamment en ce qui concerne les chiffres très populaires tirés d’une étude réalisée auprès de 251 étudiants marocains ayant suivi un cursus complet au sein de la Faculté de médecine et de pharmacie de Casablanca. Les résultats montreraient que 70,1 % de l’échantillon prévoit de quitter le pays dont 63,6 % seraient des femmes. D’après eux, il est important de rappeler le cadre dans lequel cette étude a été faite : partager sur des groupes Facebook, elle ne prend pas en compte le biais de non-réponse et n’a trouvé écho qu’auprès des étudiants concernés par un possible départ. Si selon eux, c’est une tendance qui existe, la réalité est bien loin de l’exode de masse présenté par les médias.
Mais quelles raisons poussent ces étudiants à partir ? Si bien évidemment la perspective d’un meilleur salaire ou d’une meilleure qualité de vie rentre en compte, une donnée importante est selon eux souvent laissée de côté : le nombre de places disponibles en spécialité. Pour environ 500 lauréats en médecine générale chaque année, un grand nombre d’entre eux désire poursuivre une spécialité à l’étranger, dépassant largement celui des places disponibles. L’ouverture de nouvelles facultés de médecine à travers le pays ces dernières années, n’a fait qu’aggraver le phénomène et lorsqu’en France se spécialiser en médecine de famille répond à une véritable envie, au Maroc c’est souvent un choix par défaut, faute de postes vacants en spécialité. Inès ajoute que le cas échéant, ils ont souvent « l’impression de s’arrêter à mi-chemin, ce qui explique en partie les départs pour être en mesure de continuer ailleurs ». Une dynamique que les services de santé occidentaux ont bien comprise, créant chaque année de plus en plus de passerelles pour faciliter l’immigration des étudiants. Face à une situation aussi multifactorielle, la première étape semblerait être la conduction d’une étude complète et globale qui permettrait d’identifier les paramètres en jeu et agir pour leur résolution.
Les limites de la résilience
En l’absence de statut, de règlement ou de charte qui stipulerait leurs droits et devoirs face à une hiérarchie souvent abusive, il est normal que les premiers soient quasiment inexistants lorsque les seconds gagnent en ampleur chaque jour. Un manque de cadre qui permet l’émergence de dérives aux conséquences dramatiques.
En septembre 2022, Yassine Rachid, jeune doctor en formation au CHU Ibn Rochd de Casablanca, s’est donné la mort dans sa chambre lors de la réalisation de son stage à l’étranger. Un accident qui, selon ses collègues, serait dû au harcèlement moral et au stress psychologique subi par les étudiants au sein de l’hôpital. Le dossier psychiatrique du jeune homme indiquerait précisément les individus responsables d’un tel acharnement. Si l’enquête est toujours en cours, le drame de Yassine a suscité l’indignation de l’ensemble des étudiants et provoqué un vent de contestation qui a su libérer la parole.
Les étudiants interrogés déplorent néanmoins l’inconsistance de la mobilisation, « au départ, ça a fait beaucoup de bruit et plusieurs étudiants ont pris la parole. Pourtant, aucune sanction n’a encore été prise et il semblerait que le professeur en question se cacherait derrière le diagnostic psychiatrique de la victime » nous précisent-ils. «Autour de l’accident, les professeurs marchaient sur des œufs et remettaient pour la première fois en cause la pression exercée sur leurs étudiants. Maintenant, les choses reprennent de plus belle», ajoute Meryem.
Qu’il soit question de surmenages, d’humiliations ou même de harcèlements sexuels présumés, la position de supériorité irrévocable de certains responsables hiérarchiques devient la porte ouverte aux abus de pouvoir. Les étudiants se retrouvent face à des voies de recours mal pensées qui les obligent souvent à voir ces atteintes à travers de ce qu’ils appellent maladroitement une balance « bénéfices/risques » : « Si l’on porte plainte, au meilleur des cas, le professeur se retrouve réprimandé, tant il est difficile de trouver des témoins près à corroborer les faits et se mettre en porte-à-faux ». Auquel cas, ils prennent le risque d’être pénalisés par ce même professeur lors de leurs examens.
Pour cette nouvelle génération, il n’est plus audible d’entendre après chaque contestation, les traditionnels « mais vous avez choisi de faire médecine », qui impliquerait de voir la fonction médicale publique comme le synonyme de mauvaises conditions de travail, d’acharnement ou de surmenage. L’urgence d’une restructuration du système se fait grandement ressentir, l’accident tragique du jeune Yassine n’étant que l’arbre qui cache la forêt.
Encadrés
Que dire des grilles salariales
Il existe au sein des CHU plusieurs grilles salariales dépendant du statut de l’étudiant-médecin.
La première est celle des contractuels qui vont être affectés à l’issue de leur formation à l’un des hôpitaux périphériques pour une durée de 8 ans, avec refus de toutes demandes de désistement ou démission. La deuxième catégorie est celle des contractuels qui restent dans le CHU pour une période de 8 ans après le diplôme. La troisième est celle des bénévoles, médecins-étudiants et externes.
Les contractuels (1re et 2e catégories) reçoivent le salaire d’un médecin public généraliste, fixé à 8.700 DH avec une promesse d’une augmentation sur deux tranches : 1.800 DH en janvier 2023 et le même montant en janvier 2024.
En ce qui concerne les étudiants-médecins internes ou médecins bénévoles, ils touchent un salaire de 3.500 DH. Avec des moyens de travail limités et une surcharge de travail conséquente, une rémunération pareille est de plus en plus inquiétante. En ce qui concerne les externes, étudiants de 3e à 6e année en médecine, ils sont payés 165 DH par mois jusqu’à leur 7e année, où leur rémunération passe alors à 2.000 DH mensuel.
La fuite des cerveaux : La saignée ne faiblit pas !
L’élite et les élèves les plus performants continuent de quitter le pays. La migration du capital humain qualifié se poursuit. Il s’agit de médecins, d’architectes ou d’ingénieurs. Des spécialistes et universitaires bien formés qui continuent de quitter le Maroc pour vivre, travailler ou séjourner dans un autre pays.
Abdennebi Aidoudi, député à la Chambre des représentants, s’est plaint de plus de 3.000 ingénieurs marocains chaque année. Un personnel qualifié qui cherche à améliorer sa situation financière en migrant vers l’étranger. Il appelle ainsi Ghita Mezzour, ministre de la Transformation numérique et de la Réforme administrative, à prendre les mesures adéquates pour mettre fin au phénomène.
Du côté de la santé, c’est plus de 600 médecins qui quittent chaque année le Maroc à la recherche de meilleurs horizons. Selon le ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et de l’Innovation, Abdellatif Miraoui, 603 médecins, soit 30 % des diplômés des facultés de médecine et de pharmacie marocaines, ont décidé d’exercer à l’étranger en 2018.
À la recherche de nouvelles opportunités et d’une meilleure qualité de vie, ce phénomène touche une grande partie de l’intelligentsia marocaine. Entraînant des pertes financières importantes pour l’Etat, l’exode de nos spécialistes creuse, chaque année, le déficit en main-d’œuvre que connaît le Royaume, notamment en ce qui concerne le secteur de la santé.
Le Maroc perd annuellement entre 0,10 et 0,25 % de son produit intérieur brut (PIB) en raison de la fuite des cerveaux qui ronge le tissu médical. Exprimé en chiffres, cela signifie un coût d’environ 1,1 milliard de dirhams. Les chiffres sont là. Il serait temps d’adopter une stratégie qui permet, enfin, de stopper l’hémorragie.