Colloque international Ponts Maroc : « Investir dans le capital humain et surmonter la crise de confiance »
Par Farida Moha
Le cadre de l’UM6P de Salé où le Prince Héritier Moulay El Hassan poursuit ses études universitaires vient d’accueillir un colloque de portée internationale, organisé par la famille des ingénieurs Ponts et Chaussée du Maroc et consacré aux compétences et à la lutte contre la fuite de cerveaux. Une pléiade d’ingénieurs, des ministres, hauts responsables exerçant dans les entreprises publiques et privés, chercheurs attachés à l’Université, présidents de banque et d’offices ont participé à ces rencontres qui entendent prendre à bras-le-corps le problème des compétences au Royaume.
Retenez bien cet acronyme anglais « VUCA », dérivé de la stratégie militaire « Volatil incertain complexe et ambigu » qui définit l’environnement de plus en plus imprévisible dans lequel nous évoluons. Un environnement propice aux ruptures et transformations, notamment écologiques et numériques où les ondes de chocs s’entremêlent, portées par des turbulences qui ont fait réapparaitre les blocs géopolitiques mettant entre parenthèse la « mondialisation heureuse » louée par tant d’économistes et qui a fait l’objet au titre éponyme d’Alain Minc.
Les compétitions mondiales illustrées par les tensions, les opérations spéciales et conflits, Ukraine et autres ont pris aujourd’hui des formes inédites et se déclinent sur de nouveaux champs. En témoigne la guerre des talents, la guerre mondiale des cerveaux, guerre de la captation du savoir qui saignent les pays dits émergents comme le Maroc en siphonnant ses compétences, ingénieurs, informaticiens, médecins et autres formés à coups de milliards. Ces compétences ciblées par les chasseurs de tête étrangers dès la sortie des promotions, renforcent ce phénomène d’exode des cerveaux devenu une tendance lourde.
Or, l’on connait l’importance primordiale du savoir et de la connaissance scientifique dans le développement des pays comme le Maroc qui a beaucoup investi sur le capital humain et qui a plus que jamais besoin de ses hauts profils qui contribuent à l’innovation, aux progrès techniques, à la création de nouveaux marchés et à la croissance. Au-delà des cerveaux, ce sont aujourd’hui d’autres lauréats des métiers du savoir-faire dans l’artisanat, le bâtiment, les services qui s’exilent. D’où l’intérêt porté par l’Amicale des ingénieurs de Ponts et Chaussée du Maroc, forte de nombreux profils orientés vers les secteurs public et privé qui renoue avec l’organisation de rencontres et débats sur des thématiques clés pour le développement. Pour cette édition, l’Amicale a choisi de se pencher sur la question du capital humain présenté par la présidente Ponts Maroc , Nadia Fassi Fihri comme la « principale richesse dans une économie du savoir et levier majeur du développement et de la compétitivité » et la question de la mobilisation des talents. Ce thème a fait l’objet d’un Colloque international Ponts Maroc « Talents : un pont vers l’avenir » qui s’est tenu à la Faculté de gouvernance sciences économiques et sociales de Rabat Salé, annexe de l’université Mohammed VI de Benguéir. Ce pôle de savoir dédié à « la recherche, à l’éducation de haut niveau » qui forme les décideurs de demain est logé dans un campus impressionnant en équipements technique, sportifs, pédagogiques, digne des grandes universités comme Cambridge ou Berkeley…
Un espace tout indiqué pour un tel colloque qui a réuni les décideurs du pays, ministres, ingénieurs de polytechnique, des Ponts et chaussées, ingénieurs EMI, l’Ecole Centrale de Paris, les lauréats des écoles de commerce et d’universités qui ont participé aux tables rondes organisées à cet effet. Il convient de noter que ces dernières ont été animées par les grands chefs d’entreprises et d’offices comme Abdelatif Zaghnoun, Mohamed Horani, Othman El Ferdaous, Karim El Bernoussi, Loubna Tricha, Khalid Safir, Nourreddine Boutayeb et Nabil Ouchagour ; mais aussi par des intelligences issues d’autres secteurs des grandes écoles et cabinets de consultation comme Ghita Lahlou, Zineb Sqalli et Sadia Slaoui Bennani pour ne citer que les intervenants nationaux. Trois tables rondes déclinées en trois temps ont été consacrées au thème « talents, un levier-clé de compétitivité et d’innovation pour les entreprises marocaines », ou « quel rôle pour l’ensemble des acteurs universités , écoles , entreprises pour développer les talents ? » , et « quelles approches territoriales pour attirer et garder les talents ? ». Que retenir de cette journée en termes de décryptages, de propositions et recommandations en ce moment de transition qui remet en cause nos organisations et nos certitudes ?
Réussir la transformation : avec quels piliers et quelles convictions ?
En transversale de ces panels, l’éducation et la formation représentent le premier pilier et premier niveau dans la hiérarchie des priorités, car l’adaptation aux changements et aux transformations commencent par l’école. C’est tout le sens de la key note introductive du ministre de l’Education nationale, du préscolaire et des sports. On retiendra de l’intervention de Chakib Benmoussa que Maroc diplomatique publie dans un souci de partage, la volonté de « conjuguer le court et le long terme et celui de relier les réformes en cours à une vision prospective et stratégique des actions à conduire dans le domaine de l’éducation » qui doit permettre l’adaptation aux changements. Une vision intégrée au Nouveau modèle de développement et déclinée en échéances et en objectifs, en interaction avec la société civile et les forces intermédiaires qui et donne du sens à l’action publique.
Si les pouvoirs publics ont un rôle essentiel à jouer au niveau de l’école et de l’environnement légal et économique, il en est de même pour les entreprises, actrices majeures de changement. Face à des transformations impératives comme les révolutions écologiques et technologiques qui modifient le comportement des consommateurs et les modes opératoires, les entreprises doivent s’atteler aux chantiers de la formation des salariés et aux évolutions du management des chefs d’entreprises qui ont un rôle fondamental à jouer pour plus d’autonomie, d’initiatives et d’innovations des talents. Les RH, ressources humaines qui doivent anticiper les transformations et identifier les besoins de l’entreprise en veillant à la question de la relève, jouent également un rôle de premier plan dans la transformation de l’entreprise. Cela nécessite de mettre au cœur de la vision de l’entreprise les compétences et les talents pour leur donner l’opportunité de participer à l’ambition, à la stratégie et à la définition des feuilles de route.
Donner ainsi du sens à l’action des managers et des salariés permet de motiver et de mobiliser le capital humain, principale richesse de l’entreprise tout en évitant la confusion des rôles entre les managers et les experts. Ces derniers peuvent se recruter parmi les diplômés, mais aussi parmi les plus motivés qui, grâce à leur détermination apportent une valeur ajoutée.
Une parenthèse a été ouverte avec des exemples concrets de jeunes dans un call center et dans une société Data, qui sans diplôme ont pourtant gravi très vite les échelons grâce à leur intelligence cognitive. Si le diplôme assure un rang social toute une vie, comme le soulignait le sociologue Pierre Bourdieu dans son texte majeur, « la reproduction des élites », le talent peut être en revanche porté par les sans diplôme pour peu qu’une porte leur soit ouverte.
L’attractivité des talents est liée au bien-être et au cadre de vie des talents adeptes à plus de flexibilité, plus d’agilité, d’autonomie, d’ouverture grâce notamment au télétravail et aux outils collaboratifs qui permettent dans un climat de confiance plus de mobilité et d’organisation du temps du travail. Ces nouveautés sont des inflexions de fond qui bousculent les organisations d’entreprise et concourent au développement personnel, à l’épanouissement des jeunes qui n’ont pas le même rapport à la hiérarchie que les générations précédentes. Autrement dit des jeunes de la génération XYZ qui, au-delà des exigences de rémunérations, expriment des attentes en termes de qualité de vie , d’environnement urbain et de formation. Des prérequis qui appellent à une mobilisation des acteurs pour bâtir « des zones d’intelligence collective » qui regroupe des élus, des entrepreneurs, les associations, les universités, les talents de la diaspora et les séniors Si les jeunes talents ont cristallisé toute l’attention et la réflexion des participants, l’hommage rendu par Mohammed Horani aux seniors qui ont contribué a bâtir le Maroc a suscité beaucoup d’intérêt pour repenser à la valeur ajoutée que peut apporter cette tranche d’âge dotée d’une grande expérience, de disponibilité et de valeur de citoyenneté. Une implication des seniors qui fait appel aux Marocains du Monde dont beaucoup répondent à « l’appel de la terre », souhaitent revenir dans leur pays natal si certaines conditions étaient assurées. Cela passe par une révolution culturelle des mentalités pour intégrer ces générations et définir les frontières qui permettent d’éviter une concurrence préjudiciable à l’emploi des jeunes. La question nodale de l’avenir du Maroc étant toujours posée en ces termes : comment assurer une vie digne par le travail à des millions de jeunes qui arrivent sur le marché et veulent vivre dans la dignité, comment intégrer et former ces milliers de jeunes qui ont abandonné l’école dès le primaire et comment éviter l’exode des cerveaux ? Comment en d’autres termes construire ce « Maroc des possibles » et éviter le Maroc des régressions ? Sans doute faudra-t-il d’autres colloques des Ponts et chaussées pour répondre à ces questions…
Un appel de Chakib Benmoussa en marge du Colloque : « Nous avons un cap et une feuille de route pour relever les défis de notre société »
Chakib Benmoussa, ministre de l’Education nationale du préscolaire et des sports , diplômé de l’Ecole Polytechnique de Paris et chargé par le Roi Mohammed VI de la réalisation du Nouveau modèle de développement a fait un discours lors du Colloque de l’Amicale des « Pontistes » dont nous publions ci-dessous le texte :
« A l’horizon 2035, l’ambition développée dans le nouveau modèle de développement est d’atteindre un niveau de bien-être et de prospérité qui situerait le Maroc dans le tiers supérieur des nations. La réalisation de cette ambition passe par la capacité à faire converger les acteurs en libérant les énergies, en créant les conditions de sécurisation de cette liberté et en restaurant la confiance collective pour l’éclosion des talents. Créer cette confiance c’est lutter contre les différentes formes de rentes qui ne répondent pas à l’intérêt général, c’est lutter contre la collision des intérêts en établissant clairement des règles du jeu comprises par tous pour être effectives dans leur mise en œuvre. Il faut former des talents mais aussi être en capacité de les retenir au Maroc et d’attirer ceux qui sont à l’étranger, je pense aux Marocains du Monde. Il faut pour cela un cadre de confiance et de responsabilité, il faut également créer un écosystème de recherche et de développement et de formation de haut niveau. Les MDM pourraient devenir ainsi des connecteurs, des ponts vers ce qui se passe dans le monde
Le capital humain, l’avenir du Maroc
Le Nouveau modèle définit le cap, c’est un référentiel de développement et des orientations stratégiques dans les domaines importants. A chacun de ces niveaux la question du capital humain et des talents est omniprésente et essentielle pour créer le bien être pour tous et réaliser cet objectif. La question de fond qui doit être posée est comment atteindre cet objectif ?
Pour y arriver il faut un Etat fort qui définit le cap et une société forte qui permet la libération des énergies, le développement des capacités et de l’esprit d’entreprenariat, des perspectives d’expérimentation pour l’éclosion des talents et l’autonomie des acteurs avec toute l’agilité et l’intelligence qui convient. Tout ceci nécessite une qualité de la formation, de la recherche scientifique et du développement, des capacités indispensables pour la transformation de notre société. Le pari sur les talents est un pari d’avenir. Il est donc important de développer des filières d’excellence en commençant par les structures de formation publique. Il y va d’un enjeu d’équité, de fonctionnement de l’ascenseur social, et un enjeu d’émulation et de mobilisation des acteurs qui grâce à ce cadre peuvent exprimer leur motivation pour des formations de qualité. Cela signifie qu’Il faut élargir la base, accepter la discrimination positive en matière d’affectation des ressources et de mobilisation autour de ces filières par le biais par exemple de partenariats publics privés.
Dans les années 80, la création des grandes écoles n’allait pas de soi et il faut rendre hommage aux personnalités qui ont défendu cette option des classes préparatoires comme Mohamed Kabbaj ou Mohammed Fassi Fihri au nom d’une certaine forme d’égalité et d’uniformité. Quand on regarde la composition sociologique des lauréats des classes préparatoires publiques, on constate qu’ils viennent de toutes les régions du Maroc, qu’ils sont en majorité d’origine familiale modeste. Aujourd’hui 37 années plus tard, près de 10 000 sont répartis dans les classes préparatoires dans une trentaine d’établissements semi publics et privés. 2000 lauréats sont admis dans les grandes écoles françaises et de milliers d’autres dans les grandes écoles marocaines. Il faut cependant noter un point de vigilance et veiller aux modes d’organisation des grandes écoles, à la formation des enseignants, aux conditions matérielles de réussite et au cadre adéquat et préserver le niveau d’excellence pour lequel ils ont été conçus et qui est le garant du bon fonctionnement de l’ascenseur social. Pour ce faire, et pour répondre aux besoins du pays nous devons élargir la base tout en préservant l’excellence de la formation. Cela renvoie à une réflexion qui est en cours au niveau du ministère de l’éducation nationale pour développer dès la première année du lycée des filières d’excellence dans différents domaines qui préparent l’étape post bac. Cela renvoie à une révision de nos modes d’action classiques et à créer des conditions particulières pour permettre à un plus grand nombre de jeunes d’accéder à ces formations.
Une école publique de qualité pour tous
Nous avons parallèlement à mener un autre grand chantier, celui d’une école publique de qualité pour tous. Aujourd’hui la généralisation au niveau du primaire est acquise même s’il y a du travail à faire sur les questions d’abandon scolaire. La question de la qualité se pose lorsque l’on sait que seuls 30% des élèves en 6ème année du primaire maitrisent le programme. Nous avons évalué quelques 30 000 élèves de 3,4,5 années du primaire, seuls 13% des élèves du primaire savent faire une division d’un chiffre. Le constat est là qui nous interpelle quant à l’impérieuse nécessité de mettre en œuvre des réformes permettant d’inverser ce chiffre. Cela est possible si nous travaillons sur 3 axes : celui de l’élève, de l’enseignant et celui de l’école comme lieu de transmission du savoir et du développement de compétences. Un projet a été soumis à une large participation et quelque 100 000 personnes ont enrichi la feuille de route. Celle-ci met l’accent sur le préscolaire qui intéresse les enfants de 4 et 5 ans dont la promotion est portée par un acteur essentiel, la Fondation du préscolaire dirigée par Noureddine Boutayeb. Au niveau du primaire, avec des approches ciblées nous voulons créer des conditions pour développer la maitrise des apprentissages, lire comprendre, écrire, compter et acquérir des bases linguistiques. Ces réformes pilotes concernent des centaines d’écoles et des milliers d’élèves et nous stimulent pour aller de l’avant afin d’accompagner nos enseignants dont certains font un travail remarquable dans des conditions difficiles. En mettant en tension positive l’ensemble des acteurs, l’école peut ainsi devenir le réceptacle de dynamiques de progrès, de qualité et c’est sur cette vision, cette feuille de route que nous travaillons. Pour ce cela – et c’est mon message à ce colloque- l’école a besoin pour relever les défis de demain, de toutes les compétences, elle a besoin d’une interaction plus forte avec tous les acteurs de la société civile, avec les opérateurs économiques, les acteurs des territoires.
La révolution technologique exige un développement de compétences qui nous renvoient à un champ d’action plus large des valeurs, de la citoyenneté, des capacités à travailler en équipes et en intelligence collective. L’école pour réussir cette transformation a besoin pour ce faire de l’ensemble des acteurs. C’est un appel que je vous lance, à vous responsables, aux retraités actifs et à tous les acteurs pour relever les défis de notre société ».