De la dissidence en géopolitique et en Droit international
Tribune
Hassan Hami (*)
À l’occasion de la présentation à Rabat, le 16 juin 2023, du Liber Amicorum, ‘Souveraineté, sécurité et droits de la personne’ , en l’honneur de Mohamed Bennouna, l’un des pionniers de l’école marocaine du droit public international, juge à la Cour internationale de Justice et ancien représentant du Royaume du Maroc aux Nations Unies à un moment crucial de la question du Sahara marocain, l’expression ‘’Opinion dissidente’’ a été évoquée à plusieurs reprises.
Au cours de la même période, des analystes se sont attardés sur la normalisation des relations entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, entre l’Iran et l’Egypte, parallèlement à l’établissement d’un contact direct entre Téhéran et Washington. De même, une émission de la Chaîne France 24 a été le théâtre d’un débat sur les relations entre la France et le Maroc à la suite de l’annulation de la visite du chef de l’organisation patronale française (Medef) au Maroc, initialement prévue pour le 26 juin 2023. Parmi les participants un franco-libanais, un franco-marocain tandis que l’animateur était franco-tunisien. Le débat certes intéressant a été caractérisé par le souci de la double allégeance et la crainte de déplaire aux sponsors de la Chaîne. Quelques jours plus tard, le Président américain Joe Biden réitère la proposition qu’il a faite en septembre 2022 selon laquelle son pays favoriserait l’élargissement du Conseil de Sécurité des Nations Unies avec l’entrée de nouveaux membres permanents à condition qu’ils ne disposent pas de droit de véto. Dans le même ordre d’idées s’est exprimé Sergueï Lavrov, Ministre des Affaires étrangères russe, le 30 juin 2023. Pour lui, l’élargissement du Conseil de Sécurité des Nations Unies serait une preuve de bonne volonté de la part des grandes puissances pour la démocratisation des relations internationales. Des pays représentant différentes sensibilités culturelles, civilisationnelles et géographiques en seraient l’illustration. Par ailleurs, alors que les États-Unis et la Chine se déclaraient disposés à dépasser certains clivages et envisager des solutions à certains différends qui les opposent, l’Union Européenne décide de suspendre son dialogue avec la Ligue arabe sous prétexte de la réadmission du régime de Bashar al-Assad au sein de cette organisation. Puis, il y a eu la saga de Wagner et de l’armée russe. Une société privée travaillant indirectement pour la Russie qui se retourne contre son commanditaire. Du moins, croit-on. Certains y voient une manœuvre de diversion. Mais le fond du problème réside dans le fait que ce type de sociétés paramilitaires ne jurent que par le mercenariat. Le patriotisme n’est que de la poudre aux yeux. En cela, elles ne diffèrent pas des groupes armés non- étatiques GANE) ou des réseaux du crime organisés. Par ailleurs, la compétition de plusieurs acteurs en développement dans la présentation de leurs candidatures à rejoindre les BRICS ( Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) est un example édifiant de la précipitation comme expression du désarroi diplomatique et l’insécurité psychologique.
Choix rationnel et incohérence géopolitique
Le dénominateur commun entre ces faits et événements est l’interrogation sur la pertinence de certaines expressions politiques et journalistiques sous les feux de la rampe.
‘’Opinion dissidente’’, ‘’Partenariat stratégique’’, ‘’Alliance traditionnelle’’, ‘’Valeurs communes et convergence de vues’’, sont, entre autres, des expressions dont raffolent des acteurs, analystes et commentateurs politiques. À l’heure des technologies de l’information, de la lecture fast-food, les gens ne creusent plus profond pour décortiquer une information, la passer au crible de la critique, et encore moins méditer la signification exacte d’un concept ou un paradigme.
‘’Opinion dissidente’’ pourrait, à première vue, être perçue comme l’expression d’une opinion émanant d’un acteur politique engagé. Ce dernier serait idéologiquement motivé. Il en est de même des expressions telles que ‘’Partenariat stratégique’’ et ‘’Alliance traditionnelle’’. Elles n’échappent pas au déterminisme politique et idéologique. Le tout est inclus dans la course effrénée des acteurs majeurs à l’ascendance géopolitique régionale et internationale. De même que les acteurs intra-nationaux visant une place au soleil sur l’échiquier politique interne y trouvent matières à promouvoir.
Toutefois, il serait utile de faire la distinction entre toutes ces expressions en fonction du contexte dans lequel elles sont utilisées.
Commençons par l’expression ‘’Opinion dissidente’’. Elle est utilisée ici dans le cas des avis rendus par la Cour Internationale de Justice (CIJ). Il arrive souvent que les avis rendus ne recueillent pas le suffrage unanime des juges. La décision est adoptée, mais le membre ayant défendu une interprétation différente du cas en question, est autorisé à rendre publique son opinion dissidente. Si la clause du style est appréciée et donne l’impression que les avis sur le litige ont été âprement débattus, il n’en demeure pas moins que l’exécution de l’avis est assujettie au bon vouloir des acteurs en conflit. Le souci de l’équilibre, dont est réputée la CIJ, ne résout en fait aucun conflit. Des avis rendus ont rendu les litiges encore plus complexes et difficiles à résoudre. Des avis qui plongent les plaignants dans la confusion totale. À cela il faut ajouter la difficulté de déterminer quels sont les acteurs réels en conflit. Or seuls le pragmatisme et la réalité sur le terrain comptent et font la différence.
‘’Le partenariat stratégique’’ est autrement plus bavard en matière de langue de bois. Les partenaires se trouvent dans une situation d’asymétrie qui dépend de la hiérarchie arrêtée et acceptée ou des rapports de force réels. L’acteur en situation de vulnérabilité chronique n’a de choix que de braser du vent et de s’accrocher à ce ‘’partenariat hypothétique », même s’il en paye parfois les pots cassés. Il fait de sa dépendance unilatérale un fonds de commerce pour asseoir son contrôle contesté de la situation intérieure.
À cet égard, il y a lieu de rappeler la scène dans laquelle on voit le président syrien Bashar al-Assad marcher derrière le président russe Vladimir Poutine, la tête à peine relevée dans la base militaire de Hmeimin en décembre 2017. Al-Assad était à la merci de ses deux alliés et sauveurs incontournables, la Russie et l’Iran. On pourra rappeler la scène du Président Vladimir Poutine et du Président algérien Abdelmajid Tebboune, le 15 juin 2023. Ce dernier, n’arrivant pas à regarder son interlocuteur droit dans les yeux, parce que trahi par son désir inlassable de quémander la protection de son pays, objet de pressions de toutes parts. Il se livra à un plaidoyer manquant de panache et confondant ses priorités avec celles de son interlocuteur.
Que pourrait signifier ‘’Partenariat stratégique‘’ dans ces deux cas ? De la soumission ? De la résignation ? De la reddition? Ces acteurs, empêtrés dans une situation politique, économique et sociale critique sur le plan national, et courtisés par les sirènes de la fuite en avant sur le plan régional, s’accrochent à leurs partenaires, acteurs majeurs, avec l’espoir de sauver les meubles.
Valeurs communes, valeurs imposées
‘’Alliance traditionnelle » est une autre expression qui se consomme à volonté. On y trouve les mêmes ingrédients, mais l’assaisonnement est différent. Si dans le cas du ‘’Partenariat stratégique ‘’, l’acteur en situation d’asymétrie permanente dispose de certains atouts qui lui permettent de faire valoir ses options quand le partenaire acteur majeur expérimente une perte d’ascendance relative par rapport à une dépendance stratégique donnée, il est vite rappelé à l’ordre s’il se hasarde à dépasser les limites imposées par le ‘’Partenariat’’. La Turquie, l’Egypte, le Qatar, le Mexique, la France et l’Allemagne par exemple, ont en fait les frais, il y a quelques années.
Dans le cas de » l’alliance traditionnelle’’, l’égalité dans le processus de marchandage, dont peut se prévaloir le partenaire acteur mineur, est dérisoire et insignifiante. Elle consiste en une sorte de poudre aux yeux. Preuve en est le refus systématique des acteurs majeurs partenaires d’intervenir dans les conflits locaux ou régionaux revêtant parfois une dimension existentielle pour les acteurs mineurs partenaires. En somme, être un ‘’allié traditionnel’’ ne se traduit pas par un engagement total quelles que puissent être les circonstances.
Dans tous les cas cités plus haut, l’égalité de la puissance est relative. En fait, il y a un terme qui associe les expressions considérées : la dissidence. Une dissidence qui ne rejette pas l’acceptation des rapports de force, les règles du jeu, mêmes injustes, qui sont aggravées par la perception d’une insécurité permanente. Celle-ci fait en sorte que le partenariat et l’alliance traditionnelle sonnent creux voire, dans des situations de marchandage corsé, apparaissent absurdes.
Cette observation revêt une dimension plus large. Qu’on en juge par l’examen des relations en dents de scie entre les États-Unis et l’Europe, entre certaines puissances coloniales et leurs ex-colonies ou encore récemment par l’analyse des relations entre la Russie, la Chine, l’Iran et l’Arabie Saoudite. Il est maintenant acquis que les Européens se sont fait avoir en s’empêtrant dans la guerre entre l’Ukraine et la Russie. En cherchant à s’émanciper de l’emprise américaine, les Européens se sont trouvés face au mur : ni politique de défense commune, ni parité réelle avec le dollar, ni politique extérieure commune, comme en témoignent les initiatives individuelles de certains membres de l’Union Européenne à l’adresse de la Chine ou de l’Iran. Les Européens restent les otages prisés des Américains comme ils l’ont toujours été depuis la Première Guerre mondiale.
Il en va de même de l’alliance de fortune entre la Russie, la Chine, l’Iran et l’Arabie Saoudite. Dans quel cadre serait-on tenté de les inclure : Partenariat stratégique ? Une alliance traditionnelle en herbe? Ou, comme je le penserais, une sorte de division de travail incontournable entre puissances dans un système international en transition laborieuse ?
Tout cela, sans doute, sauf l’humiliation subie par un chef d’État implorant la protection d’un allié hypothétique qui, lui-même, expérimente une situation géopolitique complexe.
Dès lors, l’expression ‘’Valeurs communes et concordance de vues » ne rime à rien. Si elle est utilisée pour la consommation politique intérieure, force est de constater qu’elle ne porte plus ses fruits. Une bonne partie des gouvernés entretient ‘’la théorie du complot’’. Les élites politiques sont moins crédibles qu’elles ne l’avaient été, il y a trois décennies au moins. Les systèmes politiques, jadis prisés pour ce qu’ils représentaient comme expressions symboliques de la démocratie, ne peuvent plus se vanter d’une telle légitimité depuis les révélations de Julian Assange (WikiLeaks) en 2010 et d’Edward Snowden en 2013. Les mémoires d’anciens dirigeants ou acteurs politiques (chefs d’État, ministres des Affaires étrangères, ambassadeurs, parlementaires, etc.) contiennent suffisamment d’informations et de révélations qui laissent bouche bée.
Si bien que les valeurs dites ‘’communes ou partagées’’ ne peuvent être celles de la majorité des populations que ces acteurs prétendent représenter. ‘’La concordance de vues’’ va dans le même sens. Cela est d’autant plus plausible que récemment des communiqués sont rendus publics séparément à la suite de visites de chefs d’État ou de ministres des affaires étrangères dans des pays prétendument ‘’alliés stratégiques et traditionnels’’. Les Communiqués comportent des interprétations différentes sur les questions abordées à l’occasion de ces visites. Ceci, sans oublier les tweets qui ajoutent à la confusion la mauvaise fois. Les pompiers politiques de service à la rescousse réussissent rarement à colmater les brèches.
De la dissidence à l’incohérence géopolitique, il y a autant de passages que de turbulences à venir dans un système international qui regorge d’imprévus et d’imprévisibles.
(*)Géopoliticien