Dépendance stratégique et Etat-ascenseur: La fin de la lune de miel
Hassan Hami
‘’Répartition des rôles’’, ‘’Hiérarchie des acteurs’’, ‘’intelligence dans l’exécution’’, ‘’Inspiration dans le timing’’, autant d’expressions qui font la distinction entre acteurs étatiques et acteurs non-étatiques quant à la perception des rôles qui sont les leurs sur les échiquiers diplomatiques et stratégiques. Si l’on y ajoute les acteurs utilisés comme palliatifs, sinon comme des tapis roulants, on aura l’embarras du choix en matière de qualificatifs.
N’en déplaise aux partisans du ‘’souverainisme’’ et de ‘’l’indépendance totale’’ dans la mise en œuvre des options stratégiques, en matière de politique étrangère et de politique internationale, la marge de manœuvre des acteurs étatiques est généralement très limitée. Il y a certes un espace dans lequel une liberté relative est laissée aux différents intervenants, mais elle dépend de la hiérarchie des acteurs en présence, du dossier sur lequel les divergences sont difficilement conciliables, du contexte et du timing. Dans cet exercice, les préférences sont confrontées aux impératifs du compromis en vue d’éviter de passer à l’action militaire synonyme d’impasse totale.
Cependant, l’intelligibilité de ce type de processus dépend surtout de la perception par les acteurs impliqués de la notion ‘’rôle’’. Quel est le rôle qui leur est assigné dans des situations de tensions aiguës et difficiles à contenir ? Et comment concilier ce rôle avec leurs préférences et cultures politiques ?
De quel type de rôle s’agit-il ? Médiation ? Exécution d’un schéma tactique politique, militaire, diplomatique ou sécuritaire déterminé? Trouble-fêtes ? Compromis ou résignation en attendant que la tempête se calme ? Gestion des dommages collatéraux?
Dépendance stratégique et ‘suzeraineté dynamique’
La politique internationale est conçue dans un schéma qui fait des processus et des séquences la toile de fond de tout comportement diplomatique. Les acteurs auxquels des rôles sont confiés sont repartis entre ceux qui se limitent à la mission assignée et ceux qui, ayant occasionnellement le vent en poupe, outrepassent cette mission. La première catégorie arrive souvent à tirer son épingle du jeu. La deuxième catégorie se casse les dents.
Des acteurs étatiques ont été cooptés pour jouer des rôles d’intermittents ou de courroies stratégiques. À quelques exceptions près, certains d’entre eux ont réalisé des résultats mi-figue, mi-raisin – pour ne pas dire qu’ils ont échoué. L’histoire de la deuxième moitié du XXe siècle en offre une belle illustration.
Des pays comme l’Iran ou l’Irak se sont vus offrir, durant les années 1970-1980, le rôle d’épouvantails pour acculer certaines dépendances stratégiques telles que l’Arabie saoudite ou l’Egypte à se conformer aux scripts écrits par les superpuissances dans le cadre de la confrontation Est-Ouest. Les dirigeants de ces pays ont fait une lecture erronée des rapports des forces et de la place de leurs pays dans la hiérarchie de la puissance. Ils ont été balayés par des soulèvements provoqués de l’intérieur et soutenus et entretenus, alternativement, par des intérêts étrangers.
Les régimes qui ont été mis en place pour remplacer ces régimes ont été investis de la même mission. Cependant, ils sont en train de commettre la même erreur d’appréciation et de perception qui avait été à l’origine de la chute des régimes dont ils sont les héritiers.
Durant les années 1990, des pays ont été appelés à la rescousse pour meubler le décor de la période post-décomposition de l’URSS. Ils se sont fait assigner la mission de s’en tenir au rôle de ‘’dépendances stratégiques’’ en exécutant la tâche de trouble-fêtes. Ils ont été cooptés parce qu’un acteur majeur important comme les États-Unis avait à cœur, d’une part, de dompter la Russie, qui a survécu à la décomposition totale, et d’autre part, de revoir sa conception de la Guerre froide pour éventuellement en créer une autre.
L’idée était de contenir la Russie, mais sans permettre à l’Europe occidentale de se sentir libérée de ses engagements envers Washington. Ces engagements remontent à l’après Première Guerre et Deuxième Guerre mondiales. Toute l’architecture de l’Union européenne, de la réunification allemande et de la guerre dans les Balkans a été échafaudée sur la base de ‘la fin de l’histoire’ —pour reprendre la thèse de Francis Fukuyama— en dégageant une seule puissance planétaire contrôlant le reste du monde. Ce contrôle devait se faire sur la base non pas de la notion de dépendance stratégique classique, mais de celle de ‘’la suzeraineté dynamique.’’
Fidèles à leur schéma classique de contrôler les conflits interétatiques à distance, les États-Unis ont eu recours à leur rituel diplomatique. Il consiste à faire des propositions qui permettent de gagner du temps sans aller vers une solution définitive des conflits endémiques. Les décideurs américains avancent l’argument selon lequel il appartient aux parties en conflit de trouver des solutions, car la médiation ne peut pas aboutir si ces acteurs n’ont pas de volonté politique sincère de le faire.
Mettant en œuvre cette perception de la gestion des conflits, les États-Unis ont délégué le rôle d’organiser la sécurité et d’établir des équilibres de puissance viables dans des sous-régions réputées pour leur instabilité chronique, à des acteurs étatiques qu’ils ont jugés capables, durant une période déterminée, de mener à bien cette mission.
C’est ainsi que la Turquie, le Qatar, l’Egypte, l’Afrique du Sud, l’Algérie, le Nigéria, la Libye, la France, l’Allemagne, pour ne citer que ces pays, ont eu une certaine marge de manœuvre pour contrôler relativement les échiquiers stratégiques auxquels ils appartenaient.
L’idée était de permettre aux décideurs sur le plan systémique global de revoir en permanence leur feuille de route stratégique pour les décennies à venir. Ils ont eu comme gouverne la distinction entre acteurs étatiques majeurs et acteurs mineurs dans les configurations géopolitiques dessinées à la hâte par des planificateurs politiques et militaires zélés. Une liberté de manœuvre a été laissée aux acteurs étatiques taxés de puissances intermédiaires.
Voyons comment les choses se sont-elles déroulées ? Des pays comme la Turquie ou le Qatar ont été chargés de promouvoir les structures d’obédience islamiques dites plus engagées, mais moins maximalistes. Ceci sans entrer en conflit direct avec la République islamique d’Iran ou avec les gardiens de l’orthodoxie sunnite au Moyen-Orient, tels que l’Arabie saoudite.
Au début, les deux pays ont très bien géré les choses jusqu’au moment où, à l’éclosion du Printemps arabe, ils ont voulu voler de leurs propres ailes et poser un lapin à leurs commanditaires. La conséquence a été la passation (dans une continuité relative) du pouvoir à Doha et une tentative de coup militaire à Ankara. Il en a découlé un changement de décor et un changement de priorités pour les deux pays, avec néanmoins un entêtement turc qui se manifeste de temps à autre, sans conséquence importante sur les équilibres géostratégiques régionaux.
L’Egypte, pour sa part, a péché par trop d’assurance dans sa capacité de courroie stratégique et de médiateur diplomatique incontournable dans le conflit arabo-israélien et palestino-israélien. Hosni Moubarak avait été sollicité d’aller plus loin à la fois dans la lutte contre le terrorisme, l’intégration des islamistes dans l’échiquier politique et la facilitation de la résolution du conflit entre Palestiniens et Israéliens avec des concessions inacceptables par l’opinion publique égyptienne et arabe.
Changement de décor, changement de priorités
Le président égyptien a été conscient du danger existentiel de ces trois exigences stratégiquement dommageables à la souveraineté égyptienne. La propulsion des Frères musulmans dans le cadre du schéma concocté par les États-Unis et leurs alliés européens, en collaboration avec la Turquie et le Qatar, aurait pu faire l’affaire, mais la suite des événements en décidera autrement. Du reste, les événements qui se déroulent dans les territoires palestiniens, notamment à Gaza, font miroiter à certains stratégistes occidentaux le même schéma refusé par Hosni Moubarak.
L’Afrique du Sud, l’Algérie et le Nigéria se sont fait assigner le rôle de locomotive dans leur zone d’influence respective. L’Afrique du Sud, en jouant sur son aura de pays pionnier en matière de lutte armée contre l’apartheid et de son développement économique impressionnant. Le Nigéria et l’Algérie, en étant des producteurs d’hydrocarbures combien importants pour la sécurité énergétique de l’Europe et des États-Unis.
L’alliance entre les trois pays leur a permis de sévir avec la bénédiction des puissances qui leur ont délégué une partie du pouvoir pour organiser la sécurité régionale. Cette gestion tripartite s’est heurtée aux ambitions de la Libye, dont le leader, n’a pas accepté d’être le dindon de la farce, lui qui avait été amené au pouvoir grâce justement aux États-Unis, pour jouer le rôle de fauteur de troubles en Afrique et au Moyen Orient.
L’alliance tripartite a permis de réaliser trois objectifs. À l’Afrique du Sud, une ascendance vertigineuse grâce à l’héritage de Nelson Mandela et au pouvoir de marchandage des firmes multinationales qui contrôlent l’essentiel de l’économie sud-africaine.
À l’Algérie, le soutien des deux autres pays sur la question de son leadership hypothétique en Afrique du Nord en utilisant la question du Sahara occidental comme alibi, et en se gardant de s’immiscer dans les affaires du Nigéria sur la question de son intégrité territoriale toujours menacée par la sécession dans la province du Biafra.
Au Nigéria, le contrôle de l’espace ouest-africain et le maintien d’un équilibre de puissance raisonnable vis-à-vis de l’Afrique du Sud, de l’Algérie et de la Libye.
L’erreur d’appréciation commise par ces pays est d’avoir sous-estimé le pouvoir de marchandage et la puissance silencieuse d’autres acteurs africains, en l’occurrence, le Maroc et l’Egypte, sans parler d’autres acteurs dits mineurs qui jouent le rôle de balancier dans des situations de marchandage diplomatique et sécuritaire serré.
La France et l’Allemagne présentent une autre paire de manche, mais qui renforce notre analyse. L’Union européenne, dont les deux pays se vantent en avançant l’argument que c’est grâce à eux qu’elle a pu se construire et résister aux pressions américaines et soviétiques, traverse une période de crise profonde. N’en déplaise aux commentateurs qui en font une étape incontournable pour mieux renaitre, l’optimisme semble un peu exagéré.
L’Union européenne a été construite pour faire face à l’URSS et continuer l’œuvre américaine d’encerclement amorcée aux lendemains de la Première Guerre mondiale et surtout depuis la Deuxième Guerre mondiale. La chute de l’Empire soviétique n’était pas la fin de l’histoire (dans sa dimension idéologique : capitalisme vs socialisme), mais le début d’un processus d’affaiblissement de la Russie, sans aller jusqu’à la détruire.
Les Européens (la France et l’Allemagne, notamment en tant que moteur de l’Union européenne) ont hérité du rôle de le faire. Dans l’euphorie, les deux pays ont omis de faire attention aux garde-fous que les États-Unis ont mis en place. Ils se sont crus être libres de traiter avec la Russie sans passer par les États-Unis et d’y investir massivement, en oubliant également que le capital investi est majoritairement sous contrôle de structures financières américaines.
La conséquence de cette erreur d’appréciation est l’installation d’un climat de suspicion et de méfiance dans les relations entre Washington et la plupart des capitales européennes. Un climat aggravé aussi par la main tendue des Européens à la Chine et à l’Iran sans parler des questions litigieuses d’importance telles que celle de Taiwan ou la coopération avec les dragons asiatiques.
Rééquilibrage géopolitique et non pas désordre incontrôlé
Les développements passés en revue plus haut permettent de tirer les conclusions suivantes. Premièrement, la perception de l’équilibre de puissance classique a changé. Les acteurs qui avaient été cooptés pour remplir des rôles d’intermédiaires stratégiques ont échoué dans leur mission. Seul le Qatar semble avoir retenu la leçon et revient à son rôle classique. Il tente cependant de se découvrir un nouveau talent dans des espaces conflictuels loin du Moyen-Orient.
Deuxièmement, les notions promises en pompe pour maintenir des situations anachroniques héritées de la colonisation sont mises en difficulté et battues en brèche par le changement de la structure géopolitique des sous-systèmes régionaux. Il en est ainsi des notions de l’intangibilité des frontières et de la structure féodale des relations internationales.
Troisièmement, la caducité de ces deux notions se manifeste dans deux cas particulièrement édifiants. D’une part, l’érosion de l’influence de la France en Afrique, notamment dans les pays du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest. D’autre part, la réduction, comme peau de chagrin, de l’influence de l’Algérie dans son espace nord-africain et dans le Sahel.
L’Algérie, qui avait cru avoir définitivement réglé la question des frontières en 1983 en signant des accords avec le Mali, le Niger, la Mauritanie et la Tunisie, doit faire face à la remise en cause de ces accords. Des voix en Libye -qui n’a jamais accepté le tracé des frontières avec l’Algérie héritées de la colonisation –, au Mali et en Tunisie, en particulier, demandent la réparation de cette injustice.
Le conflit récent avec la Libye et le Mali porte, entre autres, sur les richesses en hydrocarbures dans les parcelles de territoires des deux pays qui ont été rattachées par la France à l’Algérie.
Maintenant, Algérie réfléchit à installer des zones tampons sur les frontières avec les pays avec lesquels elle avait signé les accords frontaliers. Le projet commencera par les frontières avec le Mali. Il sera étendu plus tard au Niger et à la Mauritanie. Avec cette dernière, le projet va plus loin ; il vise le transfert des populations sahraouies de Tindouf vers le nord de ce pays. A rappeler à cet égard, l’annonce en fanfare, il y quelques mois, la signature d’un accord entre l’Algérie et la pseudo-rasd, après l’échec du projet de blocage d’El Guerguerat.
Quatrièmement, la France perd du terrain en Afrique parce qu’elle a échoué à remplir la mission qui lui a été confiée de gérer astucieusement les conflits en Afrique résultant justement de l’imposition de la notion de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation.
Les planificateurs politiques et militaires français payent la facture d’une lecture vague de la nouvelle géopolitique issue de la Guerre froide. Ils ont plus particulièrement sous-estimé ou ignoré le réveil du nationalisme en Russie et en Afrique.
Ils sont restés fidèles à une ethnologie militaire qui a fait son temps. Ils refusent de déclassifier des archives secrètes de la colonisation par crainte de tout perdre au change. Ils sont en train de tout perdre en gardant secrètes ces archives.
Cinquièmement, les alliances basées sur la notion de l’équilibre de puissance classique sont en train de s’étioler. En Europe, le couple franco-allemand n’est plus que l’ombre de lui-même. En Afrique, l’alliance de fortune entre l’Algérie, le Nigéria et l’Afrique du Sud s’effrite lentement mais sûrement. Le Nigéria se dégage d’une alliance qui désormais lui porte préjudice. Il le fait à chaque fois qu’il se sent en danger de perdre le contrôle de son espace géopolitique.
Il faut rappeler, à cet égard, l’opposition d’Abuja via la confédération du patronat nigérian à la candidature d’adhésion du Maroc à la CEDEAO. Cependant, le Nigéria épouse le projet de gazoduc Nigéria-Maroc devant intégrer quinze pays. Il n’abandonne pas pour autant le projet transsaharien entre le Nigéria et l’Algérie, bien que la situation dans la bande sahélo-saharienne n’augure rien de bon pour mettre en œuvre un projet aussi ambitieux.
Reste l’alliance entre l’Algérie et l’Afrique du Sud, mais elle a reçu un coup dur lors de la dernière élection au poste de président du Conseil de droits de l’Homme des Nations unies gagnée par le Maroc face à l’Afrique du Sud, en dépit d’une campagne de dénigrement sans précédent orchestrée par Alger et Pretoria. La même perte d’influence est constatée au sein de l’Union africaine et au sein du Conseil de sécurité des Nations unies au sein duquel les deux pays ont l’habitude de jouer le trouble-fête sans rien obtenir au change.
Et il n’est pas exclu que la fin inévitable de la mainmise des caciques au sein du système décisionnel et le pragmatisme de la classe des affaires liée à la finance internationale en Afrique du Sud mettent fin à l’alliance entre Pretoria et Alger pour qu’elle devienne moins visible sinon vouée à la mort clinique.
Sixièmement, une approche géopolitique rénovée est en train de prendre forme dans différents sous-systèmes régionaux. Elle se veut un rappel à l’ordre aux puissances intermédiaires qui n’avaient pas su saisir l’opportunité d’être des acteurs majeurs à part entière dans leur espace de prédilection.
Septièmement, un espace géopolitique qui nous concerne est celui de l’Atlantique dans lequel des pays comme l’Espagne, le Maroc et le Portugal ont un rôle à jouer. Ce rôle est combiné avec celui du Royaume-Uni. L’objectif est de réprimander certains membres de l’Union européenne et des acteurs arabes et africains, mais sans aller jusqu’à les neutraliser totalement.
Huitièmement, les grandes lignes de la nouvelle géopolitique imposent le devoir de compromis, d’inclusion et de coopération dynamique pour faire face aux défis d’envergure planétaire. La nouvelle géopolitique doit compter avec des puissances intermédiaires montantes auxquelles est confiée la même mission de garder les équilibres géostratégiques régionaux sous contrôle sans sacrifier au zèle des acteurs étatiques mentionnés dans cet article.
Neuvièmement, la nouvelle équation géopolitique lorgne des pays comme l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis au Moyen Orient, le Maroc et l’Egypte en Afrique et l’Espagne et le Portugal en Europe. L’Italie pourrait y jouer un certain rôle pour peu qu’elle sorte de son ambivalence dans la gestion de sa politique méditerranéenne.
Il appartiendra à ces nouveaux acteurs, notamment arabes et africains, d’en faire l’usage idoine en vue de concilier entre ‘’souverainisme’’, ‘’ interdépendance’’ et ‘’intégration régionale raisonnable’’ par le codéveloppement et la prospérité partagée.