« Dette publique et impérialisme au Maroc (1856 – 1956) », un livre de Adam Barbe, préfacé par Thomas Piketty

L’histoire est toujours une formidable source d’enseignements. Si les ouvrages concernant les périodes précoloniale et coloniale au Maroc sont nombreux, celui-ci présente l’intérêt d’examiner sur le plan économique le rôle de la dette, souvent fantasmé et méconnu, dans les relations entre d’un côté l’Europe, et en particulier la France, et de l’autre le Maroc.

Comme l’écrit Adam Barbe : «La principale nouveauté de cette enquête tient au dialogue qu’elle permet d’engager entre histoire et économie du Maroc.  Elle fait le pari qu’une période mouvementée de l’histoire peut être mieux comprise grâce aux outils et concepts habituellement mobilisés dans les débats économiques contemporains.»

À propos du livre

Peu de grandes batailles ont précédé la signature du traité de Fès en 1912. Et pour cause : c’est l’endettement insoutenable qui a précipité l’instauration du protectorat français au Maroc. Ce livre explicite les mécanismes économiques et diplomatiques à l’origine de cet étranglement financier. La politique impériale de la dette, emblématique de l’expansion coloniale européenne au xixe siècle, met alors en perspective des événements structurants des années 2010, à l’instar des crises de la dette souveraine en Europe et de la politique africaine de la Chine.

L’importance de la dette au Maroc pendant la colonisation ne se limite pas à la conquête française : elle a permis à des acteurs financiers d’occuper une place incontournable dans l’économie coloniale, voire au-delà : l’importance de l’Omnium Nord-Africain (ONA) dans le Maroc indépendant n’est pas sans lien avec le système mis en place par la Banque de Paris et des Pays-Bas (Paribas) sous le protectorat.

Surtout, la question de l’endettement marocain à l’égard de la France pendant la période coloniale en soulève une autre : le Maroc a-t-il été subventionné par la France? C’est dès lors sur un siècle, de 1856 à 1956, que se noue une histoire économique, politique et diplomatique dont la dette est le fil rouge, actrice discrète mais non moins essentielle des bouleversements à l’origine du Maroc moderne.

Extrait de la préface de Thomas Piketty, économiste et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

« Le livre d’Adam Barbe décortique avec précision et justesse la mécanique des « traités inégaux » qui permit aux puissances coloniales de prendre le contrôle de nombreux pays et actifs étrangers, et montre avec le cas du Maroc le fonctionnement de cette logique. Le scénario typique était le suivant. On commençait par se saisir d’un prétexte plus ou moins convaincant (le refus d’ouvrir suffisamment les frontières, ou bien une émeute contre des ressortissants européens ou le besoin de maintenir l’ordre) pour monter une opération militaire, à la suite de quoi on exigeait des privilèges juridictionnels et un tribut financier, qui pour être repayé conduisait à la prise de contrôle de l’administration des Douanes, puis de l’ensemble du système fiscal, afin d’en améliorer le rendement au bénéfice des créditeurs coloniaux (tout cela avec des impôts lourdement régressifs, ce qui générait de fortes tensions sociales, et parfois de véritables révoltes fiscales contre l’occupant), et finalement à la mainmise du pays dans son ensemble. […]

Même si les mécanismes de justification et les formes de pression ont évolué, on aurait tort de s’imaginer que ces mœurs rugueuses entre puissances étatiques ont totalement disparu, et que les rapports de force ne jouent plus aucun rôle dans l’évolution des positions financières des pays. On peut, par exemple, penser que la capacité inégalée des États-Unis à imposer des sanctions mirobolantes aux entreprises étrangères ou des embargos commerciaux et financiers dissuasifs aux gouvernements jugés insuffisamment coopératifs n’est pas sans rapport avec la domination militaire mondiale du pays. Des mécanismes similaires pourraient se produire à l’avenir avec la Chine. Ce n’est pas le moindre mérite d’Adam Barbe que de nous faire revivre les différentes étapes des logiques indissociablement financières et politiques qui ont conduit à la colonisation du Maroc, et de nous rappeler que la finance et la dette publique sont, et seront toujours, des enjeux de souveraineté et de pouvoir. »

Extrait de l’introduction

Le chapitre I contextualise la notion d’impérialisme par la dette, profondément ancrée dans le XIXe siècle. La première mondialisation et l’expansionnisme européen de la fin du XIXe siècle sont les conditions de possibilité de l’emploi de la dette comme instrument de conquête impériale à part entière. Dès lors, il n’est pas fortuit qu’apparaisse à cette époque le concept d’impérialisme de même que tous les débats se structurant autour de l’impérialisme économique.

Le chapitre II détaille plus précisément la dégradation de la situation du Maroc à partir de 1856. Le pays est alors confronté pour la première fois à des indemnités de guerre et à des emprunts imposés par les Européens. L’ouverture commerciale du pays et la pression européenne sont les principaux facteurs d’affaiblissement du pays, alors mal préparé dans sa confrontation avec l’Europe. Les efforts de réformes menés par les différents Sultans sont trop tardifs et timides pour réellement porter leurs fruits.

Le chapitre III pénètre au cœur de la question de l’impérialisme par la dette au Maroc. Il révèle les origines de l’emprunt 1904 et les circonstances de son émission. L’affaiblissement économique du Maroc au cours de la seconde moitié du XIXe siècle est certes déterminant, mais la nature du système politique marocain tout comme le contexte diplomatique européen sont essentiels pour comprendre comment la détresse financière marocaine a pu conduire à la suprématie française. L’étranglement financier du Sultan ne peut alors que s’aggraver dans les années 1900, pour culminer avec l’emprunt 1910 et l’instauration du protectorat français en 1912.

Le chapitre IV aborde la concrétisation institutionnelle de la dette publique à travers des institutions régaliennes. Celle-ci n’est pas propre au Maroc et concerne, à des degrés divers, la plupart des pays endettés à l’égard de l’Europe, sous forme généralement de contrôles financiers internationaux. L’emprunt 1904 mène à l’installation d’une administration française au Maroc chargée de la collecte des revenus douaniers nécessaires au service de l’emprunt. À la suite de la conférence d’Algésiras (1906), c’est une banque d’État détenue par les créanciers du Maroc qui est créée. Les pouvoirs et l’importance de ces organisations anticipant le protectorat croissent au même rythme que l’endettement du Maroc.

Le chapitre V met la question de la dette au cœur de l’économie du protectorat. Longtemps négligée, elle apporte une contribution aux controverses autour du bilan financier de la colonisation. Elle révèle ainsi que les emprunts constituent une grande partie des flux financiers compensant le déficit de la balance commerciale marocaine. Dès lors, il devient difficile de soutenir que la France aurait généreusement financé les déficits marocains. Surtout, la modernisation et l’équipement du Maroc ont été principalement réalisés par la voie de l’endettement. Il apparaît dès lors que la dette est un élément structurant de l’économie coloniale marocaine : elle est le principal instrument de colonisation économique du pays au service de la pérennisation de la dépendance politique.

Le chapitre VI explore, enfin, la recomposition des pouvoirs économiques au sein de l’économie marocaine pendant le protectorat. Celle-ci tire son origine de la crise de la dette qui a précédé son instauration. Les emprunts marocains d’avant-guerre ont consacré la position centrale de la Banque de Paris et des Pays-Bas dans l’économie marocaine. Son importance doit être appréciée à l’aune de deux entités : la Banque d’État du Maroc et la Compagnie générale du Maroc. Un exemple d’une entreprise indirectement contrôlée par la Banque de Paris et des Pays-Bas, Énergie électrique du Maroc, précise les ressorts concrets de cette influence.

À propos de l’auteur

Adam Barbe est normalien, diplômé de la Paris School of Economics et de l’Inalco. Il est également titulaire de trois licences de la Sorbonne, en économie, en sociologie et en histoire.

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