Dans l’intimité d’Hubert Védrine
«Qu’on le veuille ou non, l’État islamique existe et il faudra longtemps pour l’éradiquer»
Son père, proche des milieux au pouvoir et de Mohammed V, a joué un rôle prépondérant dans la préparation des négociations pour l’indépendance du Maroc dans les années 1948-49. De son enfance au Maroc, Hubert Védrine retient le «bain biculturel» dans lequel il trempe à partir de l’âge de neuf ans. Il évoque volontiers ses années étudiantes à Sciences-Po, lorsqu’il suivait le Maroc, la Tunisie et l’Algérie à la rue Saint-Guillaume pour la revue Maghreb-Machrek. Puis les quatorze années passées aux côtés de François Mitterrand, dont il est nommé conseiller diplomatique à trente-quatre ans. C’est au tamis de ces années passées au contact du monde arabe qu’Hubert Védrine passe en revue pour Maroc diplomatique l’actualité internationale.
Depuis le début de l’année, l’actualité internationale est dominée par l’extension rapide de Daech au Moyen-Orient et par la coagulation des réseaux terroristes faisant allégeance à l’État islamique dans la zone péri-sahélienne. Objet de diverses menaces, le Maroc a lancé, il y a six mois, le plan de sécurité Hadar pour surveiller ses sites sensibles. Le mois dernier, un joli coup de filet a été réalisé par les forces de sécurité, permettant de déjouer un plan terroriste de grande ampleur. Treize arrestations d’individus qui voulaient commettre des assassinats, des enlèvements, des actes de sabotage sur notre sol. Entretien.
Maroc Diplomatique : Comment analysez-vous l’émergence de Daech au niveau international?
Hubert Védrine : Nous vivons actuellement un tournant historique important. En Syrie et en Irak, les frontières issues des accords Sykes-Picot et de la fin de l’Empire ottoman ont vécu. Les chancelleries occidentales doivent analyser ce phénomène avec une grille de lecture à laquelle elles ne sont plus habituées : l’Histoire de la longue durée.
On a vu émerger depuis 2011, en Syrie et en Irak, plusieurs organisations terroristes qui, au début, soit luttaient contre le régime en place à Damas, soit tentaient de prendre la place laissée vacante par la chute de Saddam Hussein. Aujourd’hui, les faits nous obligent à une tout autre analyse. L’État islamique a pris le contrôle de territoires entiers. Il s’agit pour eux de construire un État, pas seulement de mener l’Occident au chaos. Ce n’est plus une simple organisation terroriste.
Quelles sont les conséquences de cette évolution?
Il s’agit de détruire l’État islamique comme il s’agissait naguère de combattre Al-Qaïda sauf que les terroristes ne se cachent plus dans des grottes. Leur organisation, leur technologie, leur argent, leurs ressources, tout cela est différent. L’Histoire ne se répète pas ; elle a changé de dimension. L’État islamique contrôle aujourd’hui un territoire grand comme la moitié de la France, à cheval sur la Syrie et l’Irak, où vivent dix millions d’habitants. Plus qu’une organisation terroriste, l’État islamique est devenu une sorte d’Etat hors la loi qui attire des milliers de volontaires pour mener la guerre sainte.
Comment analysez-vous leur succès fulgurant?
Bagdad, ville épuisée par treize années de guerre, vit dans le chaos et la violence depuis l’invasion des États-Unis et la chute de Saddam Hussein. Attentats, opérations kamikazes, assassinats ciblés sont le lot commun de la vie quotidienne des habitants de la capitale irakienne. En 2011, les derniers soldats américains quittaient la ville. Elle est depuis lors coupée en deux : les quartiers chics, protégés par le gouvernement, la police et de nombreuses milices paramilitaires, et à côté une communauté sunnite marginalisée, exclue du pouvoir et retranchée qui rêve de revanche. Entre les deux, des murs de protection et de haine.
Pensez-vous que ce terreau est le même dans d’autres pays? Cela pourrait-il survenir au Maghreb?
Tout n’est pas transposable, mais des similitudes existent. Bien sûr le Maghreb n’est pas en déliquescence comme l’étaient la Syrie et l’Irak au début de l’émergence de l’État islamique. En outre, on ne peut pas faire de prévisions en matière de relations internationales. Bornons-nous à constater que Daech prospère au milieu des décombres et d’une guerre de religion qui prend de l’ampleur. Aux sunnites humiliés, l’État islamique promet la vengeance. Bagdad est leur prochaine cible ; c’est aussi une vitrine médiatique contre un gouvernement perçu comme étant pro-occidental. Il y aurait plus de 2 000 djihadistes infiltrés dans Bagdad…
2 000, c’est aussi le nombre de Marocains qui ont rejoint les troupes de l’Etat islamique. On sait par ailleurs que les filières salafistes sont nombreuses ici, les spécialistes parlant même de North Connection à propos du recrutement des volontaires pour le Djihad. Leur emprisonnement est-il une parade suffisante?
C’est très difficile à dire. Observons encore une fois l’émergence des leaders de l’État islamique. Leur leader, Al Baghdadi, au départ proche des Frères musulmans, a adopté la pensée salafiste. Son arrestation par les Américains à Falloudja et son emprisonnement ont été un déclic dans sa vie : il s’est encore plus radicalisé. Il a fait ses armes dès 2003 contre les États-Unis parmi les insurgés sunnites. Les prisons américaines sont devenues une sorte d’Académie du Djihad. Au départ, Al Baghdadi n’était pas influencé par Al-Qaïda, mais derrière les barreaux, il a rencontré de nombreux cadres extrémistes qui l’ont endoctriné. Il y a aussi noué des liens avec des anciens officiers de Saddam Hussein emprisonnés. Ces deux groupes que tout oppose ont su nouer une alliance contre l’ennemi commun. 17 des 25 dirigeants actuels de l’État islamique se sont rencontrés à cette époque derrière les barreaux des prisons américaines. Pour eux, c’est en prison qu’on juge les hommes :; ceux qui vont tenir face à la torture, ceux qui parlent ou pas, ceux qui gardent leurs convictions. Les photos des cadres de l’État islamique dont on dispose ont été prises lors de leur incarcération…
Ils ont aussi bénéficié de l’aval tacite de la communauté internationale…
L’armée nationale irakienne, entraînée et équipée par les États-Unis, n’a pas pu maintenir l’ordre alors qu’Al-Qaïda était quasiment éradiquée. Daech attendait son heure. Il disposait déjà de plusieurs milliers d’hommes. Le terrain ouvert au conflit en Syrie leur a permis de se développer avec l’aide des Occidentaux : c’était le Front Al Nosra. Ils se sont opposés à l’armée d’Assad, mais ont surtout pris le leadership des bandes rivales qui forment l’opposition. À Raqqa, ils ont nommé des notables aux postes importants pour s’attirer la confiance de la population. Ils ont proposé de l’argent à des personnalités connues pour leur servir de relais ou d’informateurs. Ceux qui refusaient de collaborer, ils les tuaient. C’est ce mélange de terreur, d’organisation militaire stricte, de moyens financiers importants et de cruauté qui leur a permis d’imposer la Charia sur les territoires conquis.
Comment analysez-vous le basculement qui leur a permis de devenir un État?
La date charnière, c’est juillet 2012 : les frontières avec la Turquie tombent. C’est une porte ouverte : les djihadistes étrangers vont pouvoir rentrer et rejoindre les groupes les plus radicaux. Daech partage plusieurs centaines de kilomètres de frontières communes avec la Turquie. Gaziantep est une base arrière pour les volontaires désireux de rallier l’organisation. Beaucoup sont originaires du Maghreb, de Tunisie, du Maroc ou de France. Tous sont bien encadrés par des anciens d’Al-Qaïda : ce sont des anciens d’Irak, de Syrie, mais aussi de Libye, d’Afghanistan, voire de Bosnie dans certains cas. On y trouve des Maghrébins, mais aussi des Tchétchènes, des Pakistanais ou des Soudanais. En deux ans, l’État islamique a éliminé ses rivaux.
Ils semblent aussi parfaitement maîtriser la communication…
Oui. Avec l’échec des printemps arabes et la ringardisation d’Al-Qaïda, ils ont pu faire passer un message bien structuré. Leur communication est moderne : leurs clips de propagande sur internet sont dignes d’Hollywood. Leur slogan «L’État islamique restera!», utilisé de la Tunisie à Bagdad en passant par le Liban a l’efficacité du «Yes we can!» d’Obama. C’est un marketing dont Al-Qaïda n’a jamais disposé. L’État islamique qu’on le veuille ou non existe, et il faudra peut-être des années pour l’éradiquer.
Le gouvernement irakien n’a pas perçu l’imminence de la menace. Les pouvoirs en place, tant au Machrek qu’au Maghreb y sont-ils mieux préparés?
Ils sont préparés à réagir à d’autres défis : ceux de la mondialisation, de la modernisation, des migrations classiques, mais peut-être pas à celui-là. Ce qui est marquant dans le phénomène EI, c’est sa force, sa puissance, sa violence et la rapidité de son expansion. Il est très difficile pour des diplomaties et des armées classiques d’y faire face. Des villes sont tombées en quelques heures, l’EI était parfois soutenu par les bourgeoisies locales. Il leur a suffi de prendre le contrôle des mosquées et l’opposition s’est littéralement volatilisée. À Mossoul, mille djihadistes ont mis en déroute une armée régulière de 50 000 hommes pratiquement sans combattre. La guerre sainte a viré à la démonstration de force. L’État islamique a mis la main sur un arsenal militaire estimé à 3 milliards de dollars : l’équipement dernier cri de l’armée américaine, légué à l’armée irakienne à leur départ. Ils se sont emparés des chars, des blindés, des canons et même de deux avions à l’aéroport de Mossoul. Ils ont également pris la banque centrale et son or. La plupart des banquiers y avaient entreposé leurs liquidités : on parle de 400 millions d’euros. La PME du terrorisme est devenue une multinationale, elle possède les armes, l’argent, 40 000 combattants et le contrôle total de son territoire. Nous assistons à une sorte de transgression incroyable : un défi lancé aux États sunnites classiques de l’ex-Empire ottoman.
Comment expliquez-vous ces ralliements rapides, nombreux et spontanés?
Beaucoup de gens qui ont fait des études supérieures, médecins, avocats ou autres ne savent plus bien qui ils sont. Ils sont désespérés de tout. Confrontés à une mondialisation américano-globale – c’est ainsi qu’ils la perçoivent –, ils sont en perte de repères. C’est cette masse disponible qui peut être récupérée, comme l’étaient des groupes sociaux similaires pour les communistes ou les fascistes de l’Europe d’une autre époque.
Vous insistez aussi souvent sur la dimension économique et financière de la lutte contre les djihadistes…
L’EI a pu développer sa propre économie de guerre et s’affranchir des mécènes extérieurs. 82% des moyens de l’EI proviennent directement des ressources qu’elle a à sa disposition, ce qui veut dire qu’on a complètement changé de modèle : c’est une organisation qui est autonome financièrement. Le pétrole et ces centaines de millions de dollars, c’est l’autre guerre menée par l’EI. : on estime que les djihadistes contrôlent une vingtaine de puits, soit 10% de la production irakienne et 60% de la production syrienne. Le chiffre d’affaires est évalué entre 500 000 et un million d’euros par jour, uniquement pour le pétrole. De quoi financer la guerre encore longtemps. Les réserves sont estimées à plusieurs milliards de barils, c’est-à-dire de dollars. L’EI ne détruit pas les installations pétrolières : il s’en empare, utilise les réseaux de contrebande qui remontent à l’époque de Saddam Hussein et de l’embargo international, réseaux irakiens et kurdes. Même avant Daech, ces filières étaient difficiles à contrôler, mais avec eux c’est encore mieux organisé. Même en pleine guerre, la production ne s’est pas ralentie. Ils bradent le baril, c’est un gros business, des millions de dollars par jour, sans aucune traçabilité. Il y a du pétrole brut qui transite par la Turquie, par la Jordanie. 15% du PIB de l’Irak est aux mains de l’EI, soit 35 milliards de dollars, l’équivalent du budget militaire de la France. Jamais Al-Qaïda ou Ben Laden n’ont possédé une telle force financière. La conquête des autres ressources naturelles et notamment l’eau est l’autre enjeu : à l’été 2015, l’EI s’est emparé du barrage de Mossoul qui irrigue les plaines fertiles d’Irak : ces greniers nourrissent plus de la moitié de la population. L’EI contrôle le blé, le maïs ; l’Irak et la Syrie regorgent de gaz et de phosphates. La valeur du sous-sol se chiffre en centaines de milliards de dollars : l’EI est assis sur une montagne d’or. Depuis le départ, les dirigeants de l’EI obéissent à une logique économique : ils diversifient leurs sources de financement et commercialisent leurs richesses en dessous des prix du marché. L’objectif du Califat est de se vendre comme une alternative crédible aux gouvernements «corrompus» de la région, comme le «pays de rêve des sunnites».
Daech est donc à l’épreuve du pouvoir et armé pour s’étendre dans les zones laissées vacantes par la chute de Kadhafi en 2011?
La situation n’est pas comparable, mais des similitudes existent. L’EI est à l’épreuve du pouvoir et se présente comme une alternative – odieuse à nos yeux – aux gouvernements classiques. Sauront-ils gérer la vie quotidienne de millions d’habitants? On sait déjà qu’ils perçoivent des taxes sur les zones conquises, qu’ils disposent d’une administration divisée en plusieurs départements, qu’ils gèrent la distribution de l’eau, de l’électricité, du gaz, qu’ils disposent d’une police locale, d’une sécurité interne, de médias propres. Tout remonte aux gouverneurs qui dépendent directement des adjoints l’Al Baghdadi… L’EI recrute du personnel civil, des ingénieurs, des médecins et leur offre des salaires. Leur message est double : le sabre pour les infidèles, une vie meilleure pour les disciples.
Donc le combat sera long et difficile?
Les diplomaties occidentales ou locales devront tenir compte de tous ces paramètres pour trouver une réponse cohérente et rapide. Je crois que pour l’Humanité, Daech ne peut pas réussir. C’est une conception archaïque et rétrograde de la Charia. Il met des pays, des entités entières hors circuit, ils n’accompagnent pas l’évolution du monde. Au contraire, ils le défient, le provoquent, l’indignent : ils s’isolent. Beaucoup le voient pourtant comme la force qui a repoussé l’Amérique. Le tableau est assez sombre : la volonté seule ne suffira pas à les combattre. Il faut une vision d’ensemble, une stratégie. Obama a lui-même avoué qu’il n’avait pas encore de stratégie pour combattre l’EI. On assiste impuissant à un véritable tsunami : la guerre a tout emporté, des populations ont été déplacées, tout est détruit dans certaines régions. Il faut s’attendre à une guerre d’usure longue, sale et sanglante. Il faut d’abord endiguer l’avancée de l’EI par une action militaire ciblée, par des frappes, des drones, des actions spécifiques. L’EI ne doit pas prendre Bagdad. L’éradiquer, ce sera plus difficile encore. Ce n’est pas que militaire. Il faudra anticiper ce qu’on mettra à la place de l’EI. Ce sera une lutte difficile, compliquée, complexe, sur le plan militaire et financier. Plus difficile encore que contre Al-Qaïda. L’EI A fait ses armes au cœur des guerres civiles, il se bat sur tous les fronts et poursuit sa stratégie d’expansion. Il exporte la terreur en multipliant les attentats. Personne n’est à l’abri. L’EI est désormais une marque internationale adoptée par tous les djihadistes, en Occident, en Afrique ou en Asie. Il rallie les desperados du terrorisme, protégés par le chaos, la haine et la propagande. Le terrorisme aussi se mondialise : ni le Maroc ni la France ne sont à l’abri.
Y a-t-il encore une ligne claire dans la politique arabe de la France?
Tout a changé avec Sarkozy. Dès 2007, il voulait se démarquer des lignes générales de la Vè République. Son accession au pouvoir marque une rupture nette vis-à-vis de ce que l’on a appelé le gaulo-mitterrandisme, synthèse gaullienne que la gauche avait endossée tout en la transformant et la continuant, et qui, sous une forme modernisée, m’a inspiré lorsque j’étais ministre.
Les années 2007-2010 du quinquennat Sarkozy sont relativement difficiles à décrypter, parce qu’elles mêlent opposition prononcée à la politique arabe de la France, préservation de la paix dans son voisinage proche, protection des intérêts de la France dans la région, et quasi-alignement sur la politique de George W. Bush – ce qui ne facilite pas la formulation d’une ligne claire lorsqu’arrive le Printemps arabe…
Quelle a été l’attitude de la France à partir de 2011?
La diplomatie française est prise à contre-pied. Il y a d’abord un temps d’observation avec plus ou moins de sympathie et d’inquiétude, parfois les deux en même temps. Elle peine à dégager une stratégie plausible et cohérente. Mais toutes les autres sont dans le même cas : les voisins arabes, les islamistes tunisiens, les Turcs, les Israéliens et les Américains.
Le départ de Michèle Alliot-Marie et l’arrivée au gouvernement d’Alain Juppé – qui est une classe très au-dessus des autres ministres – précipitent les choses. Ce remaniement remet d’aplomb la diplomatie française, elle qui marchait un peu sur la tête, et rassérène le Quai d’Orsay. Surtout, elle permet de formuler rapidement quelques principes élémentaires : le Printemps arabe est un mouvement courageux, nous en approuvions l’orientation, l’on espérait que tout allait bien se passer…
Pour le reste, c’est à une analyse différenciée des spécificités de l’évolution pays par pays qu’il convient de se livrer – de l’évaluation des forces en présence en Tunisie à la construction ou non d’un État de droit en Libye et à la chronologie des événements en Algérie.
En pratique, les choses risquent d’être plus compliquées. Cependant, la France n’est pas la moins bien placée dans l’échiquier régional. Elle est susceptible de jouer un rôle majeur en définissant une politique pour l’Algérie et en s’accordant avec ses partenaires pour accompagner les transformations en Afrique du Nord.
Qu’est-ce qui déterminera la politique de la France au Maghreb dans les années à venir?
Je vous répondrai par la célèbre et laconique formule d’Harold MacMillan, ancien Premier ministre britannique : «Events, dear boy, events» («les événements, mon brave, les événements»).