Entretien – Rentrée économique : Les perspectives du Pr Abdellatif Komat sur les défis et priorités du gouvernement
Propos recueillis par Mouhamet Ndiongue
Le Professeur Abdellatif Komat, Doyen de la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales à l’Université Hassan II de Casablanca, aborde dans cet entretien la rentrée économique, dans un contexte marqué par des défis économiques majeurs, tels que l’inflation persistante et la nécessité de relancer l’économie… Le Professeur Komat partage ses perspectives sur les priorités et les stratégies que le gouvernement pourrait adopter.
Plusieurs questions, notamment les priorités du gouvernement face aux défis économiques actuels, les leviers économiques à activer dans la nouvelle loi de finances, ainsi que les obstacles potentiels à la mise en œuvre des réformes sociales, de santé et d’éducation. Le Professeur Komat donne également son avis sur les principaux défis pour équilibrer les mesures anti-inflation et les réformes structurelles à long terme.
Maroc Diplomatique: Quelles sont, selon vous, les priorités pour le gouvernement face aux défis économiques actuels, notamment en ce qui concerne la lutte contre l’inflation ?
Pr Abdellatif Komat: De manière générale ,les défis économiques sont nombreux et demeurent en très grande interaction avec les défis sociaux .Il s’agit en effet de pouvoir atteindre un taux de croissance à la hauteur des ambitions et attentes du pays (entre 4 et 6% tel que prévu dans le cadre du NMD) , de réduire le taux de chômage , de renforcer l’investissement privé , de maintenir la durabilité des finances publiques , de développer la souveraineté du pays dans des secteurs sensibles…Toutefois , la problématique de la lutte contre l’inflation et le soutien du pouvoir d’achat du citoyen , restent au Maroc , comme dans la majorité des pays un souci des gouvernants.
En effet, bien que globalement le taux d’inflation au Maroc entre 2022 et 2023 a été relativement moins élevé que la moyenne mondiale (entre 6,3 et 6,6 % au Maroc contre un taux entre 6,8 et 8,8% au niveau mondial), il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une situation exceptionnelle étant donné que durant la décennie qui précède 2022, l’inflation au Maroc est demeurée limitée à un taux qui se situait entre 0,2 et 1,6 %. Par ailleurs, le phénomène inflationniste au Maroc a été particulièrement ressenti par la population étant donné qu’il a touché davantage et de manière substantielle les produits alimentaires qui constituent l’essentiel des besoins de la classe moyenne et de la classe à revenus faibles (38% de la consommation). En effet, si la moyenne de l’inflation au Maroc en 2023 était de 6,6% , celle correspondant aux produits alimentaires s’est située selon le HCP à 12,5 %.
La tendance de l’inflation au Maroc en 2024 est certes à la baisse selon des proportions plus élevées qu’ailleurs. On s’attend selon les prévisions à une inflation aux alentours de 2,2 %. Toutefois, le cumul de 12,9 % d’inflation enregistré entre 2022 et 2023 reste pesant sur la structure des prix en vigueur.
Les autorités tant monétaires que gouvernementales ont déployé plusieurs mesures d’une part pour atténuer l’inflation et d’autre part pour agir sur le pouvoir d’achat des citoyens, toutefois les questions de l’inflation et du pouvoir d’achat restent une préoccupation majeure pour les citoyens et un défi pour le gouvernement.
Les leviers à notre sens devraient combiner entre des actions conjoncturelles et des mesures à moyen et long terme. Pour 2025 , Le gouvernement va certainement entreprendre des actions conjoncturelles qu’il a menées à ce jour notamment le soutien au secteur agricole, le soutien au transport public ,l’avancement dans la réévaluation des salaires des fonctionnaire , la mise en œuvre des augmentations du SMIG et du SMAG….Par ailleurs , des mesures structurelles devraient être entreprises , notamment la réorientation de la politique agricole en prenant en considération des donnes structurelles à l’instar de la problématique de l’eau et l’émergence de la souveraineté alimentaire comme l’une des objectifs stratégique du pays .Partant du fait , que l’inflation au Maroc est liée en grande partie à une problématique d’offre , l’investissement (surtout privé) devrait être davantage soutenu.
Quels sont les leviers économiques que le gouvernement pourrait activer dans la nouvelle loi de finances pour encourager la relance économique ?
L’objectif pour 2025 est d’atteindre un taux de croissance de 4,6% qui serait un taux appréciable en prenant en considération la conjoncture nationale et le contexte international. Etant donné leur incertitude, les résultats de la campagne agricole influenceront l’atteinte de cet objectif. A noter cependant que le Maroc compte de plus en plus sur le secteur non agricole pour réaliser un taux de croissance au niveau espéré. Pour ce faire, les secteurs exportateurs (automobile, aéronautique, électronique) devraient poursuive la dynamique qu’ils ont connue ces dernières années (Le secteur de l’automobile leader dans ce sens a réalisé en 2023 un montant d’exportation de 142 milliards de dirhams). Le secteur des phosphates est appelé à retrouver (ou au mois à se rapprocher des résultats réalisés en 2022 (115,2milliards de dirhams d’exportation) .
La relance économique passe également par le renforcement de l’investissement. L’orientation royale de faire du privé le principal moteur de l’investissement au Maroc est appelée à se concrétiser progressivement dans une tendance progressive pour atteindre le ratio 2/3 pour le privé et le 1/3 pour le public à l’horizon 2035. Cela interpelle le gouvernement à poursuivre les importantes réformes afin d’encadrer l’acte d’investir et renforcer les mécanismes de gouvernance publique et installer un système d’investissement durable. Ces réformes comprennent également la poursuite du perfectionnement du rôle des centres régionaux d’investissement entamé en 2019 dans un élan visant davantage d’efficacité et orienté vers plus de proximité régionale. Par ailleurs, cette dynamique requiert une poursuite dans l’avancement de l’amélioration du climat des affaires et la relance de l’investissement territorial dans le cadre de la régionalisation avancée.
Quels obstacles le Maroc pourrait-il rencontrer dans la mise en œuvre des réformes sociales, de santé et d’éducation annoncées ?
Le processus de reformes sociales et du renforcement de l’Etat social est en marche. Concernant, le projet Royal de généralisation de la protection sociale, les deux piliers prévus pendant les 1eres années du projet à savoir la généralisation de la couverture médicale et celle des indemnités familiales ont été mis en place. Les deux autres composantes, à savoir l’élargissement de l’affiliation aux régimes de retraite et la généralisation de l’indemnité pour perte d’emploi au bénéfice des personnes ayant un emploi stable sont prévus pour 2025.Il s’agit de projets ambitieux et exigeants aussi bien au niveau Financier qu’au niveau organisationnel et en gouvernance.
Les obstacles à affronter sont à mon sens au moins au nombre de trois :
-D’une part une question de moyens financiers. A terme la couverture sociale devrait couter à l’Etat une enveloppe annuelle de 40 milliards de dirhams : 29 milliards pour l’aide sociale directe et 10 milliards alloués par l’Etat à la généralisation de l’AMO aux familles en situation de pauvreté. Il parait que le montage financier à l’horizon 2026 est assuré. La question qui se posera plus tard est d’assurer la pérennité du financement ;
-D’autre part une question d’offre des services de santé. Les besoins en infrastructures et en équipements et surtout en ressources humaines restent importants. Cela est d’autant plus vrai que le Maroc s’inscrit dans un objectif de réduire les inégalités territoriales. Or, au niveau service de santé, l’écart entre régions reste flagrant. Sur ce plan le projet de doter chaque région du Maroc d’une faculté de médecine et d’un CHU avance. La faculté de médecine de la région Laâyoune Sakia lhamra est opérationnelle depuis trois années. Celles d’Errachidia, Béni Mellal et Guelmim ont également démarré en septembre 2023 et les CHU relevant de ces différentes régions sont en chantier.
S’agissant de réhabilitation des centres de santé existants, le gouvernement poursuivra en 2025 son programme de restauration de près de 1.400 établissements de santé, dont près des deux tiers sont situés dans les zones reculées. Le principal enjeu pour le Maroc reste celui des ressources humaines. Le Maroc est en effet en deca des normes internationales (standards de L’OMS) en matière de taux de couverture en personnel médical aussi bien en médecins (manque de 35 mille médecins) qu’en personnel soignant (manque de 65.000 personnels soignants) ;
-Enfin en gouvernance : Sur ce plan, un dispositif est prévu dont l’opérationnalisation est programmée pour 2025. Il s’agit de mettre en place diverses structures dont principalement « la Haute autorité de santé » dont la mission consiste notamment à l’encadrement technique de l’assurance maladie obligatoire de base, la préparation des outils de gestion de son système, ainsi que l’évaluation de la qualité des prestations fournies par les établissements de santé publics et privés. Le dispositif de gouvernance prévoit également la création des groupements sanitaires territoriaux et de l’agence nationale du médicament et des produits de santé.
Selon vous, quels sont les principaux défis pour le gouvernement dans l’équilibrage des mesures anti-inflation et des réformes structurelles à long terme ?
Il s’agit de deux enjeux importants avec deux remarques fondamentales à mon sens ;
-D’une part, ces défis ne sont pas opposés , bien au contraire, ils sont plutôt complémentaires ; Les reformes structurelles qui visent à stimuler l’emploi, à renforcer l’Etat social, à instaurer plus de justice fiscale, à renforcer l’investissement privé, et à mieux réguler l’économie devraient avoir comme impact d’atténuer le phénomène inflationniste et à agir sur son corollaire le renforcement du pouvoir d’achat notamment celui de la classe à revenu moyen et celle à revenu limité ;
-D’autre part, Le Maroc a toujours su équilibrer entre la gestion des crises et difficultés conjoncturelles (Comme l’inflation) et les projets structurels à moyen et long terme .Sur ce plan, c’est durant les quatre dernières années pendant lesquelles notre pays a traversé des difficultés sanitaires (crise du Covid) naturelles (sécheresse , tremblement de terre ) ou imposées par le contexte international (impact des guerres , inflation importée), que Sa Majesté le Roi Mohammed VI , tout en suivant de prés et en supervisant personnellement la réponse idoine à ces difficultés conjoncturelles , qu’il a lancé les projets structurels qui projettent le Maroc vers la prochaine décennie avec beaucoup d’assurance et d’optimisme (Etat social , gestion de la question de l’eau, transformation énergétique, métamorphose de la structure de l’investissement ;amélioration du climat des affaires , partenariats stratégiques…) .
Certes l’inflation a tendance à se stabiliser, par contre les effets de son augmentation exceptionnelle des années 2022 et 2023 continuent à être ressentis par une grande partie de la population. Dans ce sens, les perturbations périodiques et fortes que connaissent les prix des produits alimentaires devraient pousser placer comme priorité la réadaptation de la politique agricole du Maroc en prenant en considération les dimensions suivantes :
-L’impact des aléas climatiques et des sècheresses successives sur le secteur agricole ;
-Plus de considération à la dimension « besoin en eau » dans le choix des cultures à encourager ;
-Le positionnement de la quête de la souveraineté alimentaire parmi les priorités stratégiques du pays ;
-La consécration prévue d’une partie des eaux dessalées à l’irrigation avec son impact sur le cout de production agricole et donc sur l’optimisation des investissements dans le secteur ;
-Redimensionner les exportations des produits agricoles en prenant davantage en considération les besoins locaux.
On parle d’un éventuel remaniement ministériel. Qu’est ce qui pourrait motiver un tel changement. D’autres pensent que la stabilité gouvernementale contribuerait à une mise en œuvre efficace des politiques économiques et sociales prévues ? Qu’est-ce que vous en pensez ?
Je tiens tout d’abord à rappeler que le Maroc dispose d’une constitution reconnue à travers le monde comme une constitution très avancée au niveau de son contenu et au niveau des équilibres et la séparation entre les pouvoirs. A ce titre, l’article 47 de la constitution précise que tout changement au niveau de la composition du gouvernement est de l’attribution du Roi et après celle du chef du gouvernement : « Le Roi après consultation du chef du gouvernement peut mettre fin aux fonctions d’un ou de plusieurs Ministres du gouvernement ». Le chef du gouvernement peut de son coté « demander au Roi de mettre fin aux fonctions d’un ou de plusieurs ministres du gouvernement ».
Aussi, c’est aux attributaires constitutionnels de cette attribution de juger de la pertinence ou non de procéder à un remaniement ministériel en cours d’un mandat gouvernemental. Nous relevons en tant qu’analystes et observateurs, que dans l’histoire des gouvernements du Maroc il y’a eu toujours eu un remaniement ministériel vers la Mi-mandat gouvernemental. A noter que sur le plan politique le remaniement ou non n’est pas une finalité en soi, mais une mesure visant le meilleur choix possible pour la mise en œuvre de programmes politiques.
En général s’il est envisagé, un remaniement vise essentiellement à insuffler une nouvelle dynamique au gouvernement ou du moins à certains de ses départements si cela s’avère nécessaire. Par contre, les décideurs à ce titre peuvent estimer que la stabilité du gouvernement et donc de le laisser dans la même composition peut être un gage de continuation des projets et politiques engagés. En tout cas, c’est l’intérêt du pays qui présage dans la prise de toute décision à ce sujet.