Erdogan : Le pyromane de la Méditerranée
Par Youssef CHIHEB*
La Méditerranée, berceau de la civilisation humaine, fut longtemps préservée des guerres qu’elles soient orientale, centrale ou occidentale. Elle fut également gouvernée depuis plus d’un siècle par l’Europe pour ce qui est de la rive nord et par les pays arabes pour les rives sud et nord-est. Elle a été épargnée des effets collatéraux de la guerre froide, du conflit israélo-arabe et des tensions liées au statut hybride de Chypre. Mais voilà qu’un pays, la Turquie, jadis acteur central puis démembré, suite au déclin de l’Empire ottoman, revient sur la scène méditerranéenne avec force et belligérance pour reconfigurer les équilibres géopolitiques du bassin méditerranéen au risque de provoquer, potentiellement, des guerres ouvertes dont personne ne peut prédire les conséquences mondiales. L’arrivée du parti islamistes de l’AKP, en 2003, au pouvoir s’est soldée, au fil du temps, à la fois par un confinement habile de la laïcité et une résurgence du nationalisme turc comme un sphinx né de ses cendres.
Les jeux diplomatiques
Profitant de son statut privilégié dans la région en tant que membre de l’OTAN, la Turquie a su tirer profit par le développement de son arsenal militaire, industriel et stratégique. La Turquie a su également tirer profit du conflit israélo-arabe en rétablissant des relations diplomatiques, en dents de scie, avec l’Etat hébreu, après une rupture suite aux contentieux liés au blocus de Gaza. Le président Erdogan a su obtenir le soutien des Américains dans la lutte contre Al Qaïda. Cependant, la Turquie était consciente que cette politique « pro israélienne et américaine » n’allait pas se faire sans conséquences sur ses relations avec les pays arabes. Elle fait marche arrière en instrumentalisant la cause palestinienne et faisant pression sur la Syrie et l’Irak en menaçant ses voisins en question au sujet des deux fleuves, le Tigre et l’Euphrate qui prennent source en Turquie.
Cependant, d’autres survenances géopolitiques majeures ont conduit la Turquie à changer son logiciel diplomatique et stratégique de manière radicale : la première, une fin de non recevoir de son adhésion à l’Union Européenne face au véto de la France. Une décision qui fut sentie comme une gifle pour Erdogan qui impute la responsabilité de son non intégration au sein de l’Europe comme une vengeance de Paris face aux islamistes de l’AKP. La deuxième, fut une aubaine pour la Turquie lors du déclenchement du printemps arabe, de l’émergence de l’Etat Islamique et de la vague sans précédant, de centaine de milliers de migrants, de réfugiés et notamment de jihadistes transitant par la Turquie pour aller en Syrie et en Irak. Dans ces bouleversements géopolitiques et sécuritaires, Erdogan a su tirer profit de cette « providence » pour régler ses comptes avec l’Europe en général et la France et la Grèce, en particulier.
L’aggravation de la crise syrienne, la montée en puissance de Daech et la destruction de la Lybie sont les cartes maîtresses d’Ankara dans sa nouvelle relation à l’Europe selon le vieux proverbe « le malheur des uns fait le bonheur des autres ». La guerre en Syrie devient un conflit mondial, nécessitant une coalition internationale. Les attaques meurtrières de l’Etat Islamique en Europe déstabilisaient les grandes puissances occidentales. En parallèle, l’arrivée de milliers de migrants des côtes libyennes vers l’Italie et la Grèce ont mis à rude épreuve l’Union Européenne. Erdogan devient le maître du jeu et profite du contexte géopolitique inflammable pour dicter ses injonctions et pour exercer des chantages financiers et politiques en s’imposant comme un allié incontournable à la fois dans la lutte contre le jihadisme, dans le conflit intra-libyen, dans la coalition internationale contre le régime de Damas et récemment dans la course pour l’exploitation des ressources gazières de la méditerranée orientale.
Dans cette stratégie de pyromane assumé, Erdogan a su tirer profit des nouveaux dangers déstabilisant la méditerranée, avec une hostilité prononcée à l’égard de la France en particulier. Il est parvenu à forger une nouvelle doctrine, un mélange à la fois d’islamisme politique, de nationalisme exacerbé, inspiré de l’empire ottoman, de l’expansionnisme économique en méditerranée, de l’ambition d’installer une base navale en Lybie, de la confrontation directe avec la France en méditerranée orientale, et enfin, du déploiement économique en force dans les zones d’influence françaises en Afrique et au Maghreb.
La Turquie d’Erdogan
La Turquie d’Erdogan fait également le pari d’une victoire des islamistes, affiliés aux frères musulmans, pour polariser les pays arabes en entretenant des relations privilégiées avec les partis politiques tels le PDJ au Maroc, Ennahda en Tunisie, Ennour en Algérie, Ettawassoul en Mauritanie, le régime du Qatar, AL Jamaâ AL Islamiya en Egypte, le CNT en Lybie et Hamas à Gaza.
Ainsi, depuis le mandat du président français Nicolas Sarkozy, les relations franco-turques n’ont cessé de se dégrader au point où le risque d’affrontement militaire n’est pas à exclure vu la passivité des Britanniques et des Allemands d’un côté et les divergences franco-Italiennes de l’autre côté qui fragilisent le front européen. Le terrain est désormais propice pour une escalade entre Paris et Ankara sur fond de tensions politiques et en parallèle de la « mort clinique de l’OTAN », dixit Emmanuel Macron. En réalité, le contentieux franco-turc est historique, politique, stratégique et économique. Quelques faits peuvent expliquer cette guerre froide et tensions géopolitiques entre Paris et Ankara.
-La Turquie d’Erdogan instrumentalise l’Histoire pour justifier sa haine de la France. Dans les manuels scolaires, faisant l’apologie de l’empire ottoman, les historiens forcent le trait dès lors qu’on évoque l’amputation de leur Empire par l’annexion de l’Algérie, en 1830, par la France, confirmée par le traité de Berlin en 1884. Ensuite, par les sanctions humiliantes infligées à la Turquie lors du traité de Versailles, en 1919 et précédée par les accords secrets de Sykes-Picot en 1916, signées par la France et la Grande Bretagne.
-La Turquie reproche à la France son offensive diplomatique et politique par la reconnaissance du génocide des Arméniens par les Turcs. Un argument qui, selon Ankara, a été décisif dans l’exclusion définitive de la Turquie et d’une possible intégration de l’Union Européenne. Erdogan s’est placé aussi sur la dimension mémorielle, lors d’une visite en Algérie, en évoquant le génocide algérien par des chiffres relevant des polémiques et susceptibles de réveiller les vieux démons et de remettre en lumière les pires tabous des relations franco-algériennes.
-La Turquie d’Erdogan a du mal à digérer le véto français quant à l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne. La Grande Bretagne, avant le Brixit, l’Allemagne et l’Italie auraient préféré une adhésion de la Turquie par palier et à long terme. Mais Paris a mis tout son poids pour une fin de non recevoir, évoquant la géographie, la démocratie, le rôle de l’islam politique en dépit de la Laïcité, le contentieux avec la Grèce, ce que Ankara réfute et considère comme une mise en confinement géopolitique de la Turquie, qui tente vainement de trouver un ancrage optimal entre une Europe qui lui ferme ses portes et un Proche Orient qui se méfie du retour d’une éventuelle tutelle de l’empire ottoman.
-La guerre civile en Lybie et la partition de l’Etat en deux entités, l’une conduite par le Général Haftar, soutenu par Paris, et l’autre sous le pouvoir du Conseil National de Transition, soutenu par Ankara et l’Italie. Là aussi, la France et la Turquie s’affrontent par guerre interposée. Erdogan soutient et arme le CNT, avec la volonté résolue d’installer une base navale au sud de la Méditerranée et, in fine, une capacité de projection géostratégique en Afrique. De son côté, la France après avoir éliminé le régime de Kadhafi, apporte son soutien politique et militaire au général Haftar dans une alliance hétéroclite avec l’Egypte, l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis et contre la position de l’Italie et celle des Nations unies qui reconnaissent le CNT comme le représentant légitime de la Lybie.
-La France reproche à la Turquie, à la fois, son rôle ambigüe dans la facilitation de l’arrivée de plus de 1500 jihadistes européens en zones irako- syriennes et son chantage financier à l’Europe pour ralentir les vagues de migrants et de refugiées en échange de trois milliards d’Euros que doit verser l’Europe chaque année à Ankara. Quant à la Turquie, elle reproche à la France son soutien aux séparatistes kurdes tant en Syrie, en Irak qu’en Turquie. Les deux pays s’affrontent également sur le plan de la lutte contre le terrorisme islamiste et le partage des renseignements. Pendant que la France lutte contre la radicalisation et le départ de ses ressortissants vers la Syrie, la Turquie fermait les yeux sur les filières jihadistes vers et en provenance des frontières de la Syrie.
-Plus récemment, la Turquie ne cesse de déployer ses bâtiments de guerre et ses bateaux en menaçant même des frégates françaises au large de la Méditerranée, dans le cadre de la guerre à distance que se livrent Paris et Ankara pour peser sur l’avenir de l’Etat libyen. La crise de la Méditerranée orientale, impliquant la Grèce, Chypre, la Turquie et la France, risque de provoquer une guerre ouverte sur fond de rivalités entre les deux pays pour l’exploitation des ressources gazières de la mer d’Egée. La position de l’OTAN est intenable dans la résolution de ce conflit. Les trois pays font partie de la même alliance. L’option militaire, certes, est peu probable, mais tous les ingrédients d’une confrontation armée entre la France et la Turquie sont réunis.
La Turquie, nouveau pyromane
Il n’est nul doute que la Turquie est le nouveau pyromane de la Méditerranée. Ses recherches d’ancrage ou d’intégration géopolitiques poussent Erdogan à jouer avec le feu. Chassée du proche Orient sur le plan militaire par la Russie et par l’Iran, en conflit silencieux avec Israël, bannie de l’Union Européenne, la Turquie se replie sur la Méditerranée, délaissée par les Américains, pour se positionner, en tant que puissance régionale émergente qui menace de rentrer en conflit militaire, de faible intensité, avec la Grèce, et par ricochet, avec son allié européen, la France.
Ainsi, en l’espace de quelques années, la Turquie a mis à mal sa relation avec Israël conduisant à la tragédie du ferry Mavi marmora « Flottille de la liberté » qui a fait dix morts. Durant la guerre en Syrie, l’armée de l’air turque a abattu un avion de chasse russe provoquant une crise avec Moscou. Au large de la Lybie, la marine turque avait dans son radar une frégate française au risque de provoquer une riposte militaire française. En quelques mois, une coalition composée de l’Egypte, de l’Arabie Saoudite, des Emirats Arabes Unies et de la France s’est constituée pour riposter à la Turquie en Lybie.
Enfin, il y a quelques jours, Ankara a déployé ses bâtiments de guerre, menaçant la sécurité de la Grèce et de Chypre, et implicitement celle de la France. Huit pays sont impliqués, à un niveau ou à un autre, dans une escalade politique ou militaire face à l’expansion d’Ankara en Méditerranée. Le silence des Américains, campagne présidentielle oblige, et la convergence de circonstances entre Rome et Ankara n’arrangent pas la situation. Seul l’OTAN appelle à une désescalade entre les deux pays de la Méditerranée qui risquent de ressusciter la mythologie grecque « le choc de titans ».
La stratégie de belligérance turque qui est plus que jamais enrobée dans un nationalisme de plus en plus exacerbé, rappelant une période sombre de l’histoire de l’empire Ottoman. Le Président Erdogan, au pouvoir depuis dix sept ans semble déterminer à peser dans le jeu géopolitique des grandes puissances et, surtout, à ne pas changer de cap sans contre partie stratégique et économique. De son côté, et en l’absence de l’appui militaire et politique Britannique ou allemand, la France est déterminer à tordre le cou à Erdogan dans cette confrontation, dont il est difficile de prédire l’issue.
La riposte à la stratégie expansionniste d’Erdogan nécessite une réponse européenne coordonnée pour éviter une confrontation entre le bloc franco-grec et la Turquie, et pour ne pas reproduire le scénario malien où la France, faute d’alliés européens, s’est enlisée dans le No Man’s Land du Sahel.
La Quai d’Orsay doit s’activer en vue de l’organisation d’une Conférence Internationale pour la paix et la sécurité dans le bassin de la Méditerranée, face au Saladin des temps modernes. Le sommet de l’Union Européenne, prévu les 24 et 25 septembre, ne semble guerre dissuader Ankara à aller vers l’apaisement et à renoncer à sa politique du pyromane dans la Méditerranée.
*Youssef CHIHEB
Université Paris Nord Sorbonne
Spécialiste en Géostratégie et Développement International
Directeur de Recherche
Centre Français de Recherche sur le Renseignement
Analyste Politique chez France 24 à Paris