Farid Belkahia, l’homme bien dans « sa peau »
Décédé le 25 septembre 2014, après plus de 60 ans d’exercices, l’artiste de Marrakech n’a cessé de révolutionner la peinture. Interrogations…
Parler d’un parcours riche et ininterrompu d’un artiste hors pair et d’une figure marquante de l’art au Maroc, n’est pas chose aisée. Toutefois, force est de rendre hommage à l’illustre Farid Belkahia qui a donné d’autres contours et d’autres courbes à la scène artistique marocaine d’un tour de main magique. Cette « main » qui tiendra une grande place dans ses œuvres, symbole de force, de vie, de création et de rencontre avec « l’Autre ». Plus de soixante ans de sa vie ont été consacrés à l’art et à une œuvre singulière et dense. Sa renommée internationale n’est donc pas le fruit du hasard.
Né, pinceau à la main
Né le 15 novembre 1934, à Marrakech, il passera son enfance à Amizmiz où son père tient un commerce. Enfant, il sera trempé d’alchimie du beau comme on s’imprègne de valeurs et d’éducation grâce à son père, féru d’art. Mhamed Belkahia, francophone et francophile, a fait partie de la délégation officielle d’interprètes lors de l’inauguration de la Grande Mosquée de Paris, en 1926. Celui-ci fréquentait les milieux d’artistes étrangers et faisait partie des cercles qui se construisaient autour des Grands tels Henri Matisse, Nicolas de Staël, Antoine, Olek et Jeannine Teslar. C’est en autodidacte que Farid Belkahia aborde la peinture, initié à la palette et au pinceau dans les ateliers d’Olek Teslar, ami de son père. A l’âge de quinze ans, il réalise des portraits à l’huile : l’art est déjà devenu sa deuxième nature. En dépit d’un parcours scolaire de qualité, il est découragé de faire des études supérieures par les autorités coloniales et poussé à devenir enseignant, à peine sorti des bancs du lycée. C’est ainsi qu’il accepte son premier poste à Ouarzazate en 1953.
Sa première exposition à Marrakech, cette même année, fait parler d’elle, et en 1954, il exécute une série de tableaux, notamment « La Veuve et les enfants » et « Muhammad V dans la lune » qui témoignent d’un engagement politique et traduisent le sentiment de violence éprouvé par le souverain qui était déporté par la France, un an auparavant et contraint à l’exil, en Corse, puis à Madagascar.
Un cursus académique pluriculturel
Soucieux de parfaire sa formation, il quitte le Maroc -dans l’intention de poursuivre son itinéraire- en 1955 pour Paris où il est reçu par François Mauriac, sous recommandation d’un ami de son père. C’est cet écrivain, d’ailleurs, qui l’introduira dans les milieux artistiques de la ville lumière. Farid Belkahia s’inscrit alors à l’école des Beaux-Arts de Paris, où il fait ses études de 1955 à 1959. C’est là qu’il peut approfondir sa connaissance de la vie culturelle européenne même s’il en avait eu un premier aperçu, dans le Maroc colonial et c’est là aussi qu’il rencontre un autre grand nom de la peinture marocaine « Jilali Gharbaoui ».
De retour au Maroc, en 1962, après être passé par l’Institut de théâtre et de scénographie de Prague, dans la Tchécoslovaquie communiste -où il côtoie de grands peintres, hommes de lettres et de cinéma tels Aragon, Elsa Triolet et Pablo Neruda- et l’Académie Brera de Milan, il est nommé directeur de l’école des Beaux-Arts de Casablanca par Mahjoub Benseddik alors secrétaire général de l’Union Marocaine des Travailleurs. Ce nouveau poste lui permet d’introduire une nouvelle vision d’enseignement, tourné vers l’Occident, tout en replongeant dans les sources africaines et en prônant la liberté et la créativité des étudiants. Il s’engage alors aux côtés des intellectuels et des artistes pour travailler à la réappropriation du patrimoine marocain, dans la création artistique, en imposant, bien entendu, l’idée d’une peinture indépendante de l’héritage colonial. Il va même en instaurer, lui-même, des valeurs de travail plus modernes et plus libérales qui vont influencer des générations d’artistes, du pays, jusqu’à aujourd’hui. Nonobstant, toute nouvelle qu’elle soit, elle ne rompt pas avec la tradition.
Quand la modernité épouse la tradition
Loin d’être conformiste, l’artiste assoit son nouvel art sur un socle solide dont les règles lui sont propres. En 1974, il quitte ses responsabilités administratives pour se consacrer, pleinement, à sa passion. Dès lors, thèmes, formes et matières se sont constamment renouvelés dans sa création même si les couleurs de la souffrance humaine reviennent toujours, depuis sa visite au camp de concentration d’Auschwitz.
En peintre et artiste polyvalent, aux assises solides, le voyage, la mer et la nature sont au cœur de sa perpétuelle recherche d’inspiration pour s’imprégner des cultures du monde. Sa peinture est un moyen d’expression libre voire un des symboles de la liberté. Il ne tarde pas à se faire remarquer en collaborant en 1966, à la création de la mythique revue « Souffles », aux côtés de Mohamed Melehi, Mohamed Chebaâ et Abdelatif Laâbi.
Artiste novateur de son art qu’il « modernise » mais qu’il garde bien ancré dans ses origines arabes, amazighes et africaines, il secoue et bouleverse l’Histoire des arts plastiques -dans son pays- qu’il marquera de sa propre empreinte et de sa « main » mystérieuse et magique. De facto, il incarne l’une des icônes de la révolution culturelle, au Maroc de cette époque.
Le dompteur des matières brutes locales
En 1965, chevalet et pinceaux sont rangés, au fond du placard, afin de travailler avec des matières traditionnelles brutes, ce qui fera d’ailleurs sa notoriété. Il produit une œuvre originale qui tourne autour de l’identité et son rapport à « l’Autre », et des origines culturelles et civilisationnelles. En bon dompteur des matières dont lui seul connaît le secret, il mêle adroitement cuivre, cuir, peaux de bêtes, bois découpés, éléments qu’il traite avec amour et génie, pour en faire des compositions et des réalisations d’art éternelles. La peinture, pour Farid Belkahia, est avant tout, une belle aventure et une expérience inédite qu’il entame sans vraiment savoir où cela le mènera : « Avec la peinture à l’huile, il n’y a pas d’aventures pour moi. Le henné, la peau ce sont mes souvenirs, ma grand-mère, le milieu dans lequel j’ai grandi, les odeurs que je connais… », disait-il.
Ses œuvres prennent la couleur de ses sentiments par le biais d’une panoplie de pigments et de colorants naturels (le henné, le safran ou encore le bleu de méthylène ou l’écorce de grenade) qui nous réconcilient avec nos origines. Ses œuvres sont puisées dans le patrimoine culturel et linguistique national. Sous sa main, les matières du terroir deviennent universelles. Puisant ses ressources dans la tradition de ses racines, il crée des œuvres inédites, sur plan, fixées sur des panneaux de bois. « La modernité n’est perceptible qu’à partir des valeurs anciennes. » a-t-il révélé.
Animé par une vision intérieure et unique de l’art, il signe, de son estampille flamboyante, ses productions multiformes et expressives. Et parce qu’il est artiste dans l’âme, il ne veut faire comme personne, c’est pourquoi même les formes des cadres y passent. Loin d’être classiques, les triangles, les rectangles et les cercles cadrent ses créations pour livrer à notre regard, de la jouissance contemplative.
L’artiste de la tradition revisitée
Farid Belkahia détient, en puissance, l’art qu’il maîtrise avec doigté, dans son univers singulier qu’il a façonné par des structures géométriques, garnies de signes mystérieux, pour la majorité, amazighs mais aussi des flèches, des spirales, des triangles ou des courbes dont il a fait des symboles graphiques universels ornant, presque toujours, ses créations picturales et sculpturales. Les plans et les espaces sont indiscernables, les paysages définis par des ambiances à la limite du fantastique, le corps féminin y tient le rôle d’un fil d’Ariane reliant les créations entre elles.
Et parce qu’il n’est pas un peintre de surfaces, il va au fond des choses en cherchant le sens et en travaillant les aplats, les juxtapositions et les couleurs. Ses œuvres témoignent de la profondeur et de l’imagination d’un artiste qui donne à sa vie, la patience d’une œuvre d’art. Farid Belkahia n’est pas seulement un peintre reconnu mondialement mais c’est aussi un sculpteur prolifique qui façonne le cuivre et le bois pour en faire des merveilles, par un travail singulier et une approche personnelle.
Une mémoire tatouée
Dans la palmeraie de Marrakech, se niche l’atelier de Belkahia, temple d’art suspendu tels les jardins de Babylone, entre une modernité occidentale et une tradition identitaire, racontant le parcours d’un artiste d’exception et d’un vécu riche d’expériences artistiques, dédiés à l’art, à travers des croquis sages, des œuvres tatouées de mémoire, des signes ancestraux, des matières hétéroclites mais chaleureuses et des formes intimidantes voire déstabilisantes mais combien sobres ! « L’important, c’est d’être bien dans sa peau ! » répétait-il.
Malheureusement, si l’art est infrangible, l’artiste, lui, est mortel. Ainsi, le 25 septembre 2014, notre grand artiste Farid Belkahia, l’un des derniers doyens de l’art contemporain marocain, s’éteint à l’âge de quatre-vingts ans, après un long combat contre la maladie, léguant un héritage unique et prestigieux en plus du souvenir inoubliable d’un artiste de génie qui a su se démarquer par un style qui n’appartient qu’à lui. L’édifice artistique marocain a tremblé sur son socle : l’un des piliers qui a contribué à lui donner ses lettres de noblesse, s’en est allé sobrement, le laissant orphelin et amputé d’une époque fertile et prestigieuse. Le monde de l’art perd ainsi « l’un des plus grands inspirateurs de la renaissance artistique marocaine » comme le définit Jack Lang, président de l’Institut du Monde arabe (l’IMA) qui ajoute : « Son œuvre domine la scène artistique mondiale. Par son ampleur et sa singularité, elle est un pont entre l’Afrique et l’Europe ».
Ses collections originales figurent dans de grands et nombreux musées et fondations aussi bien au Maroc que partout dans le monde. En janvier 2014, le Musée du Centre Pompidou, a ravi le public par l’une des œuvres majeures de Farid Belkahia « Hommage à Gaston Bachelard » (3m sur 2). Datée de 1984, elle a été acquise en 2013 par le centre. Et en reconnaissance à son œuvre immense, une salle du Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain porte, désormais, son nom qui restera gravé dans l’Histoire de l’art marocain, à tout jamais.