Femmes : Comment le Maroc recule
Dossier du mois
Ouafa Hajji, Présidente fondatrice de Jossour, Forum des femmes marocaines, Présidente de l’Internationale socialiste des femmes
Violence et condition de la femme au Maroc
La scène d’agression sexuelle dans un bus de Casablanca ne constitue pas un cas isolé. En 2017, comme tous les ans, plusieurs vidéos relayées par les réseaux sociaux ont montré des scènes similaires, dans les rues de plusieurs villes marocaines. Le 11 août, de jeunes hommes ont poursuivi une jeune fille marchant seule à Tanger sous prétexte qu’elle portait une tenue aguicheuse. En 2015, deux jeunes filles portant des jupes ont été agressées dans la ville d’Inezgane…
Exposées, dans toutes les cultures, à toutes les formes de violences, les femmes dans les pays tiers-mondistes, notamment dans les pays à culture arabo-musulmane, demeurent la cible d’une violence issue d’une culture de domination. Les femmes marocaines n’échappent pas à la règle, et les chiffres le démontrent.
Des chiffres alarmants
Dans un rapport officiel publié en 2015, on peut lire que les affaires de violences physiques soumises aux tribunaux marocains, en 2014, sont en augmentation de 8,33% par rapport à 2013. Marrakech, El Jadida, Kénitra, Rabat et Béni Mellal enregistrent plus de la moitié des affaires recensées.
Les agressions à caractère sexuel ont constitué 8,6% des affaires de violences physiques enregistrées dans les tribunaux marocains. Le viol est l’acte d’agression le plus répandu avec une part de 70%.
Le rapport dresse un portrait approximatif des femmes subissant les violences physiques : elles habitent, essentiellement, dans les villes, sont âgées de 18 à 45 ans et n’ont pas d’emploi. C’est ce qui ressort des plaintes pour agression déposées auprès de la police en 2014. Mais, pour autant, on ne peut pas affirmer que la violence à l’égard des femmes est seulement un phénomène urbain. Par pudeur ou par manque de structures d’aide, les femmes rurales ne dénoncent pas les agressions qu’elles subissent et préfèrent se murer dans le silence. Ce qui était également le cas, il n’y a pas longtemps, dans le milieu urbain.
Les violences envers les femmes sont multiples et ne datent pas de ces dernières années. Ainsi, selon Genre en action, sans compter les agressions subies dans leur cadre familial actuel, 6 % des femmes ayant entre 18 et 59 ans ont été l’objet d’injures sexistes en 2005 ou 2006, 2,5 % ont été agressées physiquement et 1,5 % ont déclaré avoir subi un viol ou une tentative de viol.
Les violences sexuelles sont moins fréquentes au sein du ménage, mais c’est l’inverse pour les violences physiques. Les femmes sans diplôme sont trois fois plus nombreuses à subir des violences domestiques que les plus diplômées. Les caresses, baisers et autres gestes déplacés sont les agressions sexuelles les plus fréquentes et ont pour cadre le lieu de travail dans un quart des cas.
Selon l’enquête « Cadre de vie et sécurité » menée début 2007, 3,3 % des femmes âgées de 18 à 59 ans ont déclaré avoir subi en 2005 ou 2006, au moins, une agression physique ou sexuelle de la part d’une personne vivant avec elles ; elles sont 3,4 % à en avoir subi, en dehors de leur ménage.
Les premières violences auxquelles les femmes sont confrontées sont les violences verbales telles que les injures (16,9 %) et les menaces (5,5 %) ; viennent ensuite les violences physiques, au sein du ménage (3 %) ou à l’extérieur (2,5 %) ; et enfin, les agressions sexuelles à l’extérieur (1,5 %) et dans le ménage (0,7 %). Les vols avec violence ou sans violence ont touché 4 % des femmes. En dehors du ménage, la proportion de femmes violées est deux fois supérieure à celle des femmes qui se sont fait dévaliser avec violence.
Les jeunes femmes sont les plus vulnérables. Hors du ménage, en 2005 ou 2006, une femme sur cinq âgée de 18 à 29 ans a essuyé des injures, une sur dix a subi des caresses et des baisers non désirés et autant de menaces. Pour les délits plus graves, 3,5 % de ces femmes ont subi une agression physique, 2,2 % un viol et 1 % des vols avec violence.
Un phénomène ancré
Qu’il s’agisse de violences conjugales, familiales ou dans l’espace public, de nature physique, sexuelle, verbale, psychologique ou même politique ou économique, la violence est une constante du vécu des marocaines. La violence, expression de domination, n’est donc pas un phénomène nouveau dans notre société. Ce phénomène est devenu plus visible car le tabou a été levé et que les femmes ont, de moins en moins, honte à s’exprimer, ce qui permet de mieux le cerner et dénoncer.
Ce qui commence à être le cas au Maroc grâce au travail de fond mené, essentiellement, par le mouvement des droits des femmes et relayé au début des années 2000 par le gouvernement El Youssoufi. En 2001, une stratégie nationale de lutte contre la violence à l’égard des femmes a été, en effet, mise en place par le gouvernement avec la participation de plusieurs ministères, des associations féminines et des centres d’écoute et d’orientation juridiques pour les femmes.
Insuffisances juridiques
Le Maroc a également entamé des réformes du code pénal avec quelques avancées comme l’incrimination du harcèlement sexuel, l’aggravation des sanctions encourues pour viol, ainsi que l’abrogation, grâce à la lutte de la société civile, de l’alinéa 2 de l’article 475 qui autorisait le violeur à épouser sa victime pour éviter les poursuites. Le code comporte néanmoins toujours des insuffisances qui ne confèreront pas une protection effective aux femmes. Par exemple l’absence d’incrimination des violences psychologiques, ou encore du viol conjugal et l’absence du droit à l’avortement. De même que le viol y est toujours défini comme attentat aux moeurs et non contre la personne.
Par ailleurs, le projet de loi n°103-13 relatif à la lutte contre les violences faites aux femmes, élaboré par le gouvernement conservateur et adopté en juillet 2016, tarde à venir et ne constitue pas du tout une réelle avancée. Un coup d’épée dans l’eau en somme. D’où l’urgence d’une réforme globale qui traiterait de tous les aspects.
Par ailleurs, les avancées législatives sont certes nécessaires, elles ne sont pas suffisantes. Pour devenir une réalité, le changement doit investir le quotidien des familles marocaines. L’action en ce domaine doit être menée de manière horizontale et à plusieurs niveaux dont, en priorité l’éducation, la cellule familiale et la sensibilisation à travers les médias afin de venir à bout des stéréotypes socioculturels profondément ancrés et résistants.
Changer les mentalités par l’éducation
En effet, à l’école, aucune éducation aux droits humains et à l’égalité des sexes, et encore moins à l’initiation à la sexualité, ne fait partie du cursus scolaire. Bien plus, les manuels véhiculent des contenus sexistes et reproduisent des stéréotypes de domination. Ainsi, les structures chargées de l’éducation ne jouent pas le rôle positif de changement des mentalités apte à condamner la violence et promouvoir le civisme. Au moment où la réforme du système éducatif est à l’ordre du jour, le toilettage des programmes scolaires et la formation du corps enseignant doivent figurer à l’agenda de la réforme.
Aborder l’école et l’éducation c’est également se pencher sur le discours religieux qu’il me semble opportun de revisiter car il constitue un facteur principal dans l’éducation familiale. Or la perception populaire actuelle favorise la «supériorité» du sexe masculin et justifie le recours à la violence contre un être considéré comme d’intelligence inférieure et secondaire en religion. Le portrait dressé de la femme est en effet celui d’un être ne pouvant jouir de son libre-arbitre, mais devant être soumis et puni. Perception sur laquelle surfent les forces rétrogrades et conservatrices de la société.
Afin de compléter ce dispositif, le rôle des médias doit être revu dans l’objectif de véhiculer auprès des familles et de l’opinion publique un contenu fondé sur la valorisation de l’égalité des sexes et du civisme. Les contenus sexistes doivent être bannis, et les médias redevables des dépassements. La haute autorité de la communication et de l’audiovisuel devrait, en ce sens, être responsabilisée.
Libertés individuelles menacées
Je dois cependant souligner que si la violence faite aux femmes est ancrée dans les moeurs, ce qui est nouveau par contre, c’est qu’elle puisse, aujourd’hui, s’exprimer presque librement sur la place publique, preuve de la banalisation du recours à la force, contre le respect dû à l’intégrité et à la liberté d’autrui, au droit à la différence. La montée du chômage, l’accroissement des inégalités sociales, l’échec reconnu de notre système éducatif ont renforcé les frustrations et augmenté le sentiment d’insécurité. En majorité mal instruites, mal encadrées, les jeunes générations sont livrées à elles- mêmes. Et le recul de l’encadrement politique et social, en raison, entre autres, de l’affaiblissement du rôle des partis politiques et des institutions dédiées, risque, à terme, de remettre en cause le référentiel commun de valeurs et de lui substituer des pratiques basées sur la démonstration de la force et l’interprétation erronée et rétrograde de la religion, déstabilisant les règles du vivre ensemble.
Cela démontre que notre société amorce une mutation qui doit nous inquiéter car elle peut remettre en cause non seulement les droits des femmes mais, progressivement, les libertés individuelles qui sont le fondement de notre Constitution et de notre projet démocratique.