Gabriel Banon se raconte «De la rue de Tanger à l’Élysée» (épisode VI)
Récit de vie
Gabriel BANON, un nom qui à lui seul constitue un pan de l’Histoire. La vie de ce grand enfant de Casablanca s’offre à nous sur plusieurs toiles de fond aussi luxuriantes les unes que les autres. Parler de Gabriel BANON n’est pas chose aisée quand bien même on serait son meilleur ami tellement sa vie est riche, passionnante et singulière. Enfant, il avait joué avec des princes. Adulte, il allait conseiller et chuchoter à l’oreille des grands de son époque allant du Roi de Suède, au Président russe en passant par Yasser Arafat et George Bush père. Comment pourrait-on donc raconter la vie de celui qui fut l’ami des grands de ce siècle comme Henry Kissinger ou encore l’ancien président Gerald Ford et bien d’autres sachant qu’on omettrait bien des chapitres palpitants d’une vie exceptionnelle à tous égards ? Gabriel BANON c’est aussi une carrière riche de rencontres de haut niveau que lui seul pourrait nous raconter. Pendant bien des années, tous ses amis et son entourage l’ont exhorté à écrire sa vie mais la modestie des grands l’en a toujours empêché. Peut-être aussi son sens de responsabilité et surtout de discrétion lui qui garde bien au fond de lui des secrets d’Etats. A mon grand bonheur, et je peux même m’en sentir fière, je l’ai convaincu de le faire par devoir de partage, lui qui a beaucoup de choses à nous apprendre. Dans ces épisodes que nous allons publier, au fil des éditions, Gabriel se confiera à nous, se racontera et nous embarquera dans un voyage savoureux dans les arcanes de son monde fabuleux mais bien des fois tumultueux.
« À la fin de la guerre, en avril 1945, André Dewavrin se retrouve à la tête des services secrets, la DGER qui deviendra le SDEC, quelques mois plus tard. Il restera en place jusqu’au départ du général De Gaulle en 1946.
Rendu à la vie civile, on le retrouve dans différents Conseils d’administration et surtout intégré dans l’équipe dirigeante de la banque Worms. Il est le Président Directeur Général du groupe Japy, et va être mon premier patron dans une France en pleine mutation.
Je fus parachuté dans l’Est de la France, à Fesches-le-Châtel, près de Montbéliard, en qualité de directeur des usines Japy.
Les ateliers s’étiraient le long de la rivière la Feschotte, l’usine disposant ainsi de sa propre électricité, en attendant EDF. Il y avait l’émaillerie, avec les fours en continu, les ateliers d’emboutissage, d’outillage, etc. Dans cette usine, on fabriquait les équipements ménagers, allant des casseroles à la machine à laver en passant par le moulin à café. Dans une autre, la caisserie, on y fabriquait les emballages. Dans le village d’à côté, à Beaucourt, c’était la machine à écrire, la visserie-boulonnerie à Lisle-sur–le-doubs. Près de Beaucourt, on fabriquait les petits moteurs électriques. Je passais une bonne partie de ma journée, à aller d’atelier en atelier, d’une usine à l’autre, dans une 4CV Renault. Cette diversité d’activités a une histoire. Le fondateur Frédéric Japy, révolutionna l’industrie horlogère dans les années 1770. Avec Armand Peugeot, il est le créateur de l’industrie moderne et un des responsables de l’essor de Montbéliard, il animait, et plus tard avec son fils, un bureau d’études qui proposait régulièrement des nouvelles fabrications. C’est ainsi que la vallée se couvrit d’usines, aussi variées dans leur production que l’imagination de ses ingénieurs s’exprimait. Il en fut ainsi, jusqu’à la troisième génération, avec André Japy, qui aura été plus un aviateur, un cavalier, qu’un industriel.
La petite histoire dit que la première voiture Peugeot a été en réalité une Japy. Gaston Japy, le deuxième « Maître-de-Forge » de nom, mariait sa fille à un Peugeot, un fou de mécanique. Le bureau d’étude Japy venait d’apporter au patron une étude complète pour la fabrication d’une voiture. Gaston l’ajouta au panier de la mariée, en disant à son futur gendre, voilà quelque chose qui va t’intéresser.
L’histoire du groupe Japy illustre le dicton : La première génération crée, la deuxième développe et souvent la troisième détruit.
Lorsque je pris mes fonctions dans le Doubs, je me trouvais à gérer des usines en sureffectif, et pour beaucoup, avec des productions dépassées ou peu adaptées au marché.
André Dewavrin commença par élaguer. La fabrication des petits moteurs électriques fut cédée à Alstom, l’usine de l’Isle-sur-le Doubs vendue. La fabrication des emballages abandonnée, il me revenait d’assainir la gestion de l’usine de Fesches, celle de Beaucourt étant en tractation avec la concurrence italienne.
On arrêta la fabrication de la machine-à-laver le linge, vu l’arrivée sur le marché des grandes productions américaines. Le moulin à café était une véritable petite merveille qu’on achète pour la vie, avec un prix en conséquence. Que faire face au moulin à jeter de Moulinex ? Rien, arrêter les frais. Les lignes de production s’amenuisant, le sureffectif devint intolérable. Le licenciement collectif s’imposait, dans un groupe où on entrait, on y travaillait et on partait à la retraite, sauf si la grande faucheuse est passée avant. Le licenciement n’était vraiment pas dans la culture de la maison.
Très vite s’installa une collaboration confiante et sereine, avec mon Président. Nos relations devinrent assez rapidement amicales. Dewavrin fut pour moi un professeur attentionné, cherchant à m’éviter les écueils d’un premier poste de direction d’usine en Province. Le poste était d’autant plus délicat que ma mission en premier lieu, comportait un programme de dégraissage des effectifs, ce qui n’allait pas de soi.
Lançant une opération de licenciements, j’avais à affronter une grève dure dont le meneur, un responsable syndical CGT, Arloti de son nom, d’une intelligence rare, deviendra plus tard un de mes collaborateurs les plus proches et me suivit avec deux autres cadres à Nevers, lorsque je pris la direction des usines Alfa-Laval.
Il ne m’épargna aucune bataille, allant jusqu’à l’envahissement de mon bureau où je restai séquestré pendant toute une journée. Le sous-préfet Debia me demanda plusieurs fois si j’accepterais l’intervention des CRS qui étaient près de l’usine en attente. Ce que je refusais énergiquement. André Dewavrin était en constante relation avec moi et à chacun de ses appels téléphoniques, m’assurait de sa confiance.
J’avais écrit personnellement à chacune des épouses du personnel (ouvriers, agents de maîtrise, cadres) pour leur expliquer le sens de ces mesures. J’arguais que si le syndicat se battait pour les 250 licenciés, moi, je me battais pour conserver leurs emplois aux autres 900 restants.
Les défilés se succédaient, tantôt avec en tête le maire et le curé du village, tantôt avec le pasteur. Sentant les esprits fatigués, je proposai alors au responsable syndical un face-à-face public à la sous-préfecture où le sous-préfet assumera le rôle de modérateur des débats. C’est là que je découvrirai ma qualité de débatteur.
Debia avait attiré mon attention sur le risque de dérapage d’une telle rencontre, jamais organisée, surtout que toute la presse régionale avait annoncé sa présence.
Je dois dire que le débat fut d’une grande tenue, tous les aspects du problème abordés. J’avais ainsi l’occasion d’expliquer, en détail, publiquement, les mesures sociales qui accompagnaient les personnes licenciées.
Nous avions innové en la matière et le lendemain, la presse locale rapporta l’événement d’une façon positive.
Vingt-quatre heures après, le travail reprenait.
Dewavrin, qui avait suivi l’événement heure par heure, minute par minute, ne fut pas avare de compliments à mon égard. Quelques jours plus tard, j’avais à affronter une véritable crise personnelle, mettant en doute le bien fondé de ma gestion des événements, un agent de maîtrise licencié s’était pendu. Même si on me serina qu’il était soigné depuis longtemps pour dépression, je ne pouvais pas m’enlever de l’esprit ma part de responsabilité. André Dewavrin, qui me téléphona dès la nouvelle reçue à Paris, me réconforta en m’expliquant que licencié ou pas, cette personne aurait fini, un jour ou l’autre, par se suicider. Quelle ne fut pas ma surprise le soir même de voir Dewavrin débarquer à l’usine sans se faire annoncer, et passer la soirée chez moi, m’assurant de son amitié.
La vie reprit son cours et la restructuration de la société son achèvement