Géopolitique des phosphates: sécurité alimentaire, compétition et hiérarchie inversée?
Par Hassan Hami (*)
Une découverte intéressante de gisements de phosphates en Norvège estimée à 70 milliards de tonnes a été annoncée, il y a trois jours. Une information pas comme les autres.
D’aucuns y ont vu un chamboulement de la hiérarchie dans une matière très stratégique pour les engrais, les panneaux solaires, les batteries lithium-fer-phosphate, les semi-conducteurs et les puces conducteurs.
En effet, devant le déficit attendu de l’approvisionnement en nickel et en cobalt à l’horizon 3030, les constructeurs de véhicules électroniques tablent, entre autres, sur l’utilisation des batteries Li-ion au phosphate de fer (LFP).
Une découverte de plus : pourquoi pas une aubaine ?
Certains observateurs ont braqué leurs regards sur le Maroc qui est accrédité de disposer de 50 milliards de tonnes de phosphates, soit 70 % des réserves mondiales.
Les premiers articles écrits dans ce sens ont été sous les plumes de journalistes arabes. Normal, sauf qu’ils les ont pimentés avec un brin d’ironie voire de cynisme.
Certains articles ont été écrits par des plumes qui soit ont une dent contre le Maroc doit émanant de pays qui lui sont concurrents bien qu’ayant des réserves insignifiantes de phosphates.
Cependant, la découverte de nouveaux gisements de phosphates en Norvège pourrait être perçue comme étant une bonne nouvelle. Je vais expliquer pourquoi ?
Cela va augmenter le nombre de pays dont le sol regorge de cette matière première stratégique. À présent, on en compte une trentaine dont les quatre premiers en l’occurrence les États-Unis, la Russie, la Chine et le Maroc. Un club restreint.
Y avoir la Norvège comme nouveau membre scandinave, au côté de la Finlande, ne sera pas pour déranger le Maroc. Pourquoi?
Premièrement, le Maroc comme beaucoup de pays est soucieux de la sécurité alimentaire. Il le fait tout en étant jaloux de la protection de l’environnement. On sait que l’extraction massive des phosphates a un impact sérieux sur le sol, la stabilisation du sous-sol et il est source de pollution.
La multiplication des producteurs allégera le fardeau de la demande et évitera au Maroc des malentendus géopolitiques à venir. Preuve en est que parmi les premiers satisfaits de l’annonce de la découverte norvégienne, il y a des pays européens. Ils y voient une réduction substantielle de leur dépendance en la matière notamment à l’égard des États-Unis et de la Chine. Ceci, alors que parmi leurs principaux fournisseurs se trouvent l’Irak et la Syrie.
Ils perçoivent cette découverte avec la même perception erronée qu’ils ont eu en appréciant les retombées de la guerre entre la Russie et l’Ukraine en matière de sécurité énergétique. Ils se sont retournés vers la Norvège, mais ils n’ont pas pour autant réduit leur dépendance vis-à-vis des États-Unis et d’autres fournisseurs extra-européens. Et ils n’ont pas bénéficié de tarifs préférentiels non plus.
Deuxièmement, le Maroc apprend des expériences passées de certains pays qui ont fait d’un atout tangible tels que le pétrole une arme politique et ont oublié d’envisager d’autres modes et moyens de développement et de progrès économique. Le pétrole est devenu une malédiction. Ces pays doublent d’efforts maintenant pour rattraper le temps perdu, mais peinent à y parvenir.
Le Maroc : ambition et réalisme
Troisièmement, le Maroc garde en mémoire l’expérience des années 1970, où les cours des phosphates ont atteint un niveau record. Des plans de développement ambitieux ont été échafaudés et ont été abandonnés à la suite des chutes des cours sur le marché mondial.
En effet, en 1973, le Maroc a été forcé d’augmenter le prix de vente du phosphate profitant d’une forte demande et anticipant une pénurie certaine dont les signaux étaient évidents.
La décision marocaine dérogeait à la pratique de la stabilité du marché décidée, tout au long des années 1960, par les États-Unis.
L’euphorie a fait long feu et les cours enregistraient une chute vertigineuse en raison de la baisse de la demande artificiellement provoquée par les États-Unis et leurs alliés occidentaux.
Les États-Unis ne pouvaient tolérer une autre décision unilatérale qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à celle des pays producteurs de pétrole qui ont décrété un embargo général à la suite de la guerre d’octobre entre Israël et les pays arabes.
Une reprise est observée en 1978, mais le mal est déjà fait. Le Maroc s’est trouvé dans une situation difficile alors même qu’il était engagé dans une bataille diplomatique, puis militaire, pour récupérer et asseoir sa souveraineté sur le Sahara.
Quatrièmement, le Maroc fait du phosphate l’une des locomotives de son développement économique, mais il n’en fait pas la seule bien que, selon les dernières statistiques, la contribution des phosphates au PIB a varié entre 5 et 10 % au cours des dix dernières années.
Cela s’est traduit par des exportations des phosphates et dérivés ayant atteint 24,54 MMDH en mars 2022, selon les chiffres de l’Office des Changes, contre 13,43 MMDH durant la même période en 2021.
Par ailleurs, l’Office chérifien des Phosphates (OCP) continue ses investissements pour améliorer la production tout en perfectionnant les moyens à même de garantir le respect de l’environnement.
À cet égard, l’OCP investira au total 130 milliards de dirhams pour accroître la capacité d’extraction minière et de production d’engrais pour la période de 2023-2027.
L’investissement vise aussi à mettre en œuvre la politique du Maroc en matière de transition énergétique et de développement des énergies renouvelables.
Cinquièmement, l’Histoire retient toujours que la possession de matières premières critiques a été source de toutes les convoitises. Des guerres meurtrières et des drames humains ont en été la conséquence.
La découverte du pétrole à Bakou (Azerbaïdjan) en 1870 et au Kazakhstan en 1911, et un peu plus tôt, en Pennsylvanie, aux États-Unis en 1859, a été une source de tensions et d’hégémonie locales et internationales.
Des litiges ont même failli opposer des héritiers de la famille Nobel, qui a été la première à découvrir le pétrole dans les deux pays riverains de la Mer Capsienne, aux autorités kazakhs, il y a quelques années.
De même , la découverte du pétrole au Moyen-Orient en Iran (1908), au Bahreïn (1925), en Arabie Saoudite (1936) et au Koweït (1938) a été, entre autres, à l’origine d’une compétition acharnée entre les puissances de l’époque (la France et la Grande-Bretagne) ainsi que les États-Unis, à distance.
Ce facteur s’ajoutait aux ambitions déjà manifestées en Azerbaïdjan, accentuées par la découverte du pétrole en Iran.
La précipitation de l’effondrement de l’Empire ottoman en est l’une des premières conséquences qui seront confirmées par les Accords Sykes -Picot en 2016 sur les decoupage du Moyen-Orient.
Ressources stratégiques, talon d’Achille
Des guerres ont été la conséquence de convoitises et de calculs mercantiles, comme en témoignent l’invasion de l’Irak et le morcellement programmé de la Libye.
Ceci, dans le même esprit des scénarios qui s’entassent dans les tiroirs des planificateurs politiques et stratégiques occidentaux, pour enclencher des guerres ciblant le gaz naturel et l’eau.
Sixièmement, les partisans du gain facile dénués de vision stratégique à long terme verront dans la nouvelle découverte de phosphate norvégien une concurrence au Maroc. C’est une concurrence certes, mais tous les autres producteurs qui ménagent cette matière stratégique pour la fin du siècle sont visés.
Mais ils sont soulagés que la Norvège leur permettra de conserver intactes leurs réserves ou de réduire la pression sur la production sans étude rationnelle de ses répercussions sur l’environnement et les hommes.
Le Maroc aussi est en droit de se sentir soulagé pour des raisons politiques, économiques et écologiques. Cependant, il se doit de rester vigilant du fait que les convoitises brassent large.
Que l’on se rappelle la révélation de l’ancien président américain Donald Trump en août 2019 selon laquelle son administration souhaiterait proposer au Danemark de lui racheter l’île de Groenland, connue pour ses ressources abondantes et pour sa situation stratégique hors-pair. La fin de bon-recevoir de Copenhague ne met pourtant pas fin à cette histoire.
Reste que la Norvège, déjà très riche, méditera longtemps avant de décider quoi faire de ces nouvelles réserves, bien que l’exploitation des réserves découvertes soit programmée pour 2028.
La Norvège, comme les autres pays scandinaves, sont maintenant sur le qui-vive, car les convoitises et les disputes sur l’Artique vont monter d’un cran.
Les défenseurs de l’environnement aussi, parce que les extractions futures du phosphate norvégien auront un impact sur tout l’écosystème. Les États-Unis l’ont fait pour ce qui est de l’Alaska après moult hésitations. Mais là, certains diront, c’est une autre paire de manche.
Une question qui découle d’une curiosité légitime : Comment la Norvège, si farouchement jalouse de la défense de l’environnement, va-t-elle concilier entre ses préoccupations écologiques et l’exploitation de cette nouvelle richesse ?
Et comment les autres pays scandinaves, tout aussi amoureux de la nature, vont-ils se comporter ? Peut-être, un clin d’œil à la conférence de Copenhague sur les changements climatiques de 2009 : circulez, il n’y a rien à voir.
(*) Géopoliticien