Guerre commerciale : les États-Unis doivent-ils s’inquiéter de voir la Chine se débarrasser de sa dette américaine ?
Michel Ruimy, Économiste, professeur à l’ESCP, Membre du conseil scientifique IOEG
Alors que les États-Unis sont entrés dans un processus de guerre commerciale, notamment à l’égard la Chine, et ce, alors même que la Chine détient, au titre de ses réserves, de très importants stocks de dette américaine, Quels seraient les risques de voir Pékin se débarrasser de ces titres? Les non-résidents américains, dans leur ensemble, détiennent près de 4 000 milliards de dollars de dette américaine, soit plus de 25% du total en circulation qui se monte à 14 700 milliards de dollars. La Chine détient, à elle-seule, 1 170 milliards de dollars d’obligations du Trésor américain – environ 950 milliards d’euros -, ce qui lui confère le rang de premier créancier étranger des États-Unis et de deuxième propriétaire de titres du gouvernement américain après la Réserve fédérale des États-Unis.
Dans le bras de fer commercial qui l’oppose aux États-Unis, cet atout de taille constitue, à n’en pas douter, un argument financier redoutable s’il venait à être utilisé. Pourtant, cette option a été souvent évacuée du débat car de nombreux observateurs considèrent que la Chine serait folle de « se tirer une balle dans le pied ». Aujourd’hui, avec des menaces de guerre commerciale plus pressantes, elle revient sur le devant de la scène. En menaçant de vendre ses titres américains – et sans le faire de façon massive -, Pékin pourrait provoquer une hausse des taux d’intérêt de marché aux États-Unis, ralentissant de ce fait la croissance américaine qui s’appuie sur une forte consommation. En effet, en initiant un comportement « moutonnier », sa décision pourrait inciter certains investisseurs à s’alléger de manière préventive. Or, la théorie financière nous enseigne qu’une hausse des taux conduit à une baisse du prix des obligations (effet balançoire entre ces deux variables). Mais, les dirigeants chinois ont une crainte majeure : un ralentissement de la croissance qui pourrait menacer la cohésion sociale, et donc, de voir poindre les premières critiques à l’encontre du pouvoir et notamment sur la pérennité du système politique à moyen-long terme. C’est pourquoi, si son économie faiblit, la Chine n’a pas intérêt à dévaloriser son matelas financier.
Sauf que, si jamais les dirigeants décidaient d’utiliser ce levier, la Chine peut endurer une baisse de la valeur de son portefeuille d’obligations. Il s’agirait d’une dépréciation et non d’une perte. En d’autres termes, peu importe à la Chine de voir la valeur de son portefeuille baisser à court terme si le Trésor américain rembourse les obligations arrivant à échéance. Et comme il est peu probable que le Trésor américain fasse défaut, il ne faut donc pas écarter la possibilité que la Chine use de son stock d’obligations comme d’une arme. La Chine a déjà exercé cette option ces derniers mois, en étant vendeuse nette de titres américains en avril et mars de cette année : elle a cédé 5,7 milliards de dollars en avril, après 4,4 milliards en mars. À ce stade, il ne s’agit pas d’une politique clairement assumée. Elle pourrait la poursuivre juste pour être crédible, histoire de montrer que ce n’est pas du bluff. Une situation préoccupante pour les États-Unis alors que les besoins de financement de la prochaine décennie devraient approcher les 1 000 milliards de dollars. Dans ces conditions, se fâcher avec la Chine, son principal créancier étranger, semble un jeu dangereux.
En fait, on voit bien qu’il s’agit, à ce jour, d’un « poker menteur » car, au plan politique, il est difficile pour des responsables de céder devant ce que l’opinion aura tôt fait de considérer comme du chantage de la part des États-Unis. Il n’en demeure pas moins que la Chine a avantage à conserver ses titres du Trésor, cette posture de menace étant plus efficace. En effet, si elle venait à vendre, elle ne pourra plus menacer et cela ne ferait qu’aggraver la situation et supprimerait son avantage.
La planète mondiale de la dette se caractérise actuellement par des taux d’intérêt de très faible niveau, traduisant ainsi un contexte de déséquilibre entre la demande pour ces titres et l’offre, ce qui peut parfois être considéré comme un contexte de trop plein d’épargne mondiale. Pékin a-t-il réellement une alternative pour investir les 1 000 milliards de dette américaine? Les avoirs américains détenus par la Chine ont diminué de plus de 10% par rapport à leur plus haut niveau – 1 300 milliards de dollars à fin 2013.
Dans le même temps, le vice-ministre des Finances, Zhu Guangyao, a réaffirmé la stratégie de Pékin concernant les réserves de change qui s’établissaient à 3 130 milliards de dollars à fin février – y compris les obligations – : la Chine est un investisseur responsable sur les marchés financiers et veut préserver leur valeur. Par ailleurs, l’encadrement étroit de la convertibilité du yuan complique la donne et réduit les marges de manoeuvre de la banque centrale. Si celle-ci souhaite garder le taux de change du yuan relativement stable, elle ne peut pas ajuster à sa guise le volume de devises étrangères qu’elle vend ou qu’elle achète. Dès lors, pour une banque centrale en quête d’actifs extrêmement liquides – c’est-à-dire qu’elle peut céder aisément -, il n’y a guère d’alternatives aux obligations américaines sur de tels volumes et il est peu probable que Pékin s’en détourne d’autant que, comparé à l’Europe ou au Japon, les marchés financiers américains sont les plus larges, liquides et flexibles.
De plus, les avoirs chinois de dette américaine sont liés à l’excédent commercial de Pékin avec les États-Unis, dont ils sont la contrepartie : les exportateurs chinois échangent leurs dollars auprès de la banque centrale qui, ensuite, achète principalement des bons du Trésor américains. Cesser de le faire serait risquer une envolée du yuan au détriment du commerce extérieur chinois.
Ensuite, le yuan étant actuellement à son plus haut niveau depuis deux ans et demi, la Chine pourrait envisager une dévaluation du yuan pour avantager ses exportateurs ou compenser l’impact d’une hausse des droits de douane américains. Mais, là encore, elle pourrait y perdre. Si elle dévalue le yuan afin de contrer l’objectif de relance de la production américaine affiché par l’administration Trump, elle renchérit le coût de ses importations et diminue les revenus des ménages en termes réels. Ceci irait à l’encontre de ses efforts pour doper sa consommation intérieure, son nouveau credo.
Malgré tout, dans une stratégie de diversification de ses avoirs et dans ce contexte, outre l’investissement dans des actifs tangibles, on pourrait assister à un allègement de sa position sur les bons du Trésor américains et acheter de la dette européenne ou japonaise à plus faible rendement. Mais, là encore, il s’en suivrait vraisemblablement une appréciation du yuan par rapport au dollar, ce qui affaiblirait l’attrait relatif de ses exportations. Ainsi, la Chine n’a guère d’alternatives. Si les décisionnaires de Washington et de Pékin restent calmes, les bons du Trésor américain resteront un investissement relativement sûr… au moins jusqu’à la prochaine crise des relations sino-américaines.
AL AYAM