Héritage des femmes: Siham Benchekroun appelle à l’abrogation du ta’sib
Une centaine d’intellectuels marocains, auteurs, universitaires, chercheurs en pensée islamique, des artistes, militants associatifs, membres de la société civile engagés dans les droits humains, ont signé un Appel revendiquant l’abrogation de la règle successorale du ta’sib. Selon leur communiqué de presse : “cette démarche citoyenne a été initiée par un groupe d’auteurs d’un ouvrage collectif et multidisciplinaire sur l’héritage au Maroc”. Rencontre avec Siham Benchekroun, directrice de ce livre et coordinatrice de l’Appel contre le ta’sib.
Maroc Diplomatique : Vous avez lancé récemment un Appel pour l’abrogation de la règle du ta’sib, qui a été soutenu par une centaine de personnalités, comment et pourquoi a été initié cet Appel ?
A l’origine de l’Appel pour l’abrogation du ta’sib de notre code successoral, il y a en effet un ouvrage académiqueconsacré à la réforme de l’héritage des femmes et auquel ont participé 23 experts dans des disciplines différentes (théologie, droit, politique, économie, psychologie, sociologie, anthropologie, éducation…., chacun abordant le sujet par l’angle d’analyse de sa spécialité. Cette réflexion multidisciplinaire est parue au printemps dernier en trois langues : L’héritage des Femmes (français), Mirath An-nissae(
Suite à cette publication, il y a eu beaucoup de réactions dans les réseaux sociaux, des entretiens dans la presse, des rencontres avec le public, etc. Et ce qui est apparu de façon très claire, c’est la grande méconnaissance de la question, à tous les niveaux, et notamment théologique. Nombreux pensent, à tort (ou veulent faire croire) que notre code successoral est extrait quasi tel quel du Coran. Et que ce sont donc des règles d’ordre divin. C’est une grossière contre-vérité. En fait la plus grande partie de nos dispositions en matière d’héritage a découlé de choix et d’interprétations des textes sacrés par les fuqahas. Bien plus, comme ces textes ne traitent pas de toutes les situations possibles, les fuqahas ont établi des règles de façon tout à fait « humaine ».
Mais ce n’est pas du tout la croyance ni la connaissance collective dans notre pays, d’où le rejet quasi passionnel de la majorité des marocains envers toute proposition de réforme de l’héritage.
Or quoi de mieux pour démonter ce qui est devenu un dogme, que de s’atteler, en premier, aux règles successorales non coraniques ? J’ai donc proposé à mes co-auteurs de nous unir autour d’un Appel contre le ta’sib, parce que, justement, il n’a pas de fondement coranique. La majorité a soutenu le projet, quelques uns cependant ont préféré garder une posture académique et non pas militante. (Et je suis reconnaissante à celles et ceux qui se sont activement impliqués car sans cette union, ce projet n’aurait pas pu aboutir). C’est ainsi que nous avons lancé un Appel contre la règle du ta’sib, pour remettre le débat dans l’actualité, et faire fédérer à cette cause le plus grand nombre de marocains, même parmi les conservateurs. Parmi les signataires par exemple, il y a des personnes qui sont pour l’abrogation du ta’sib mais contre l’égalité en héritage entre les hommes et les femmes !
Maroc Diplomatique : Justement, sur quelle base s’est fait le choix des signataires ?
Nous avons souhaité une démarche inclusive, la seule pertinente dans un tel débat. Les Premiers signataires devaient provenir d’horizons différents. Nous avons d’abord invité des auteurs et des chercheurs (il y a par exemple beaucoup de professeurs universitaires en socio-anthropologie), mais aussi des militants des droits humains et des droits des femmes.
Parmi les militantes de la cause féminine, certaines ont refusé d’adhérer parce qu’elles considèrent que ce n’est pas assez et qu’elles revendiquent l’égalité totale en héritage. Pour nous, cela n’est pas contradictoire de demander “une partie” tout en revendiquant le tout. Si nous optons pour “l’égalité en héritage ou rien”, nous ne tenons pas en considération que le rien est dommageable car le ta
– Nous avons aussi voulu qu’un grand nombre de spécialistes des sciences des religions et de l’islam nous rejoignent. Nous voulions des personnalités signataires des milieux conservateurs. Autant vous dire que ça a été la partie la plus difficile. Une majorité n’a pas répondu et certains ont affirmé “je suis avec vous mais je ne peux pas signer” . Hélas, beaucoup continuent de choisir de se taire, même contre leurs convictions, parce qu’ils craignent les jugements de leur entourage. Il est vrai que les pressions peuvent être violentes.Certains en ont même subi pour retirer leur nom de la liste une fois celle-ci diffusée.
– Nous avons enfin invité des personnalités politiques de tous les partis sans exception (PPS, PSU, USFP, Istiqlal, RNI, PAM, PJD…) mais là encore les grands absents ont été, sans surprise, les partis conservateurs.
Au total, cette liste qu’on a voulu équilibrée a aussi répondu à la réalité du terrain et pas seulement à notre volonté initiale.
>>Lire aussi :Les avancées du Maroc en matière de promotion des droits de la femme mises en exergue au Parlement européen
Maroc Diplomatique : Qu’attendez-vous de cet Appel et comment jugez-vous les résultats, après une dizaine de jours de lancement ?
A mon sens, cet Appel pour l’abrogation du ta’sib pourrait atteindre plusieurs objectifs intriqués : abroger le ta’sib bien sûr, cette règle tribale qui concerne de plus en plus de familles marocaines qui n’ont pas de fils, et qui précarise les familles pauvres en premier, remettre le débat pour la réforme de l’héritage dans l’actualité, déconstruire un dogme : celui que l’héritage est intouchable parce qu’il obéit à un ordre divin, et enfin préparer à la réforme complète du code successoral.
En réalité, je considère le débat sur le ta’sib comme une porte d’entrée privilégiée pour déconstruire les nombreux préjugés autour de l’héritage des femmes. Et en ce sens, nous pouvons dire que les résultats sont très positifs : nous avons lancé une pétition en ligne qui a été signée par 1 millier de personnes par jour, le débat sur l’héritage est plus intense que jamais, et la discussion sur l’itjihad en héritage a envahi les réseaux sociaux.
Bien sûr la résistance est très grande, elle est compréhensible et sa virulence indique aussi que nous avançons.