Huiles de table : une mesure gouvernementale pour esquiver une crise ?
Par Lina Ibriz
Un taux d’inflation record pèse de plus en plus sur le pouvoir d’achat des ménages marocains, malgré les mesures prises afin d’atténuer les effets d’une crise géopolitique qui vient succéder la pandémie. Pour soutenir les consommateurs marocains, le gouvernement vient d’arrêter une nouvelle mesure. Celle-ci concerne les huiles de table.
La proposition a été faite par la ministre de l’Économie et des finances, Nadia Fattah El Alaoui, a été adoptée ce jeudi 2 juin 2022 au Conseil du Gouvernement et entre en vigueur à partir de demain, vendredi 3 juin. Les droits d’importation des graines oléagineuses seront suspendus, a annoncé Mustapha Baitas, ministre délégué auprès du chef du gouvernement chargé des Relations avec le parlement, et Porte-parole du gouvernement lors du point de presse organisé en marge du Conseil de gouvernement.
Le projet de décret n° 2.22.393 instaure ainsi la suspension des droits de douane sur l’importation des graines oléagineuses de tournesol, soja et colza. Une décision qui vise, selon Baitas à atténuer l’impact de l’augmentation du coût des matières premières sur le prix de vente des huiles de table aux consommateurs.
Une décision conjoncturelle ?
Les prix des huiles de table ne font depuis bien quelque temps maintenant que suivre la tendance haussière des prix d’autres produits. Carburant, matières première, produits alimentaires … les prix continuent à s’enflammer à travers le monde. Une flambée alimentée par la disruption des chaînes mondiales de production et de distribution depuis le début de la crise pandémique à nos jours. La crise Ukraine-Russie, à son tour, est venue accélérer cette hausse de prix.
Les cours des huiles de table ont ainsi atteint de nouveaux sommets. Le prix d’un bidon de 5 litres d’huile de tournesol d’une marque des plus populaires au Maroc est passé de 51 DH en 2021 à 120 DH actuellement. Une autre variété du même produit, et qui contient du colza coûte, quant à elle, actuellement 146 DH. Quant au prix de la bouteille de 1 litre d’huile de la même marque, il atteint 26,40 DH. Pour d’autres marques, le prix du litre varie entre 19,50 DH et 22,50 DH.
Ces hausses records peuvent s’expliquer par la pénurie mondiale des graines oléagineuses, en raison de la guerre en Ukraine, un pays qui assurait 50% de la production mondiale de ces graines. Sur le plan international, le marché a enregistré une hausse de 11% du prix du soja brut et de 22% du prix de l’huile de table en général. Néanmoins, les prix des huiles de table au Maroc ont depuis des années fait l’objet de polémique, et les citoyens se sont longtemps plaints des cours anormalement élevés.
Et oui ! Si la crise ukrainienne vient porter les prix de ces aliments à de nouveaux sommets, elle ne justifie tout de même pas la situation du marché marocain, resté pendant trop longtemps dépendant des importations. Selon un rapport du Conseil de la concurrence, publié en décembre 2021, près de 98,7% des besoins domestiques du pays sont importés, essentiellement sous forme d’huiles brutes, et seuls 1,3% sont couverts par les graines produites localement.
« Cette dépendance a un coût qui pèse sur la balance commerciale du pays avec une facture de près de 4 MMDH par an, rien que pour les importations des huiles brutes. Elle s’élève à 9 MMDH si l’on rajoute les importations des tourteaux« , peut-on aussi lire sur le rapport.
En outre, le marché marocain « peu attractif » et « hautement oligopolistique« . C’est ce qui ressort du même rapport du Conseil de la Concurrence qui note que le marché de production des huiles de table demeure dominé par un nombre limité d’opérateurs, et plusieurs facteurs empêchent l’émergence de nouveaux producteurs et investisseurs. Le marché reste donc largement dominé par un seul opérateur, à savoir Lesieur Cristal qui le partage avec deux autres opérateurs, à savoir HSB et Savola.
Les trois opérateurs qui dominent le marché, à savoir Lesieur Cristal, HSB et Savola réalisent plus de 95% du chiffre d’affaires, alors que les deux premières sociétés, Lesieur Cristal et HSB détiennent à elles seules plus de 80% du marché, selon la même source. La configuration du marché est donc ainsi faite de façon à décourager la concurrence, et elle est restée stable au cours des cinq dernières années avec un nombre total des marques inchangé.
Ces données partagées par le Conseil de la Concurrence poussent ainsi à la réflexion. Au lieu de se déployer dans la recherche de véritables solutions pouvant équilibrer un marché resté longtemps sous l’emprise du monopole et de la dépendance au marché extérieur, l’Exécutif préfère-t-il proposer des solutions conjoncturelles et temporaires à un impact qui risque de ne même pas permettre de naviguer la conjoncture actuelle ?
Soutenir l’amont de la filière relatif à la production locale de graines oléagineuses, encourager la consommation d’huile d’olive, renforcer les capacités de stockage, pousser les opérateurs à mettre en place des mécanismes de couverture du risque, renforcer la concurrence entre les opérateurs au niveau des points de vente et moderniser les circuits de distribution traditionnels sont toutes des réponses proposées pour régler une bonne fois pour toutes les dysfonctionnements profonds d’un marché stratégique pour le pays. Des solutions que le gouvernement a malheureusement choisi d’ignorer, ou sur lesquelles il a juste préféré ne pas se pencher.