Hydrocarbures au Maroc au prisme du modèle de gouvernance du secteur et de la conjoncture économique internationale
Par Youssef Oubejja (*)
S’il est un domaine complexe qui préoccupe les pouvoirs publics, c’est bien celui du secteur des hydrocarbures et la hausse des prix qu’il enregistre dans ce contexte de crise internationale. Un sujet connexe d’actualité qui est celui du modèle actuel de gouvernance au sein de ce secteur auquel nous accorderons amplement certaines remarques se pose avec acuité et présente des liens de corrélation avec cette hausse. Ce modèle a fait l’objet de diverses recommandations émises par le conseil de la concurrence dans son dernier avis sur les hydrocarbures. Mais en réalité s’agit t il d’une hausse des prix résultant strictement du déficit du modèle de gouvernance pointé du doit par le conseil de la concurrence?
La réponse par l’affirmative serait trop simpliste et réductrice de la problématique. Nous nuançons ces propos dans la mesure où cette hausse semble résulter de facteurs endogènes et exogènes bien déterminés. Le caractère exogène de ces derniers tient fondamentalement au contexte de guerre en Ukraine, à la décision de réduire la production par l’OPEP, et plus récemment à la reprise de l’activité économique en Chine après la politique zéro covid. Le caractère endogène quant à lui fait débat à l’échelle nationale donnant lieu à une pléthore d’analyses du secteur et de ses défaillances ainsi que des réglementations qui le régissent. A la tête de ces analyses émanant d’une autorité administrative indépendante, figure l’avis précité du conseil de la concurrence sur la flambée des prix des intrants et matières premières au niveau mondial et ses conséquences sur le fonctionnement concurrentiel des marchés nationaux (cas des carburants Gasoil et Essence). En dépit de l’importance des conclusions de cet avis, nous préconisons qu’il demeure critiquable à plusieurs égards. Le caractère pertinent de ses recommandations se démarque en fonction des choix économiques opérés par les pouvoirs publics tenant aux exigences de la conjoncture aussi bien nationale qu’internationale. Il exige de surcroît de répondre au préalable à la question fondamentale de savoir si la politique de la concurrence au sein du secteur répond aux besoins de toutes les parties prenantes et les acteurs du marché. De même les arbitrages entre les divers intérêts que remplie cette politique et les choix à opérer sont-ils bien définis, ou bien relèvent-t-ils seulement d’un certain pragmatisme conjoncturel ?
Une question subsidiaire tient au cadre normatif régissant le secteur particulièrement la loi 104/12 sur la liberté des prix et de la concurrence. Est-t-elle suffisamment protectrice des acteurs et du marché ou devrait-elle être complétée par de nouvelles dispositions ?
Dans le cadre de la lutte contre cette hausse nous soulignons la dynamique continue et les efforts du gouvernement qui a procédé à une série de subventions des transporteurs de marchandises et de voyageurs, considérés comme le maillon faible dans ce contexte haussier.
Ces efforts louables du gouvernement ont fait inopportunément l’objet d’une caricaturisation et d’une instrumentalisation qui relève à notre sens des dédains des amateurs pionniers en termes de politique politicienne. Nous admettons le constat du ras le bol social des conséquences inflationnistes et la baisse du pouvoir d’achat des ménages qui restent préoccupants aussi bien au niveau national qu’international, néanmoins cette caricaturisation est bien contestable à plusieurs niveaux. L’idée ancrée dans la conscience du profane qui considère que le prix des produits raffinés ou finis soit fonction du prix brut du baril du pétrole est fausse. De même étant actuellement légèrement en baisse ceux qui croient que cette légère baisse du prix du baril devrait être systématiquement imputée sur les produits raffinés sont aussi faux. Pour la détermination de ces prix, il est communément admis que plusieurs facteurs rentrent en jeu. Nous citons à cet égard outre les coûts du transport, les frais du stockage, les taxes de douane, etc….
Une autre donnée qui a favorisé cette hausse des prix tient à la forte demande internationale aussi bien pour le pétrole brut que pour les produits raffinés. Il est à souligner même qu’au sein des pays occidentaux disposant de grandes stations de raffinage du pétrole, les distributeurs de carburants qui y opèrent, concluent des contrats aussi bien pour les produits raffinés finis pour répondre aux besoins de leur marché. Ce qui fait que la demande est tellement grande, que même en disposant de stations de raffinage les prix des carburants restent excessivement élevés. Cela dénote que ce n’est pas anodin si dans notre pays l’Etat n’ait pas manifesté de volonté pour la reprise de la station La Samir actuellement en liquidation judiciaire. Les voix qui s’élèvent pour défendre la nationalisation de la Samir devraient à notre sens réfléchir au préalable sur ses avantages et ses inconvénients en quantifiant les coûts engendrés par une telle éventuelle opération et ses retours sur investissement, ainsi que ses retentissements sur le budget de l’Etat notamment dans ce contexte de crise.
Ceci dit, nous admettons pertinemment que cette flambée des prix des hydrocarbures soit un facteur portant à la hausse le taux de l’inflation dans notre pays comme il ressort du rapport du HCP, mais il s’agit en réalité d’un état de fait qui n’épargne aucune nation. Il ne faudrait pas en revanche se méprendre quant aux facteurs internes qui seraient en partie aussi variés soient-ils responsables de cette hausse.
A ce titre le caractère oligopolistique du secteur que le conseil de la concurrence qualifie de très concentré semble fondé et recèle une suspicion d’interdépendance des comportements entre les acteurs pouvant constituer une entente. La théorie économique est réticente quant aux comportements néfastes à la concurrence auxquels peuvent adhérer les acteurs d’un oligopole tentés d’éliminer toute concurrence par les prix défavorables aux consommateurs. Dans notre contexte national cette suspicion est relative car il suffit de comparer les marges nettes des opérateurs puissants. En l’espèce nous considérons que l’opérateur national dans le secteur constitue le seul acteur qui propose les prix les plus bas et celui qui dégage le moindre de marges nettes selon les conclusions du rapport du conseil. Nous pouvons en conclure qu’il est le plus concurrentiel notamment si on compare le ratio relatif à sa détention de parts de marché en comparaison avec les 3 opérateurs moins puissants et les marges que ces derniers réalisent. Les marges de ces derniers restent largement au delà de ce que réalise l’opérateur national. De même que ces trois derniers opérateurs disposent d’une plus grande taille au niveau international et dans certains pays dans lesquels ils opèrent, et que les prix qu’ils pratiquent sur les différents marchés peuvent être répercutés dans leurs résultats fiscaux consolidés. Nous pouvons nous demander s’ils sont réellement concurrentiels sur notre marché compte tenu de cette dernière donne ou bien adhèrent-ils à un quelconque parallélisme de comportements. Pour devenir aussi concurrentiel ces derniers pourraient investir dans les capacités de stockage à l’instar de l’opérateur national qui bénéficie d’une avance concurrentielle eu égard à cette capacité compte tenu de facteurs historiques et aux efforts d’investissements consentis.
Ces raisonnements donnent lieu à un enjeu concurrentiel problématique qui est celui du marché pertinent qui pourrait figurer parmi les pistes de recherche en la matière ; il ne fera pas l’objet de ce papier.
L’on dirait que les barrières à l’entrée sont maintenues dans le secteur ce qui favoriserait cette configuration concurrentielle oligopolistique profitable pour les opérateurs. Ce concept concurrentiel et casuistique reste relatif et il ne faudrait pas le prendre dans l’absolu.
Dans la perspective de schématiser ces propos il n’est pas sans rappeler l’avis du Conseil qui préconise de rompe avec le système actuel des agréments actuellement en vigueur pour les distributeurs des carburants qui est régie par une réglementation dite désuète. Nous nous accordons que ce système d’agréments actuel constitue l’une des principales barrières à l’entrée sur le marché ne permettant pas d’insuffler une concurrence en amont dans le secteur. Les cahiers de charges établis par les pouvoirs publics et auxquels sont soumis les investisseurs désirant accéder au statut de distributeurs, contiennent des obligations exigeant une grande capacité de financement.
Par ailleurs l’avis du conseil relève que le secteur se démarque par l’existence de positions dominantes, en ne précisant pas dans quel segment ces positions sont vérifiées. De même qu’il ne précise s’il s’agit de position dominante individuelle ou bien collective. Compte tenu de la structure du marché propice à l’émergence de position dominante collective, nous soulignons cependant que la qualification de cette dernière et l’abus qui peut en résulter reste soumise à certaines conditions substantielles. Dans le cadre du déficit de jurisprudence nationale en la matière l’expérience comparée nous éclaire sur ce concept, en énumérant ces conditions :
- L’interdépendance structurelle de comportements, condition suffisante pour la commission française de la concurrence :
Selon la commission française de la concurrence, lorsque des entreprises sont très peu nombreuses sur un marché, et que chacune est assurée que les autres se comporteront comme elle le fait elle-même, qu’il y’ait ou non entente expresse entre elles, il se peut qu’aucune de ces entreprises ne soit isolément en position de dominer le marché, contrairement à l’ensemble des entreprises, qui lui peut jouir d’une telle position. C’est alors que les activités de cette position dominante collective peuvent être considérées comme facilitées par une puissance économique collective détenue par les dites entreprises[1].
- Liens financiers ou structurels, condition obligatoire pour la Cour d’appel de Paris et le Conseil de la concurrence français :
Contrairement à la conception extensive de la commission de la concurrence, la Cour d’appel de Paris à l’instar du conseil de la concurrence français[2], retient une conception plus stricte de la domination collective. Ainsi a-t-elle nié l’existence d’une puissance économique collective, dans la mesure où il n’existait entre les firmes aucun lien qui permette de les assimiler à un groupe[3], et qu’il n’était pas avéré que leur stratégie commerciale ait été en pratique coordonnée[4]. Ainsi selon la même Cour, faute d’entretenir entre elles des liens financiers ou commerciaux, les entreprises ne peuvent pas être considérées comme un groupe d’entreprises détenant une position dominante collective[5]. Il semble que la seule interdépendance oligopolistique manifestée par les comportements parallèles des entreprises, dont a pu se satisfaire la commission de la concurrence, ne soit plus désormais suffisante pour établir une position dominante collective. La cour d’appel adopte la solution du droit communautaire, notamment la Cour de justice des communautés européennes qui exige, pour admettre la position dominante collective, que les entreprises soient suffisamment liées entre elles en vue de l’adoption d’une même ligne d’action sur le marché.
Ainsi en l’état actuel de la jurisprudence française, on ne peut établir l’existence d’un pouvoir collectif de domination qu’a l’égard d’entreprises qui remplissent deux conditions cumulatives : une condition de structure concrétisée par un lien financier, structurel ou autre, et une condition de comportement. Dans ce cas le pouvoir de marché est le résultat du cumul des puissances économiques des entreprises en cause.
Concernant un autre volet tenant à la remise en cause des réseaux de distribution dans le secteur par le conseil de la concurrence, il reste à notre sens critiquable. Les rédacteurs de l’avis recommandent de permettre aux stations services de s’approvisionner librement auprès des divers distributeurs, appréhendant les contrats de distribution exclusive pratiqués dans le secteur pour l’approvisionnement. Nous admettons que les contrats de distribution exclusive peuvent poser des problèmes concurrentiels. Il est vrai que ces contrats contiennent dans bien des cas des clauses attentatoires à la concurrence et accroissent la dépendance, mais ce n’est pas toujours systématique et l’analyse de ces dernières devrait faire l’objet d’une analyse au cas par cas. Utilisées par les distributeurs dans le secteur des hydrocarbures, les clauses d’approvisionnement exclusif répondent aux besoins de sécurisation des investissements. Cette sécurisation est fondamentale est légitime eu égard aux couts qu’elle engendre et permet aux distributeurs de se faire récompenser leurs efforts.
Si les stations de services se trouvent en situation de dépendance économique à cause du recours à ces clauses, ils pourraient saisir le Conseil en cas d’abus en dépit des difficultés probatoires de cette infraction prohibée par l’article 7 de la loi 104/12. Or il est admis que la dépendance du distributeur résulte de la notoriété de la marque du fournisseur, de l’importance de la part de marché du fournisseur, de la part du fournisseur dans le chiffre d’affaires du revendeur et de la difficulté du distributeur d’obtenir d’autres fournisseurs des produits équivalents. La réunion de ces trois conditions cumulatives est dans la majorité des cas pratiquement difficile notamment si l’action est introduite par une station de service prise isolément et quand le marché ne se trouve pas sensiblement affecté. C’est pourquoi la doctrine qualifie cette infraction prévue en droit de la concurrence comme une infraction mal définie qui trahie sa finalité. Pour répondre aux soucis de protection de la partie faible la législation française a très tôt fait preuve d’innovation en promulguant une nouvelle pratique restrictive, notamment l’abus de la relation de dépendance qui est une alternative à cette fameuse infraction compte tenu dans l’article 7, qui n’exige pas autant de conditions ni de restriction sensible à la concurrence. Les pouvoirs publics dans notre pays devraient enrichir les pratiques restrictives compte tenu dans la loi 104/12 en proposant d’y introduire cette dernière
En définitive il nous semble que le modèle de gouvernance dans le secteur des hydrocarbures devrait être infléchi dans le sens de la prise en compte des divers intérêts en présence. L’intérêt de la collectivité et des entreprises doit être concilié avec celui des consommateurs.
(*) Économiste
[1] Rapp.Comm.conc, 1979, p37 et Rapp. 1980, p.227.
[2] Cons.conc, déc.n°98-D-76, 9déc.1998.
[3] Les liens unissant les entreprises en cause peuvent être structurels : il peut s’agir de la prise de participation dans le capital, de la représentation au conseil d’administration, de procédures de communication entre les sociétés en cause, de l’appartenance à un groupe. Les liens peuvent encore être contractuels et résulter d’un accord entre entreprises indépendantes : par exemple, ceux noués entre deux entreprises indépendantes qui, par le jeu d’accords de licence, disposent d’une avance technologique leur fournissant la possibilité de comportements indépendants face à la concurrence. En fin les liens peuvent être d’ordre commercial : ils peuvent par exemple prendre la forme d’un engagement d’approvisionnement exclusif d’une entreprise envers l’autre, ou du financement d’opérations publicitaires.
[4] CA Paris, 27 sep 1990 : BOCC 1990, p.383 ; Contrats, conc, consm. 1991, comm. N°12.
[5] CA Paris, 6 Juillet.1994 : BOCC 1994, p. 299 ; Contrats, conc, consom. 1994, comm.n°197, note L.Vogel.