Il y a 444 ans la « Bataille des Trois Rois » à Oued al-Makhazine ou quand le Maroc s’impose comme puissance militaire
Trois Rois morts en une journée sanglante, un ordre géopolitique renversé en Méditerranée, l’émergence du Royaume du Maroc comme puissance militaire en plein Moyen Age européen, une leçon d’histoire immémoriale. A quelques encablures de Ksar Lakbir, le lieu invite au recueillement. Il ne reste plus que des sépultures hérissées au gré de petits vents, soufflées dans un espace poudreux et poussiéreux. Les historiens s’acharnent à fouiner et à faire parler la mémoire, ce monument silencieux confronté au soleil torride et à l’indifférence. Pourtant une page de notre histoire et non des moindres y fut écrite. Glorieuse sans être triomphaliste.
Il y a 444 ans, jour pour jour, le 4 août 1578 se déroulait près de Ksar Lakbir ( en Espagnol al-Qazar al Kivir), la bataille de Oued al-Makhazine, dite « Bataille des trois Rois ». Aujourd’hui encore, elle ne peut que s’imposer aux jeunes générations marocaines, lors même que nous fêtons, dans une indifférence ahurissante son évocation ! Un événement qui dévoila la complexité des rapports que le Maroc entretenait avec les pays européens du Nord, notamment l’Espagne et le Portugal. Le premier affrontement armé qui a opposé le Royaume du Maroc à deux puissances européennes dans un Moyen Age finissant, sept décennies seulement après la découverte de l’Amérique par Christoph Collomb, avait une dimension tragique ; mais surtout produisait un véritable bouleversement de l’Histoire. Le Maroc , bon gré mal gré, émergeait déjà comme une puissance régionale avec une armée aguerrie, un commandement militaire, une vision patriotique et une politique de défense de son territoire.
Jamais, en effet, événement n’aura autant collé à l’actualité que cet anniversaire à la fois singulier et plein d’enseignement. Il flotte sur nos têtes en ce mois de canicule, avec ses rappels comparatifs et ses réminiscences ravivées.
Montaigne et Aggripa d’Aubigné en parlent
Il nous met devant cette réalité incontournable, indépassable que seule l’unité nationale, sans fissures, peut relever les défis et les agressions. Il y a donc 444 ans, le 4 août 1578, l’armée marocaine que commandait le Sultan Moulay Abdelmalek Sâadi battait à plates coutures, à Ksar El-Kebir, à l’endroit même baptisé Oued Al-Makhazine, la puissante armée portugaise, dirigée par le Roi Dom Sebastian qui y périt tragiquement alors qu’il n’avait que 24 ans.
Une victoire éclatante, d’autant plus retentissante que le Portugal, dit-on, en conçut de l’aigreur et se replia pendant un siècle sur lui-même. Montaigne, Agrippa d’Aubigné et d’autres s’en étaient fait l’écho avec des accents pathétiques. Par cette victoire le Maroc accéda à la notoriété, au nom du principe que la culture occidentale codifiera en droit sous l’exigence absolue de défense de l’intégrité territoriale. Elle intervenait dans un contexte marqué par la rivalité hispano-portugaise et la domination de Lisbonne en Méditerranée, et conséquence du repli stratégique de l’Espagne que la férule d’Isabelle la Catholique écrasait sous son poids intégriste.
Elle intervenait aussi alors qu’une lutte fratricide opposait au Maroc même Moulay Abdelmalek Saadi et Mohamed Moutawakil, prince déchu qui, détrôné à Fès le 8 mars 1576, ne trouva pas mieux que s’allier à Dom Sébastian du Portugal pour reconquérir le pouvoir. Installé à Tanger, après avoir été déchu à Marrakech, il fomenta le complot avec le Roi du Portugal en contrepartie de promesses de bases et de comptoirs. La bataille pour le Trône avait quelque chose d’insolite. Elle opposait la légitimité nationale, incarnée à l’évidence par le sultan Moulay Abdelmalek, à la trahison de la potiche Mohamed Moutawakil qui représentait, à son corps défendant, le parti compradore et, comme l’on dit, les intérêts étrangers, impérialistes en l’occurrence. Le Prince Moutawakil périra lors de cette bataille du 4 août non loin de son protecteur portugais en tentant de fuir, noyé dans l’Oued al-Makhazine.
Après la chute arabe et avant la Reconquista
Sur le déroulement de la bataille de ce 4 août 1578, à laquelle prirent part toutes les composantes de la nation marocaine, y compris Moulay Ali Cherif qui mobilisa pour la cause en provenance du Tafilalet, des troupes, les historiens se sont penchés à longueur de textes et de témoignages, n’épargnant aucun détail de cet affrontement où trois Rois furent portés morts au combat, Abdelmalek Sâadi d’un empoisonnement avant même l’ouvertrure des hostilité , son entourage gardant le secret. Face à lui Dom Sebastian et Mohamed Moutawakil étaient tués lors d’affrontements sanglants.
L’enchaînement des événements remontait, en fait, à l’an 1415, date à laquelle les armées portugaises s’installèrent à Sebta. Ce point de départ suivit la chute du Califat arabe et musulman de Grenade et la Reconquista en Espagne en 1492, période à laquelle aussi Christophe Colomb découvrit l’Amérique, où Ferdinand et Isabelle de Castille, inspirés de la rigueur et de l’intolérance de Tomas Torquemada, ratissèrent l’influence arabe et musulmane. De cette confusion parabolique, le Portugal tira le parti des conquêtes au détriment des Etats de la Méditerranée : après Sebta, ses troupes assiégèrent Ksar Seghir en 1458, puis Tanger et Asilah, Agadir en 1505, Mogador en 1506, Safi en 1508, Azzemour en 1513 et Mazagan en 1514. A cette occupation atlantique, l’Espagne répondait en écho en s’emparant des côtes méditerranéennes, au Rif, notamment les îlots Badis (Velez), Nekkor (Al Hoceima) et les îles Chaffarines.
L’arc stratégique d’occupation hispano-portugaise du Maroc – Etat souverain – était donc le trait saillant de cette fin lugubre du Moyen Age euro-méridional. Ses conséquences seront longues et déterminantes dans la géopolitique actuelle. Autant dire que la victoire de Oued El Makhazine, fait glorieux en lui-même, constitua la réponse à cette tentative de déstabilisation. Autant dire encore qu’elle était le résultat d’une double méprise : la hargne que Dom Sebastian, jeune Roi de 24 ans, «impulsif et irréfléchi» ( selon Moulay Ahmed Alaoui), nourrissait à l’égard du Maroc qui l’avait dépossédé des principaux comptoirs, ne lui laissant que Tanger, Sebta et Mazagan. Ensuite la folle ambition du « roi » Mohamed Moutawakil, évincé par son frère Abdelmalek et qui en conçut de l’amertume et une volonté revancharde au point qu’il décida de s’allier à l’ennemi extérieur contre son propre frère, contre sa famille, contre la légitimité dynastique et contre le peuple marocain.
Un prince fourbe et avide de pouvoir
Il reste que la trahison fut double : elle révéla l’ambition partisane d’un prince à l’appétit du pouvoir démesuré. Ensuite sa décision, grave et inconséquente, de s’allier à un Roi européen, chrétien dont il sut, non sans malice, exploiter et mettre à profit ses bas instincts xénophobes et ses fantasmes de Chevalier de la couronne, nourri de la culture des Croisades. Or, cette double trahison, se heurta à une vigilance de la part des soldats de Moulay Abdelmalek, animés par cette rage que celui qui se prétendait Roi était en fait l’allié des Chrétiens. Farouche, régulière et violente, la bataille d’Oued Al-Makhazine vit trois Roi mourir l’un après l’autre : Mohamed Moutawakil, Dom Sebastian et Moulay Abdelmalek qui fut remplacé par son frère Ahmed Mansour, surnommé plus tard Mansour Eddhabi (le Doré) en raison du prestige et du butin qui lui revinrent après cet événement fracassant. L’Europe lui envoya des ambassadeurs et le couvrit d’égards.
Quant au Portugal défait, c’est l’Espagne de Philippe II qui lui reprit sa place et son rang, ouvrant ainsi une longue parenthèse à ce qui deviendra, après, une longue altercation maroco-ibérique. Que la commémoration passe aujourd’hui subrepticement sous nos yeux n’empêche pas que des enseignements soient tirés, à la lumière des événements récents et concernant notre actualité nationale, à nos revendications territoriales. Le Maroc n’a jamais cessé de faire l’objet de harcèlements et d’agressions pendant une longue période, la conférence d’Algésiras organisée en 1906 par tout un pôle de puissances européennes témoignait paradoxalement à la fois du prestige et de la puissance internationale de l’Empire chérifien marocain qu’elles avaient décidé de dépecer et de morceler impitoyablement.
Sans l’unité nationale, autour du Roi Moulay Abdelmalek, la bataille de Oued Al-Makhazine eut été un désastre. C’est cette même communion qui, à travers les siècles et jusqu’à aujourd’hui, cimente le patriotisme et incarne la légitimité historique. La deuxième leçon, encore plus actuelle, est que le recours au soutien extérieur, au mépris de la Nation, qui aboutit forcément à une «collusion avec le parti de l’étranger» traduit bien sûr non seulement une trahison inadmissible, mais illustre le mépris total dans lequel l’on situe son pays, les institutions nationales, sa propre religion et son peuple.
A ce niveau, la commémoration de la bataille de Oued al-Makhazine nous sert de leçon magistrale que l’on doit inscrire sur le fronton comme une devise. Il nous importe à présent de mesurer le temps vécu depuis cette date fatidique, incarnant une sorte de rupture avec un monde du passé, de l’histoire qu’il faut assumer.