Il y a aujourd’hui 80 ans…. Mémoire d’une vertu en partage
La Seconde Guerre mondiale et l’année 1943 – France – Maroc
Par Michel Boyer*
Il y a 80 ans, au cœur de la Seconde Guerre mondiale, se jouait, pour le Maroc et la France, un moment crucial de leur histoire politique respective et celui plus fort encore d’une participation commune dans la lutte pour la liberté du monde et le combat contre le nazisme.
Nous devons conserver la mémoire partagée de ce gigantesque conflit, le plus considérable de toute l’histoire de l’Humanité par l’ampleur de ses destructions et de ses pertes humaines dont les conséquences, on le voit bien, déterminent encore, à travers la persistance de leurs héritages, les désordres mondiaux contemporains.
La Seconde Guerre mondiale est d’abord, s’il est besoin de le rappeler, un conflit d’ampleur quasi-universelle compte tenu de son extension géographique, du nombre et de la diversité des acteurs belligérants. C’est une guerre totale ensuite, dans ses aspects géoéconomiques et géostratégique développés dans les 3 dimensions : Terre-Air-Mer, mais aussi et surtout géopolitiques et idéologiques. C’est enfin une guerre d’extermination par ses développements et ses effets de violence de masse, en particulier sur les populations civiles dont les pertes, sans commune mesure, furent très largement supérieures à celles des effectifs militaires (Holocauste, affamements, bombardements massifs, massacres de masse, frappes nucléaires).
Les origines de ce conflit tiennent aux déséquilibres et de la recomposition fragile et contestée de l’ordre mondial issu de la Première Guerre mondiale, de l’affaiblissement des régimes démocratiques d’économie libérale, frappés par la grande crise économique des années 30, et de l’affirmation enfin, des régimes totalitaires et impérialistes, conséquence de ces deux premiers facteurs déterminants. Au-delà des rapports de force entre puissances, il est essentialisé par la lutte désormais ouverte et sans rémission entre deux visions idéologiques de l’ordre mondial et de son avenir que se disputent les démocraties et les régimes totalitaires.
Conflagration mondiale en 3 périodes aux dynamiques particulières
Les années 1939- 1941 sont celles du triomphe des forces de l’Axe (Allemagne nazie- Italie- Japon et leurs affidés) en Europe, en Méditerranée et en Asie et d’une extension mondiale du conflit par l’entrée en guerre des USA, après l’attaque de leur flotte du Pacifique à Pearl Harbour et celle de l’URSS qui subit l’invasion par surprise de son comparse du pacte germano-soviétique (opération Barbarossa).
Les années 1942-1943 constituent le tournant de la guerre où se renversent les rapports de force en faveur des Alliés (USA-GB et désormais l’URSS) sur l’ensemble des théâtres d’opérations et dans l’affirmation de leur cohérence stratégique soutenue par la puissance militaro-industrielle des USA.
Les années 1944-1945 sont celles de la victoire des Alliés par l’écrasement jusqu’à la reddition totale et sans conditions des forces de l’Axe. L’année 1943 occupe donc une place toute particulière dans l’histoire de ce conflit.
Elle constitue, en effet, le pivot stratégique majeur de la guerre déterminant l’ascendant des forces alliées sur les forces de l’Axe désormais plus ou moins dominées dans toutes les zones d’opérations. Elle revêt 3 dimensions : mondiale, française et marocaine.
1943 pour le monde c’est le moment du « tournant de la guerre »
L’année 1943 débute par la conférence de Casablanca (Anfa) et s’achève par celle de Téhéran où se précisent, puis s’affirment la stratégie globale des Alliés en termes d’objectifs et d’organisation de la poursuite de la guerre jusqu’à une victoire finale non négociable.
1943, c’est l’année de la Victoire définitive en Atlantique Nord (lien essentiel de soutien logistique des USA avec la GB et l’URSS), celle de la Victoire en Afrique du Nord et de la Maîtrise de la Méditerranée par les anglo-américains qui se lancent alors à la conquête de l’Italie.
C’est surtout l’année de la Victoire de Stalingrad et de la bataille de Koursk sur le front de l’Est. Partout dans le monde, les résistances s’organisent en Europe comme en Asie et participent avec de plus en plus d’efficacité aux combats pour la liberté.
C’est enfin l’année de la Victoire de Guadalcanal et du début de la reconquête de tout l’espace asiatique en direction de l’archipel japonais.
Sur les mers, la suprématie des forces alliées devient dès lors incontestable, tout comme dans les airs avec la domination de l’USAF et de la RAF dans la 3ème dimension sur tous les théâtres d’opérations.
1943 pour la France, c’est l’instant de la reconnaissance des alliés et le retour à la République
En effet pour la France, l’année 1943 est celle sur le plan politique, où la France libre cède la place au Comité français de la Libération nationale, puis au Gouvernement provisoire de la République française qui remplace le régime de Vichy dans les territoires libérés.
Désormais la France Libre reconnue par tous les Alliés reprend le combat à leurs côtés avec une armée reconstituée à partir de l’Armée d’Afrique agrégée aux Forces Françaises libres, entièrement rééquipée par les USA aux termes du plan d’Anfa sur la base de 8 Divisions d’infanterie et de 3 Divisions blindées. Ces Forces françaises ainsi reconstituées permettent la création du corps expéditionnaire français en Italie (CEF) qui, sous commandement anglo-américain, participe activement à la reconquête de l’Italie et à la libération de la Corse. L’action décisive menée par le CEF en Italie, contribua, de manière significative, à réévaluer la valeur de l’Armée française près du commandement interallié et à la reconnaissance de sa pleine contribution aux combats pour la liberté.
1943 pour le Maroc, c’est la première étape de la souveraineté retrouvée
Les décisions prises lors de la Conférence d’Anfa, en janvier 1943, ont eu des effets importants sur l’avenir politique du Maroc alors sous protectorat, le sultan Sidi Mohammed Ben Youssef, futur Mohammed V qui, dès le début de la Seconde Guerre mondiale, s’était rangé du côté des alliés contre le nazisme et le fascisme avait saisi l’opportunité de la présence des leaders des Alliés (États-Unis, Grande-Bretagne et France) pour soumettre, en marge de la conférence, la revendication de l’indépendance du Maroc et la proposition d’adhésion du Royaume chérifien à la Charte de l’Atlantique. Une année plus tard, cette volonté est réaffirmée dans le « Manifeste de l’indépendance ».
Dès lors le Sultan engage résolument le Maroc dans sa contribution à la poursuite des combats jusqu’à l’effondrement du nazisme. Il incarne non seulement la détermination du Maroc et de son peuple à lutter contre la barbarie nazie, mais aussi, au-delà de la victoire, celle de l’affirmation de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes et son aspiration à l’indépendance dans un ordre mondial à refonder plus juste et fraternel.
1943 enfin, c’est pour les Français et les Marocains, frères d’armes, la lutte pour la liberté dans la fraternité du sang versé
A la fin du mois de novembre 1943, les premiers éléments du corps expéditionnaire français (CEF) débarquent dans la péninsule italienne. Ses effectifs initiaux se renforceront dans les mois suivants, jusqu’à atteindre 95.000 hommes, soit environ 10 % des effectifs alliés, au moment de la libération de Rome, le 4 juin 1944. Les combats d’Italie furent des plus meurtriers et la victoire chèrement arrachée lors de batailles désormais entrées dans la mémoire collective du conflit (Garigliano, Monte Cassino). Durant ces combats le CEF perd, de novembre 1943 à juillet 1944, après huit mois d’opérations, 32.171 hommes (dont 60 % de Maghrébins) sur 80.000 pleinement engagés (6.577 tués, 2.088 disparus et 23.506 blessés).
Le 2e groupe de tabors marocains (2e GTM) est l’une des six unités d’infanterie les plus décorés de la Seconde Guerre mondiale. Si on reconnaît la valeur des hommes à la hauteur des sacrifices consentis, les pertes et les citations au combat de cette unité formée à 80% de soldats marocains et de 20% de soldats français illustrent, sans conteste, les propos d’André Malraux- chantre de « la condition humaine » et de « l’Espoir » – qui déclarait dans sa correspondance de guerre que « le sacrifice est le seul domaine aussi fort que celui du mal ». Mais elles renouvellent aussi, présente et universelle, la pensée d’Aristote faisant du « sacrifice de soi, la condition de la vertu ».
La mémoire de cette vertu partagée est aujourd’hui toujours vivante, elle a 80 ans.
*Professeur associé près de Sciences-Po Rabat – Université internationale de Rabat