JÉRUSALEM, LA PALESTINE ET ISRAËL : La politique étrangère américaine à l’épreuve du droit
Pr. Bichara KHADER
Le Président Trump a promis, lors de sa campagne électorale de transférer l’Ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem. C’est une bourde lourde de conséquences. Alors je propose, en guise d’introduction à cet article, de faire un petit détour par l’histoire pour éclairer sa lanterne.
Une petite leçon d’histoire
S’agissant de Jérusalem, tout ou presque a été dit. Et pourtant, on peine encore à appréhender cet écheveau inextricable. Car Jérusalem est-elle un lieu ? Ou plutôt un lien, une idée, un symbole, un mythe ? Est-elle la propriété exclusive d’un peuple ou a-t-elle pour vocation d’être une ville plurielle, un lieu de métissage, de brassage, de concorde, bref, une ville ouverte ?
J’avoue que de tels questionnements me hantent depuis longtemps. Et surtout aujourd’hui plus qu’hier, compte tenu des événements tragiques qui s’y déroulent.
Je ne suis pas niais au point d’ignorer l’attachement des peuples à leurs «mythes fondateurs ». Mais si je me méfie des cyniques qui prétendent dépouiller Jérusalem de sa charge «mémorielle» ou de son caractère «sacral», il me paraît insupportable et même dangereux d’utiliser Jérusalem comme emblème national, comme «bannière» pour laquelle et sous laquelle les peuples s’entre-déchirent et s’entre-tuent.
Jérusalem est un condensé saisissant de la tradition abrahamique constituée de trois branches, et non pas de deux, juive, chrétienne et musulmane. Vers elle se tournent les regards de milliards de fidèles des trois religions monothéistes. C’est parce qu’on a souvent oublié la « centralité symbolique» de Jérusalem ou peut-être même à cause de cette même centralité, que la ville a été conquise et reconquise, détruite et reconstruite, et qu’elle a été au centre de batailles mémorables et de marchandages incessants.
Jouer avec le sacré c’est ouvrir les portes de l’enfer
Jérusalem ne peut faire l’objet d’une appropriation exclusive. C’est pour cela que je martèle, à qui veut l’entendre, que « celui qui oublie Jérusalem n’a pas de mémoire, mais celui qui la veut pour lui tout seul, n’a pas de tête». Les vainqueurs éphémères de la géopolitique devraient y réfléchir car jouer avec le «sacré » c’est ouvrir les portes de l’enfer.
A cet égard, un bref détour sur un pan de l’histoire de Jérusalem devrait nous fournir des enseignements utiles. Certes l’histoire ne se reproduit pas à l’identique, mais elle demeure un gisement de leçons.
Je relate dans mon livre «L’Europe et la Palestine : des Croisades à nos jours», un épisode particulièrement piquant et fondamentalement instructif. Comme on sait, le Pape Urbain II a appelé dans sa prêche de Clermont en 1095, les Seigneurs d’Occident, à partir en Orient pour libérer les Lieux Saints de Jérusalem des mains des Musulmans. Les premiers Croisés, conduits par Godefroid de Bouillon, entrent à Jérusalem en 1099. Godefroid meurt inopinément, peu de temps après. Son frère, Baudouin de Boulogne lui succède et se fait couronner Roi de Jérusalem à l’Eglise de la Nativité de Bethléem en 1100. Ainsi un Royaume Latin s’implante au coeur de l’Orient et les Musulmans, divisés, ne peuvent l’en empêcher.
Les décennies s’écoulent. De nouveaux Croisés débarquent sur les côtes palestiniennes. Arrive au pouvoir, en Egypte, un Calife Fatimide appelé Saladin. Ayant soumis la Syrie rebelle, il se lance à l’assaut du Royaume franc. Celui-ci est démantelé en 1187 et Jérusalem repasse sous contrôle musulman.
La 3e Croisade s’ébranle, en 1188, sous l’égide du Roi Philippe Auguste de France, du Roi Richard Coeur de Lion d’Angleterre, ainsi que de l’Empereur germanique Frédéric Barberousse.
Jérusalem entre Richard Coeur de Lion et Saladin
A la tête d’une puissante armée, stationnée sur les côtes palestiniennes, Richard Coeur de Lion préfère éviter de livrer bataille et tente une négociation avec Saladin par émissaires interposés. Au vu de l’actualité brûlante de Jérusalem, aujourd’hui, l’échange de messages entre Richard et Saladin est riche d’enseignement.
« S’agissant de Jérusalem, insiste Richard Coeur de Lion, c’est notre lieu de culte et nous n’accepterons jamais d’y renoncer, même si nous devions nous battre jusqu’au dernier». La réponse de Saladin est cinglante : « La ville sainte, est autant à nous qu’à vous. Elle est même plus importante pour nous, car c’est vers elle que notre prophète a accompli son voyage nocturne et c’est là que notre communauté sera réunie le jour du jugement dernier. Il est donc exclu pour nous que nous l’abandonnions. Jamais les musulmans ne l’admettraient».
Et bien, changez les noms de Richard et de Saladin par ceux de Benyamin Netanyahou et Mahmoud Abbas (naturellement aucun de ces deux personnages n’a l’envergure des deux illustres prédécesseurs), on retrouve le même discours en 2017.
C’est dire combien Jérusalem conserve sa « centralité symbolique», et risque de demeurer la pierre d’achoppement dans toute négociation future, à moins que la sagesse des hommes ne l’emporte sur l’ivresse de la force.
Cette petite leçon d’histoire est adressée au Président Trump qui a promis de transférer l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, ce qui signifie , aux yeux de la Communauté internationale, une reconnaissance de Jérusalem «réunifiée» comme « la seule capitale éternelle d’Israël».
Les Nations unies et Jérusalem
Dès 1947, Les Nations unies ont bien perçu la centralité de Jérusalem et pour éviter que la question ne devienne l’objet d’une dangereuse concurrence mémorielle, l’Assemblée Générale partage la Palestine en deux Etats – Israël ( 56% du territoire) et la Palestine (43 % du territoire), mais prévoit pour Jérusalem ( 1 % du territoire). Un statut particulier sous forme de «Corpus Separatum » sous régime international administré par un Conseil de Tutelle. Il n’en fut rien. Dès la création d’Israël, le 15 mai 1948, la première guerre israélo -arabe éclate. Sorti victorieux, Israël en profite pour dilater son territoire occupant désormais 78 % du territoire. Au premier exode des Palestiniens commencé avant la proclamation de l’Etat d’Israël (voir l’épisode du massacre de Deir Yassin), s’joute un deuxième exode : les deux tiers de la population palestinienne, quelque 750.000 personnes prennent le chemin de l’exil. La ville de Jérusalem est coupée en deux : Jérusalem Ouest sous contrôle israélien et Jérusalem -Est sous contrôle jordanien (le royaume de Transjordanie ayant absorbé la Cisjordanie pour constituer le Royaume de Jordanie).
Mais la guerre de 1967 modifie la donne. Israël occupe Le Sinaï égyptien, le Golan Syrien, toute la Cisjordanie ainsi que Jérusalem-Est. Le 28 juin 1967, un décret du gouvernement israélien déclare que Jérusalem-Est et la région adjacente serait soumise à la loi, à la juridiction et l’administration israéliennes. Immédiatement, Israël entreprend une politique systématique de judaïsation de la Vieille Ville: destruction du quartier des «Maghrébins», expulsion des milliers d’habitants palestiniens. Un plan de colonisation est conçu visant à ceinturer la Vieille Ville et la couper du hinterland cisjordanien. Le 30 juillet 1980, une nouvelle étape est franchie : une loi fondamentale est adoptée par la Knesset faisant de Jérusalem «entière et unifiée» la capitale éternelle du peuple d’Israël. alarmées par ces mesures unilatérales et illégales. Dès le 4 juillet 1967, l’Assemblée générale adopte la Résolution 2253. Concernant Jérusalem, la résolution appelle Israël à «s’abstenir de toute action qui modifierait le statut de Jérusalem » et «considère que toutes les mesures et dispositions législatives et administratives prises par Israël y compris l’appropriation de terres et de biens immobiliers qui tentent de modifier le statut de Jérusalem sont non-valides». Cette position est réitérée dans de nombreuses autres résolutions.
Lorsqu’Israël, en 1980, proclame Jérusalem «réunifiée» capitale éternelle, le Conseil de Sécurité adopte la Résolution 478 (20 août 1980) dans laquelle il «affirme que l’adoption de la loi fondamentale par Israël constitue une violation du droit international» et décide «de ne pas reconnaître cette loi fondamentale».
Les Etats-Unis et Jérusalem
Jusqu’à 1980, la position des Etats-Unis sur Jérusalem s’alignait sur le consensus international. A partir du 28 juin 1967, on pouvait lire dans une Déclaration de la Maison Blanche que «le Président estime qu’aucune action unilatérale sur le statut de Jérusalem ne doit être prise sans consultation avec les leaders religieux et tous ceux qui sont concernés». Les interventions des 3 et 14 juillet par Mr Goldberg, Représentant des Etats- Unis aux Nations unies vont dans le même sens, ajoutant que «le statut de Jérusalem n’est pas un problème isolé, mais, plutôt une partie intégrante des problèmes complexes du Moyen-Orient qui doivent être résolus». Lorsqu’en 1980, Israël annexe Jérusalem-Est et la proclame sa capitale, les Etats-Unis regrettent « cet acte unilatéral» et ne reconnaissent pas l’annexion. S’appuyant sur cette position, les Etats-Unis refusent de transférer leur ambassade à Jérusalem en dépit de la pression incroyable exercée par le lobby pro-israélien sur le Congrès américain.
Toutefois, rien n’est fait pour emmener Israël à revenir sur sa décision et à mettre un terme à sa politique systématique de judaïsation de la Vieille Ville. Ainsi, en totale impunité, Israël a pu détruire des quartiers entiers de la Vieille Ville et mener, en toute minutie, une politique visant à ceinturer Jérusalem -Est par un chapelet dense de colonies juives. Ni le Président Reagan dans les années 1980, ni le Président Bush dans les années 1990 ne se sont départis de la politique américaine rejetant les faits accomplis tout en déversant sur Israël éloges, armes et argent.
Une question qui galvanise les passions
En juillet 2000, le Président Clinton tente une dernière négociation entre Arafat et Barak, mais la négociation achoppe sur la question de Jérusalem. Les négociations de Camp David ont bien prouvé que les Israéliens ne changent pas d’un iota leur position concernant Jérusalem. Pour ajouter l’insulte à l’injure, Sharon annonce une visite sur l’Esplanade des Mosquées pour bien montrer aux Palestiniens qu’Israël est le maître des lieux. Les fidèles musulmans sont outrés par cette visite provocante (octobre 2000), invectivent les policiers israéliens qui ripostent en tirant à balles réelles : 4 morts et 160 blessés palestiniens. La 2e Intifada est déclenchée : elle est dénommée « Intifadat al Aqsa». C’est dire combien la question de Jérusalem galvanise les passions. Le 23 décembre 2000, Bill Clinton convoque, à la Maison Blanche, les délégations israélienne et palestinienne et leur présente sa vision d’une solution du conflit appelée «les paramètres Clinton». Sur Jérusalem, le principe que retient Clinton est que «les secteurs arabes sont palestiniens et les secteurs juifs sont israéliens… cela s’appliquerait également à la Vieille Ville». Concernant l’Esplanade des Mosquées, Clinton propose une formule alambiquée « la souveraineté palestinienne sur le Haram et la souveraineté israélienne sur le Mur occidental ainsi qu’une souveraineté fonctionnelle partagée sur les fouilles sous le Haram».
Les paramètres Sharon
Pour l’observateur non averti, cela semble équilibré et réaliste. En réalité, c’est une reconnaissance des faits accomplis israéliens à Jérusalem-Est. De toute façon, l’arrivée de Sharon au pouvoir (2001) rend les paramètres caducs puisque les villes palestiniennes sont réoccupées et Arafat, lui-même, est emprisonné dans son quartier général de Ramallah ( Al-Muqataâh) à moitié détruit. La colonisation reprend de plus belle et un mur est même construit sur plusieurs centaines de kilomètres, éventrant la Palestine, encerclant les villes, séparant les villageois de leurs terres et s’appropriant de nombreuses sources d’eau au profit des Colons.
Le 10 août 2002, un Quartet est mis sur pied (EU, USA, Russie et ONU) pour ranimer un processus de paix moribond. Le 23 avril 2003, le Quartet publie sa «feuille de route» destinée à un règlement permanent du conflit. Jérusalem n’y est pas mentionnée. La feuille de route fait la part belle à Israël et pourtant Sharon l’accepte du bout des lèvres en assortissant son acceptation de 14 réserves qui la vident de toute substance.
La Cour pénale de Justice est saisie et doit se prononcer sur le Mur. Le 9 juillet 2004, elle rend un avis consultatif dénonçant «la violation du droit international» et appelant Israël à cesser «immédiatement les travaux d’édification du Mur». L’avis est adopté à une écrasante majorité, le seul juge qui s’y est opposé est le juge américain.
Deux gouvernements mais pas d’Etat
Le 11 novembre 2004, Arafat décède dans un hôpital parisien, terrassé par un «mal mystérieux». En janvier 2006 Sharon, à son tour, quitte la scène politique israélienne. Au cours du même mois de janvier, des élections palestiniennes sont organisées et remportées par le Hamas. Toutefois, ni l’Europe ni les Etats-Unis ne reconnaissent cette victoire et imposent au Hamas des conditions qui n’ont jamais été imposées à Israël. Il faut dire que l’autorité palestinienne n’est pas au-dessus de tout soupçon dans cette affaire et contribue à diaboliser le Hamas, poussant celui-ci à s’emparer de Gaza et y créer un gouvernement palestinien- bis. Comble de l’ironie : les Palestiniens qui n’ont pas d’Etat, ont désormais deux gouvernements.
Le Président Carter, qui fut observateur des élections palestiniennes 2006, est alarmé par l’évolution du conflit israélo-palestinien. Il a pu voir de près comment Israël grignote le territoire palestinien de manière inexorable, rendant la formule des deux Etats quasi obsolète. En été 2006, il écrit un ouvrage au titre significatif «Palestine : Peace not apartheid». Le mot est lâché. La colère d’Israël et de ses supporters aux Etats- Unis se déchaîne contre l’ancien Président. L’artisan des Accords Camp David entre l’Egypte et Israël est désormais affublé du qualificatif d’ «Israel’s Hater» (quelqu’un qui déteste Israël). Cependant, cette campagne de dénigrement a eu un effet positif : elle a permis d’ouvrir les yeux de nombreux américains sur la réalité du conflit et sur le chantage qu’exercent les sionistes sur l’opinion publique américaine. Chantage que décrivent très bien Stephen Walt et John Marsheimer dans leur livre publié en mars 2007 et intitulé « Le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine» (Farrar, Strauss and Giroux, NY 2007). La levée de boucliers que la publication de ce livre-phare a provoquée n’a pas empêché qu’il soit traduit en 30 langues et vendu en plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. En 2008, c’est un autre livre américain qui est publié sur le conflit israélo-arabe. Il s’agit d’un livre d’entretiens réalisé en février-mars 2008 par le journaliste David Ignatius avec Brent Scrowcroft et Zbigniew Brzezinki, deux anciens conseillers à la sécurité nationale (traduction française : L’Amérique face au monde, quelle politique étrangère, Pearson, Paris, 2008). Le conflit israélo-palestinien y occupe une trentaine de pages. Pour les anciens conseillers, une solution juste et réaliste du conflit doit se fonder sur les principes suivants :
1) les frontières de 1967 avec des rectifications mineures agréées par les deux parties.
2) Compensation des réfugiés palestiniens.
3) Jérusalem capitale des deux Etats.
4) un Etat palestinien démilitarisé. Ainsi, à l’orée de 2008, les Américains sont mieux informés sur les tenants et les aboutissants du conflit israélo- palestinien. Quant à la position officielle américaine sur Jérusalem, elle demeure inchangée : refus des mesures unilatérales israéliennes à Jérusalem- Est mais Jérusalem n’est pas mentionnée officiellement comme « capitale des deux Etats».