
Il se passe quelque chose d’étrange, de grotesque, et presque de pathétiquement drôle sur les réseaux sociaux marocains, ces derniers temps. Une sorte de théâtre à ciel ouvert où se jouent, non pas des idées, mais des querelles d’egos en quête de légitimité. D’un côté, les youtubeurs, armés de caméras bancales et de vérités approximatives, s’autoproclament les nouveaux justiciers du peuple. De l’autre, certains journalistes – ou du moins ceux qui s’en réclament – font de leur plume ou de leur voix une épée de bois pour défendre des causes… souvent très personnelles.
Mais alors, de quoi s’agit-il exactement ? De savoir qui a le droit de critiquer et qui ne l’a pas ? Voilà donc à quoi nous en sommes réduits : à débattre non pas du fond, mais du droit de parole. La démocratie est devenue un ring où chacun monte pour boxer sa frustration à coups de stories, de lives Facebook, de statuts plus acides que lucides et de vidéos sur YouTube ou TikTok. Et pendant ce temps… Le peuple regarde, scroll, commente, partage. Certains rient, d’autres s’indignent. Mais rares sont ceux qui s’élèvent.
Bienvenue donc dans la nouvelle foire d’empoigne du Royaume, où la légitimité de la critique se joue à coups de vues, de likes et de polémiques savamment orchestrées. Les youtubeurs veulent la parole, des journalistes veulent la garder, et chacun se prend pour le prophète de la vérité. Résultat ? Une cacophonie indigeste, où la profondeur d’analyse ne dépasse pas celle d’un TikTok. Pire encore, il est désormais permis – chez certains youtubeurs – de franchir le seuil sacré de la décence et d’oser mêler Sa Majesté le Roi à des affaires douteuses comme si l’on pouvait salir une institution millénaire au nom d’une minute de gloire virtuelle. Une atteinte à l’intelligence collective, un manque de respect pour l’institution, et une faute morale grave, quand on sait à quel point la figure Royale incarne l’unité et la stabilité du pays. Mais que voulez-vous ? L’anarchie numérique n’a pas de code d’honneur. Elle clique, elle like, elle diffame… et elle recommence. La bêtise, en plus d’être bruyante, est désormais monétisée.
LIRE AUSSI : Sahara : L’Algérie en mode panique avant le Conseil de sécurité !
Et que dire de certains journalistes qui ont oublié qu’une carte de presse n’est pas une arme blanche pour des règlements de comptes personnels, et au lieu de tenir le cap, ils s’égarent dans des disputes de cour de récréation, confondant tweet et éditorial, likes et crédibilité, buzz et vérité. Ils se chamaillent à coups de statuts venimeux, comme s’ils réglaient leurs comptes sur la place publique, oubliant que le journalisme, le vrai, celui qui élève, informe et dérange à bon escient, n’a pas besoin de s’abaisser pour exister. Au lieu de porter la voix du peuple, ils portent la plume contre leurs propres confrères, dans une joute stérile où la futilité devient sujet de société. Où sont passés les grands éditos qui faisaient trembler les puissants ? Où sont les enquêtes fouillées, les voix fortes, les lignes qui éveillent ? Elles se sont, à coup sûr, dissoutes dans la mousse d’un verre de buzz.
Ce qui est aberrant c’est que dans ce nouvel écosystème où règnent la démesure et l’émotion, le professionnalisme et la neutralité n’ont plus voix au chapitre. Ils sont presque devenus suspects, jugés fades, trop lisses pour exister. Le terrain médiatique s’est transformé en ring, où le buzz, les scandales et les attaques personnelles sont devenus la norme. La pondération est perçue comme de la faiblesse, la nuance comme de la lâcheté. Le show prime sur le fond, et la vérité sur mesure supplante l’exactitude. Et il ne faut surtout pas oublier cette autre presse, silencieuse en apparence mais bruyante dans l’intention. Une presse qui a troqué sa colonne vertébrale contre un carnet d’adresses. Une presse dont la raison d’être est de défendre l’indéfendable, pourvu qu’elle y trouve son intérêt. Une presse qui prête sa plume à ceux qui ont tout, sauf la vérité. Ce journalisme-là est une trahison lente, mais continue, de ce que devrait être le rôle fondamental de l’information : éclairer le citoyen, pas maquiller les puissants qui se servent au lieu de servir.
Et pour couronner le tout, ce qui régit aujourd’hui la création de contenu, ce n’est plus la déontologie ni la quête de vérité, mais Google AdSense. Oui, ce sont les clics, les vues, les CPM qui dictent les sujets. L’algorithme est devenu la boussole, et la rente publicitaire, la ligne éditoriale. Alors qui pour poser les bonnes questions ? Qui pour pointer là où ça fait mal ? Qui pour soulever les débats de fond, ceux qui ont tout simplement déserté notre quotidien ? Malheureusement, au lieu de servir la vérité, nombreux sont ceux qui travaillent pour des agendas. Au lieu de chercher la lumière sur les faits, ils courent après la lumière du buzz. Mais le rôle du journaliste n’est pas de briller – il est d’éclairer. Pas d’agiter le vide, mais de creuser le réel. Pas d’attiser la confusion, mais de rendre le monde plus lisible.
Or le Maroc fait face à des défis énormes. Le coût de la vie qui n’en finit plus de grimper, étranglant les familles. Le chômage qui frappe de plein fouet une jeunesse de plus en plus désabusée. Une dette extérieure qui a franchi des sommets alarmants, bien au-delà des années précédentes. Un système de santé à bout de souffle, une école publique en panne d’avenir, une justice sociale qui tâtonne. Et que dire des zones rurales toujours reléguées à l’oubli, des inégalités qui se creusent, de la corruption qui gangrène, du pouvoir d’achat qui fond comme neige au soleil, d’une bureaucratie paralysante, une fracture territoriale criante… Et pendant que ces maux rongent la société, nos « voix médiatiques » s’écharpent sur qui a insulté qui sur YouTube ou TikTok. Un théâtre d’ombres pathétique.
Et le plus grave, c’est que pendant que certains se déchirent pour savoir qui mérite la lumière, le Maroc, lui, est la cible d’une véritable guerre médiatique. Une offensive sournoise faite de contenus mensongers, de fake news bien emballées, d’attaques commanditées contre son intégrité, sa souveraineté et ses institutions. Une guerre de l’image, où les adversaires du Royaume rêvent de le faire vaciller dans l’esprit des peuples avant même de le défier sur le terrain. Et c’est là que le constat devient douloureux, presqu’amer : au lieu de faire bloc, au lieu de former un front médiatique soudé, digne et solidaire face à ces allégations malveillantes, ce sont des journalistes eux-mêmes qui s’éparpillent, s’étripent, s’annulent. Ils s’écoutent eux-mêmes plus qu’ils n’écoutent leur mission. Ils obéissent à leur ego plus qu’à leur éthique. Et c’est tristement paradoxal : au moment même où le Maroc a besoin d’une presse debout, on découvre une presse divisée, recroquevillée sur ses querelles internes.
Le Royaume fait face à des défis colossaux et a besoin de journalistes responsables, pas de gladiateurs numériques. D’éditorialistes éclairés, pas de polémistes sans boussole. D’un journalisme debout, non d’une scène où les vedettes d’un jour s’éteignent le lendemain dans l’indifférence qu’elles auront elles-mêmes nourrie. L’espace public, au lieu d’être un lieu d’émancipation du débat, devient le ring de combat des vanités. On y confond la liberté d’expression avec la liberté d’agression. On y oublie que la critique constructive est l’oxygène de la démocratie, pas son poison. Parce qu’au fond, ce peuple marocain mérite mieux. Mieux que ces débats stériles. Mieux que ce chaos numérique où chacun veut « faire le buzz », quitte à piétiner l’essentiel. Mieux que cette anarchie informationnelle où le micro remplace la morale, et la caméra la conscience.
À notre grand malheur, aujourd’hui, à part quelques médias et journalistes que l’on peut compter sur les doigts d’une main, et qui, malgré vents et marées, tiennent encore debout avec courage et dignité, le reste a oublié le bien-fondé de sa mission. Il a troqué la vérité pour la visibilité, le terrain pour le studio, l’intérêt public pour l’intérêt personnel. Il n’informe plus : il performe. Le Maroc traverse des enjeux majeurs. L’eau se fait rare, la jeunesse perd ses repères, la santé et l’éducation crient leur douleur, et les Marocains attendent… Ils attendent des éclaireurs, pas des brailleurs. Des consciences, pas des clashs. Des voix qui éclairent, pas des figures qui s’embrasent.
Et si nous reprenions notre rôle ? Si nous revenions à l’essentiel ? À l’intérêt général, à la vérité, au devoir d’éclairer ? Le pays ne manque pas de défis. Mais il manque de lucidité, de hauteur, de courage… et surtout, d’une presse qui parle d’une seule voix quand il s’agit de défendre la Nation.
Une dernière question s’impose : Qu’est-ce qui a fait qu’on en arrive là ? À ce rythme, bientôt, ce n’est plus l’actualité qu’on commentera, c’est la comédie humaine. Et croyez-moi, elle est bien triste.