Y a-t-il une critique littéraire au Maroc ?
La critique littéraire : une problématique qui traverse les temps
Louis Aragon l’a bien dit : « La littérature est une affaire sérieuse pour un pays, elle est, au bout du compte, son visage. » En effet, elle est l’expression même de toute société en marche, enrobée dans la beauté du langage. Dans cette activité solitaire ou encore cette expérience périlleuse, l’écrivain ou le poète pense ou rêve le monde, la vie et pourquoi pas la mort. Et sa pensée commande à un infini de sensations et devient même une passerelle qu’emprunte le lecteur pour accéder à la lumière voire dans le chaos. Or y a-t-il des critères qui décident que tels ou tels textes sont littéraires ? Certes, la beauté stylistique, la musicalité des phrases, la profondeur de la réflexion et son originalité comptent énormément mais c’est la société qui en décide par l’usage qu’elle fait de ces écrits en les détachant de leur contexte d’origine. Pour ce fait, on ne peut éviter la question de la valeur et de la qualité lorsqu’on veut définir la littérature qui nous amène à parler simultanément de la critique littéraire.
Qu’est-ce que la critique littéraire ?
Evaluation ou description, contexte ou texte, rhétorique ou histoire, objectivité ou subjectivisme, art ou science, forme ou contenu, sur quels critères s’engager pour pouvoir parler d’une critique littéraire en bonne et due forme ?
« Critique » n’est-ce pas un mot sur lequel on devrait s’arrêter tellement il est porteur de significations diverses ? Entre autres, il désigne un jugement intellectuel en vue de porter une appréciation. On parle ainsi de la critique littéraire qui fait de la littérature un champ d’étude. Comment s’organise alors le discours sur une œuvre littéraire quelle qu’elle soit ? Quelle en est la finalité ? Qu’est-ce qui fonde la légitimité de ce discours quand on se demande déjà quelle est l’essence de la critique ?
Comme le dit Emile Littré dans son Dictionnaire de la langue française : « La critique littéraire est l’art de juger les productions littéraires. » Et donc on ne parle pas de Beaudelaire, pour ainsi dire, mais de son œuvre. Or Sainte-Beuve l’un des premiers critiques ayant permis d’instaurer une forme de discours sur la littérature et surtout de montrer la voie à d’autres écrivains, voulait en faire « une histoire naturelle littéraire » et a cherché à l’expliquer à partir de son contexte d’origine. Ce qui lui a valu les reproches de Marcel Proust d’avoir seulement « vu la littérature sous la catégorie du temps ». Selon Gustave Lanson, lui, elle devait épouser « l’érudition, le tableau de la vie littéraire de la nation, l’histoire de la culture et de l’activité de la foule obscure, qui lisait aussi bien que des individus illustres qui écrivaient. » Quant à Lucien Goldmann, il est allé, lui, dans le sens de la sociologie et « le structuralisme génétique » pour « retrouver, dans l’univers imaginaire exprimé dans l’œuvre, les structures de la vision du monde d’un groupe social auquel l’écrivain est lié d’une certaine façon et à qui il les a empruntées. » Remontons un peu dans le temps et rappelons que Sartre avait affirmé que « la critique engage l’homme entier » au moment où, pour Barthes, la critique littéraire relève du « métalangage ».
Cela veut dire qu’il faut placer les textes littéraires dans le flux de l’expérience humaine où des discours politiques, historiques, sociaux, culturels qui s’entrecroisent, traversent et forment des dialogues avec l’univers littéraire et le mettent en cause.
Ainsi la critique littéraire est, bel et bien, une notion qui regroupe, bien entendu, plusieurs disciplines notamment les sciences humaines, la littérature, la sociologie, la linguistique, la politique …etc…Elle a évolué au fil des temps mais reste une problématique qui traverse les temps.
La critique littéraire entre « savoir » et « jugement »
Aujourd’hui, celle-ci recouvre deux activités relativement autonomes. Elle désigne d’une part la critique journalistique et renvoie d’autre part au savoir sur la littérature, aux études littéraires ou à la recherche faite généralement par des universitaires et des chercheurs. Ainsi une question s’impose : que fait-on exactement quand on porte un regard critique sur une œuvre et comment notre discours pourrait-il la servir ?
Dans les médias, on prononce des jugements sur les livres qui paraissent et on tranche entre les bons et les mauvais, elle porte plutôt sur la littérature contemporaine et fait ses propres règles. La critique journalistique commente l’actualité et se fait au jour le jour. Elle peut être donc d’humeur et faire part de ses impressions personnelles au risque de briser l’œuvre au lieu d’essayer de la comprendre d’autant plus qu’elle reste superficielle, subjective et générale à quelques exceptions près. Par contre, la critique qui se veut érudite ou scientifique s’interdit de porter un jugement, du moins clairement. Elle décortique toute l’œuvre pour en faire découvrir toute sa beauté aux lecteurs. Elle relève du discernement et donc observe, fait de la recherche, décrit, explique, analyse, compare, interprète, commente, apprécie et construit un discours second. Elle juge éventuellement une construction textuelle.
La littérature marocaine d’expression française
Force est de constater que le patrimoine littéraire marocain des cinq dernières décennies se caractérise par une profusion et une effervescence étonnantes. Effectivement, le champ littéraire marocain francophone a connu une évolution depuis ses fondateurs à savoir Ahmed Sefrioui, Driss Chraibi et Tahar Ben Jelloun, mais n’oublions pas que le premier Marocain à avoir écrit un roman en français « Mosaïques ternies » en 1930 et publié à Paris en 1932 est Abdelkader Chatt. La relève a été assurée par plusieurs générations d’écrivains aux esthétiques et aux thématiques variées. En revanche, nombreux sont ceux qui se montrent hésitants, quand ils ne sont pas carrément sévères, quant à la qualité de cette productivité. Ainsi dans « Mes chroniques inutiles » paru en 2000, Abdeljalil Lahjomri écrit : « qu’une profusion de publications ne signifie nullement l’existence d’une dynamique de la création littéraire, mais plutôt le contraire, en particulier en langue française, surtout que les talents encore en herbe n’offrent au public que des écrits hésitants quant à la langue, à la thématique, à l’esthétique. » Mais Salim Jay, auteur du Dictionnaire des écrivains marocains, coédité en 2005 chez Eddif, au Maroc et Paris Méditerranée, en France ne le voit pas de cet œil. Pour lui : « il n’est pas sûr que les lecteurs marocains aient majoritairement pris conscience de la richesse du patrimoine littéraire Qui a choisi de s’immerger dans l’abondante bibliographique marocaine est saisi par un sentiment de profusion auquel la rumeur ne le préparait pas. »
L’évidence est que la littérature marocaine d’expression française a gagné, aujourd’hui, en ce qui concerne le nombre de publications, sans commune mesure avec les écrits du début de l’indépendance qui se comptaient sur le bout des doigts d’une seule main. Ces écrivains marocains ont émerveillé les uns et déçu les autres. Certains ont fondé le socle de la littérature marocaine d’expression française en la marquant de leur génie créateur. Or son grand malheur c’est qu’on persiste à affirmer que les « bons livres ont été faits pendant les années 70 et que depuis, il n’y a plus rien, que depuis « Le Passé simple » de Chraïbi, il n’y a pas vraiment une grande histoire littéraire ». Seulement, plusieurs plumes d’une beauté et d’une profondeur à marquer le parcours de notre littérature se hissent et se confirment, de plus en plus. Après Mohamed Leftah, Mohamed Khaïr- Eddine, Abdellatif Laâbi, Abdelkébir Khatibi, Fatima Mernissi, Ghita El Kayyat, Soumaya Naâmane Guessous, d’autres écritures nous ont secoués comme celle de Mahi Binebine, Fouad Laroui, Bahaa Trabelsi, Rajae Benchemsi, Siham Benchekroun et bien d’autres qui ont tracé d’autres contours à la littérature marocaine la délivrant de plusieurs tabous, lui donnant les tons et les couleurs. Suivra encore une nouvelle génération de talents confirmés dont Moha Souag, Abdellah Baida, Mohamed Nedali, Bouthaina Azami, Lamia Berrada-Berca, Youssouf Amine El Alamy, Rachid Khaless, Maria Guessous, Mokhtar Chaoui, Mamoun Lahbabi, Anissa Belfqih, Reda Dalil pour ne citer que ceux-ci qui entretiennent un lien étroit avec la société qu’ils décrivent sur un ton réaliste décapant qui n’enlève rien à la qualité esthétique de leur écriture. Il est sûr que c’est une littérature qui est encore en débat contre elle-même, en accouchement douloureux mais le résultat est bien là si on exclut une certaine littérature tentée par le kitch, reconnue et appuyée par le réseautage et le clientélisme.
Y a-t-il une critique littéraire au Maroc et à quels critères obéit-elle ?
Comme ailleurs, si la critique journalistique consiste en une prononciation d’un jugement positif ou négatif sur des ouvrages littéraires, dans le domaine universitaires, on ne porte pas de jugement et l’objectivité règne puisque le but reste la recherche. D’ailleurs, la critique journalistique s’est ouverte au grand public à travers les médias –et la révolution numérique aidant- à telle enseigne que quiconque, même ne possédant aucune compétence universitaire, peut émettre une critique sur un ouvrage. En somme, la critique littéraire ne serait donc constructive et formative que dirigée selon des normes établies or tout auteur a sa propre manière de concevoir, percevoir, analyser et juger un texte selon son point de vue personnel. Ce qui fait donc l’art et la difficulté d’un critique littéraire.
Et si la littérature se passait de la critique littéraire ? Mais ce serait bien évidemment impossible puisque « Ce sont les critiques qui font la littérature » comme dirait l’autre.