La diplomatie marocaine entre audace et réalisme
Hassan Alaoui
Le dernier vote à propos de l’Ukraine à l’Assemblée générale des Nations unies demeurera inscrit sur du marbre. Une majorité des Etats membres de cette organisation – soit 141 – ont adopté une résolution condamnant l’intervention militaire de la Russie en Ukraine.
Le Royaume du Maroc n’a pas pris part au vote, il a préféré s’absenter de cette cérémonie, joignant sa « non voix » à quelque 35 autres pays d’Afrique, marquant non seulement son opposition à ce vote mais sa neutralité renouvelée dans une confrontation livrée entre les Etats-Unis, l’Union européenne leurs alliés d’une part et la Russie de l’autre, qui nous renvoie avec de nouveaux paradigmes à la guerre froide. Au final, sur les 193 pays membres de l’ONU, 141 ont approuvé le texte. Cinq l’ont rejeté. Trente-cinq se sont abstenus, parmi lesquels 17 pays africains.
L’absence clairement affichée du Maroc dans ce vote exceptionnel a sans doute surpris plus d’un. Pour rappel, le gouvernement algérien, allié fidèle de l’Union soviétique et de la Russie depuis toujours, dont on attendait plus qu’une abstention affichée, a pris part à sa manière au vote d’une résolution mettant en cause la Russie. Paradoxalement, il s’est positionné aux antipodes de ce que le Kremlin pouvait attendre et espérer. Soit un retrait plus qu’ambigu…mais franc, affiché même. On ne cessera nullement de commenter cette posture du Royaume du Maroc qui, de toute évidence, marque un tournant dans l’évolution de la diplomatie de notre pays. Toutefois, jetant un regard lucide et rétrospectif sur son déploiement depuis la Libération en 1956, on se rend compte d’une constance : le Royaume du Maroc est demeuré neutre, il ne s’est jamais éloigné sur un camp contre un autre camp. Non plus, il ne s’est aliéné l’amitié de l’une ou l’autre puissance.
A la Conférence des Etats Non Alignés, organisée à Belgrade du 1er au 6 septembre 1961, feu Hassan II avait activement pris part en y prononçant notamment un discours fondateur. Nasser, président d’Egypte, Nehru de l’Inde et le maréchal Tito de Yougoslavie alors en grave dissidence avec Nikita Khrouchtchev, président de l’Union soviétique, y participaient. Du haut de la tribune du Mouvement des Non Alignés, le Roi Hassan II préconisa alors une attitude de « neutralisme positif » entre les Etats-Unis et l’Union soviétique, en même temps qu’un soutien actif aux divers mouvements de libération en Afrique dont notamment le FLN algérien. Le choix et la définition du concept à deux mots par le Roi du Maroc exprimaient une manière de justesse dans une époque où la guerre froide faisait rage et n’épargnait aucun continent, illustrée de surcroît par des menaces réelles d’affrontements quasi directs, comme ce fut le cas en octobre 1962, soit un an après la Conférence de Belgrade. L’Union soviétique avait alors installé des missiles nucléaires à Cuba, pointés contre le territoire des Etats-Unis et susceptibles d’être lancés à tout instant…
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Une semaine chaude, de vérité comme l’on disait alors, n’était l’audace voire la témérité d’un John Kennedy à pied d’œuvre et le retour à la raison d’un Khrouchtchev pour nous éviter, comme l’écrivait André Fontaine, la « descente au bord du gouffre »…Les décennies passant, nous avons mesuré la justesse du choix du Maroc pour le neutralisme positif sans nulle ambiguïté, qui estampillera à jamais notre politique étrangère. Quand bien même le libéralisme économique inspirerait toutes nos options, le Maroc fera du neutralisme son acte de foi, maintiendra de bonnes relations avec le bloc socialiste , notamment l’URSS avec laquelle il avait établi des relations diplomatiques dès son Indépendance en 1956.
Les visites des dignitaires soviétiques au Maroc, notamment de Nikolaï Podgorny et Alexis Kossyguine, s’inscrivaient dans le cadre d’une amitié forgée sur la base du respect mutuel de deux nations historiques, le Maroc et la Russie. En 1966, S.M. Hassan II effectua le grand voyage historique dans la Russie et eut plusieurs entretiens au Kremlin avec les dirigeants soviétiques, dont notamment Léonid Brejnev. Après les changements majeurs intervenus en 1990 et la transformation de l’Union soviétique en Fédération de Russie, les relations entre les deux pays ont suivi leur cours normal, basé sur le vieux paramètre « entente, détente et coopération ». La Russie a connu, dans la foulée, de nombreux changements, en particulier au niveau de ses instances dirigeantes et des options politico-économiques, après l’effondrement du système communiste et la réorganisation de son économique vers un libéralisme progressif.
On ne compte plus les visites dans un sens ou dans l’autre de hauts responsables des deux pays, les accords de coopération, les échanges et les missions s’inscrivant dans une continuité sans faille. En 2002, deux ans à peine après son arrivée sur le Trône , le Roi Mohammed VI s’était envolé à Moscou sur invitation du Président de Russie, Vladimir Poutine qui l’accueillit en grande pompe. Cette visite de Mohammed VI a illustré une continuité ; mais aussi une refondation de ce qui deviendrait, selon les experts une relance du partenariat maroco-russe, l’objectif ayant été de mettre à profit les atouts d’une coopération qui a traversé les décennies et les épreuves pour hisser les relations politiques et économiques à un niveau digne de leurs ambitions.
La guerre déclenchée et l’entrée des troupes russes en Ukraine changerait-elle la donne ? En d’autres termes, la relation singulière entre le Maroc et la Russie serait-elle modifiée pour autant ? Le non ralliement par le Maroc au vote de l’Assemblée générale des Nations unies contre la Russie, a-t-il une autre signification que son attachement au principe de non-alignement ? A équidistance entre les deux camps – celui qui condamne la Russie d’un bloc et l’autre demeure neutre – le Royaume ne s’est pas abstenu de choisir. Il a choisi, avec discernement et lucidité. Fidèle à sa tradition de pays souverain , non aliéné et libre. Il mesure les limites des proclamations vertueuses des uns comme des autres, tantôt excommunicatrices de la Russie et unilatérales, tantôt , mais rares néanmoins nuancées voire élogieuses de l’invasion.
Inspirée et dictée par S.M. le Roi, conduite par Naser Bourita, notre diplomatie relève du défi permanant.
Nous ne prenons nullement position dans ce conflit qui a vu se dessiner ses conséquences bien avant même son déclenchement. Car, les pays occidentaux à leur tête les Etats-Unis, l’Europe savaient à quoi s’en tenir en poussant l’avantage tiré avec une jubilation provocatrice de l’effondrement de l’URSS en 1991 et le projet dangereux de l’élargissement de l’OTAN jusqu’à ses frontières immédiates… Dans un sens, Vladimir Poutine a réagi en patriote, en défenseur résolu et justifié de l’intégrité territoriale de son pays. C’est aussi s’être mépris que de n’avoir pas bien écouté et pris au sérieux les propos contenus dans le discours qu’il a prononcé en février 2007 à Munich à l’occasion du Séminaire annuel sur la défense : « Il est évident, je pense, que l’élargissement de l’OTAN n’a rien à voir avec la modernisation de l’alliance, ni avec la sécurité en Europe. Au contraire, c’est un facteur représentant une provocation sérieuse et abaissant le niveau de la confiance mutuelle. Nous sommes légitimement en droit de demander ouvertement contre qui cet élargissement est opéré. Que sont devenues les assurances données par nos partenaires occidentaux après la dissolution du Pacte de Varsovie ? Où sont ces assurances ? ». Sept ans après son arrivée au pouvoir, le président Poutine avait donc, sur un ton plutôt amer, prévenu les dirigeants du monde, en particulier Georges Bush intervenu violemment en Irak sans l’aval de l’ONU, que la Russie ne laissera aucunement l’OTAN et les Etats qui en font partie violer ses frontières…