La guerre des « masques » démasque les grands
Par Mohamed Ouzzine
Quand le masque tombe, le vrai visage apparaît. C’est une paraphrase du vieil adage français : « Les gens ne changent pas, ils se révèlent ».
Plus jeunes, nous avions connu, nous autres générations des célèbres animes japonais « Goldorak » et « Le tigre masqué« , des histoires désopilantes et abracadabrantes lorsque nous suivions, passionnément, les péripéties de la lutte entre le bien et le mal, entre le bon, le truand et la brute.
Le héros était souvent un personnage masqué qui combattait la tyrannie et l’injustice et défendait l’équité et la droiture. Mais souvent s’éclipsait loin des regards, dans un monde où la confiance ne régnait guère. Or à la fin du scénario, le masque tombe et le vrai visage du héros apparaît, non sans suspense captivant.
Aujourd’hui, c’est comme si l’histoire se répétait. Le masque est, certes, différent et le scénario en devient moins passionnant. La propagation de l’épidémie a mis à nu une utopie longuement nourrie par l’Occident, laissant présager la fin du rêve européen, et ce malgré les volontés de l’extension de l’Union. Dans ses ambitions hégémoniques, l’Europe s’est appuyée sur son système de valeurs pour s’étendre aux quatre coins du globe, tout au long des trois derniers siècles.
D’ailleurs, l’architecte du plan de l’Union européenne contre les crises, l’américain Jeremy Rifkin, avait exposé, dans son ouvrage « Le Rêve européen« , une réflexion pour le moins étonnante aux yeux de certains : cette réflexion repose sur l’image que l’Europe représente un immense espoir face au rêve mortifère des Américains. Cette assertion n’a pas tardé à faire réagir l’écrivain français, Régis Debray, de manière fulgurante dans son ouvrage « L’Europe fantôme« . Ce dernier n’a laissé aucune marge de doute sur la faillite du projet du « traité de fusion » de l’Europe. Debray, rejetant le panégyrique de l’auteur américain, aurait particulièrement pointé du doigt la désintégration des valeurs spirituelles et intellectuelles qui furent à la base du rayonnement de l’Europe et de sa conquête du monde.
Revenons au temps présent. Aux préludes de la propagation de l’épidémie, la confusion, voire parfois la contradiction, avait entaché les déclarations de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Bien que se voulant rassurante au sujet des masques, en recommandant leur port, uniquement pour les personnes atteintes du Coronavirus et le personnel médical, de nombreux pays n’étaient pas de cet avis. Il n’en a fallu que quelques semaines avant que l’OMS se rétracte et incite tout le monde à porter les masques, sonnant ainsi les tambours d’une guerre que même les meilleurs scénarios de films de science-fiction n’ont pu imaginer : la guerre des masques. Ce qui a précipité l’évanescence des valeurs chantant l’humanisme, l’antienne de la solidarité, le slogan de l’intégration, les règles du marché et les us des échanges commerciaux.
L’Italie meurtrie fut stupéfaite face au piratage par la République tchèque d’une cargaison de masques médicaux, en provenance de Chine, qui était, en fait, un don de la République populaire aux autorités italiennes. L’Ukraine accuse la Russie. L’Allemagne, le Canada et la France accusent les Etats-Unis d’Amérique. Ces dernières nient et réfutent, dans un premier temps, avant de se désavouer et interdire à ses plus grandes entreprises d’exporter des équipements et des appareils médicaux au Canada et aux pays d’Amérique latine. Ainsi essuyant d’un revers de main l’Accord de libre-échange nord-américain, modifié (ALENA) : objet de pieuses négociations de trois longues années.
Justin Trudeau, le Premier ministre Canadien, avait fermé les frontières de son pays face au monde, à l’exception du voisin américain, avant qu’il ne se rétracte et condamne la décision de l’administration Trump. Trudeau n’avait pas omis de rappeler, au passage, que les Etats-Unis continuaient à importer d’importants équipements médicaux Made in Canada.
Le Président Directeur Général de la plus grande firme américaine d’équipement médical avait reconnu le refus ferme de l’administration américaine d’exporter tout matériel médical en dehors du sol des États-Unis. Il est allé même jusqu’à avouer les « conséquences humanitaires graves » d’une telle décision.
Dans la panique de la crise sanitaire, l’administration Trump s’en prend à l’Inde à cause de la chloroquine. Le chef de la Maison Blanche va même jusqu’à menacer de s’attaquer à l’Inde, un pays auquel il venait juste d’effectuer une visite. Les indignations de la sphère politique indienne n’ont pas tardé à venir, dénonçant l’entorse à l’étiquette et les propos inamicaux à l’endroit du gouvernement indien.
Deux parmi les plus célèbres épidémiologistes de France avaient échangé, sur antenne et en direct, au sujet de la possibilité de faire de l’Afrique un laboratoire d’essai, en vue de s’assurer de l’efficacité d’un vaccin potentiel. L’un d’eux n’a pas tardé à présenter ses excuses, après une colère virale sur les réseaux sociaux, expliquant qu’il s’agit d’un « quiproquo ». Son homologue, par contre, ne s’est même pas fendu d’un mot d’excuse.
D’aucuns avait décrit la diplomatie comme la tradition de traiter des relations interétatiques. C’est dire la coopération et la complémentarité mutuelle en vue de cueillir les dividendes politiques et économiques bi-tri- ou multilatéraux. Cette définition demeure-t-elle toujours d’actualité aujourd’hui ? D’autant plus que nous sommes désormais face à «la diplomatie des masques » comme soutenait un journaliste faisant allusion aux actions de solidarité entretenues par la Chine. Alors qu’il serait opportun de s’interroger si nous ne nous sommes pas, plutôt, face « aux masques de la diplomatie ».
Le Ministre français des Affaires étrangères, Robert Schuman, avait déclaré en 1950: «L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble. Elle se fera par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait ». La pandémie a-t-elle mis à l’épreuve la solidarité européenne ? Ou l’a-t-elle démasquée ?
Sous la pandémie, le système libéral globalisé, sous ses deux aspects humain et social, s’est dénudé, par inadvertance, laissant entrevoir sa réalité criarde. Ce système va-t-il encore porter un nouveau masque après que l’épidémie l’a dépouillé de son premier ?
L’historien américain James W. Baldwin, qui avait vécu longtemps en France, a évoqué une situation semblable à ce que nous vivons aujourd’hui en parlant des masques : « sans lesquels nous craignons de ne pas pouvoir vivre et derrière lesquels nous savons que nous sommes incapables de le faire« . Bien évidemment, nous serons confrontés à une multitude de masques et à quelques visages seulement, comme l’avait assuré le romancier italien Luigi Pirandello.