La pharmacie, « parent pauvre » du système de Santé au Maroc
Ils sont au frontline de la guerre contre la pandémie du coronavirus, malgré le manque de moyens de protection. Les pharmaciens se sont mobilisés depuis le départ de cette crise sanitaire, à l’instar de tout le personnel soignant, afin de garantir l’accès des citoyens aux médicaments de manière fluide, mais aussi pour leur fournir des conseils et orientations préventives et les soutenir psychologiquement. Toutefois, ils disent être « le parent pauvre » du système de Santé au Maroc et réclament plus d’attention de la part de leur ministère de tutelle.
Dans ce cadre, Oualid Amri, vice-président de la Fédération Nationale des pharmaciens du Maroc et président du Syndicat des pharmaciens de Casablanca, répond à nos questions. Entretien.
MAROC DIPLOMATIQUE_ Pendant cette crise sanitaire, est ce qu’il y avait plus de pression sur les officines ?
Oualid Amri_ Dès que l’épidémie a commencé à exploser en Chine, nous avions anticipé, en tant que syndicat des pharmaciens de Casablanca, en organisant, le 5 février, une conférence autour du coronavirus et du rôle du pharmacien, dans la riposte à mener pour endiguer l’épidémie, animée par professeur Kamal Marhoum El Filali, chef du service des maladies infectieuses du CHU Ibn Rochd de Casablanca.
On ne savait même pas que cette épidémie allait se transformer en pandémie et cette conférence a permis aux pharmaciens d’être sensibilisés à ce nouveau virus et de se préparer à la situation actuelle que nous vivons depuis un bon moment, surtout que nous avons un rôle très important dans l’éducation thérapeutique des patients.
En revanche, quand le gouvernement a décrété l’état d’urgence sanitaire, on était déjà prêts psychologiquement à cette guerre contre la pandémie. Nous avions aussi sensibilisé nos confrères et consœurs qui n’ont pas eu l’occasion d’assister avec nous à cette conférence en direct.
Toutefois, nous devrions faire face à plusieurs enjeux, nous sommes au frontline, nous recevons entre 1.5 à 2 millions de patients par jour. Forcément, il y avait une pression et une crainte légitime, n’empêche que nous continuons de jouer pleinement notre rôle en tant que pharmaciens et nous faisons de notre mieux pour pouvoir accompagner les malades. Comme vous le savez, l’espace pharmaceutique est ouvert 24/24, 7/7 tout au long de l’année.
Le Maroc compte plus de 12 000 pharmacies, soit une pharmacie pour 2700 habitants, ce qui veut dire aussi qu’on est présent partout au Maroc, même dans les endroits les plus reculés, où il n’y a pas de structure sanitaire.
Il faut savoir qu’il y a une relation très étroite entre le pharmacien et le patient. Quand un malade se présente dans une pharmacie, après une consultation médicale, il se permet de poser toutes les questions qui le taraudent quant à sa maladie ou bien le traitement qu’il va suivre.
MD_ Plusieurs pharmacies de Casablanca ont subi des baisses de leur chiffre d’affaires, allant de 40 à 60%… quelles en sont les raisons ?
O.A_ Il s’agit des résultats d’une étude qui a été faite sur 277 pharmacies de différents quartiers de Casablanca. Comme vous savez, depuis le début du confinement, de nombreux secteurs ont été mis à l’arrêt et beaucoup de gens ne recevaient plus de salaire. Bien entendu, il y a eu cette baisse, nous l’avons constaté à partir de la fin du mois de mars, parce que les gens n’ont pas tous les moyens de se procurer des médicaments, donc, ils viennent en prendre et nous demandent de reporter le paiement pour le mois d’après. Mais nous savons pertinemment qu’ils ne pourront pas payer leurs factures auprès des pharmacies dans cette conjoncture. Nous devenons ainsi des entreprises de crédit, quoique nous n’ayons absolument pas demandé l’aide de l’Etat, parce que nous savons qu’il y a des secteurs qui sont plus touchés que nous et qui sont prioritaires. D’ailleurs, il n’y a pas de patrons d’officine qui n’ont pas payé leurs collaborateurs.
Pour vous expliquer, imaginez si une personne diabétique n’arrive pas à se procurer ses médicaments, ni à consulter son médecin, pendant un mois, ce serait vraiment une catastrophe. Elle risque facilement de faire des complications… Nous avons, donc, un rôle important à jouer dans le conseil et l’accompagnement.
MD_ Face au risque de contamination, est-ce que le ministère de la Santé a prévu des mesures préventives pour protéger les pharmaciens ?
O.A_ Honnêtement, nous avons l’impression que les pharmaciens n’existent pas, alors que nous nous sommes mobilisés depuis le départ, pour accomplir notre devoir envers notre pays et envers les Marocains qui nous font confiance.
Dès qu’on nous interpelle, nous nous sentons concernés et nous essayons de faire le maximum pour protéger les patients et les orienter, malgré le manque de moyens de protection. D’ailleurs, 15 pharmaciens et leurs collaborateurs ont été atteints par le virus. C’est bien dommage que l’Etat distribue partout des gels hydroalcooliques et des masques, pour les professionnels de la Santé, mais pas pour les pharmaciens.
Nous nous sommes débrouillés tous seuls dans la gestion de cette crise au niveau de notre secteur, depuis le départ, malgré les difficultés auxquelles font face de nombreux pharmaciens. Près de 3500 sont désormais en situation de détresse financière et ne peuvent pas se permettre d’acheter des boîtes de masques chirurgicaux. Nous avons essayé, en tant que syndicat de pharmaciens, de soutenir nos confrères et consœurs dans cette épreuve difficile, sans aucun accompagnement de la part du ministère de la Santé. De toute manière, nous n’avons pas le choix, nous continuons de prendre notre mal en patience en attendant de voir le bout du tunnel. Malgré tout, les pharmacies à Casablanca ont contribué avec 1,2 MDH au Fonds spécial de lutte contre le coronavirus.
MD_ Avez-vous essayé de le signaler au ministère de tutelle ?
O.A_ Oui, nous avons fait des écrits, une campagne médiatique de sensibilisation, nous avons rappelé que nous sommes là et que nous avons besoin d’un soutien de la part du ministère de la Santé, mais apparemment, nous ne faisons pas partie des priorités…
Nous avons toujours été le parent pauvre du système de Santé au Maroc, ce n’est pas une nouveauté. Mais nous le découvrons encore plus en pleine pandémie. l’Etat n’a fait aucun effort pour nous soutenir et reconnaître que nous sommes des professionnels de Santé à part entière, alors que l’acte pharmaceutique, le suivi thérapeutique et l’observance des médicaments que fait le pharmacien, sont très importants.
Par ailleurs, les pharmaciens font beaucoup d’efforts pour être à la hauteur de la mission qu’ils accomplissent, notamment, à travers des formations continues.
Pour nous, l’état de santé des patients est un élément primordial en ce moment et le plus important est de pouvoir participer à cet élan de solidarité nationale, à l’instar de tout le personnel de Santé.
MD_ Selon vos dires, « malgré tous les efforts déployés par les officines pour participer à la lutte contre la Covid-19 », vous n’avez pas eu droit à un mot de reconnaissance de la part de l’Etat…
O.A_ Si vous trouvez quelque part un mot de remerciement destiné aux pharmaciens de la part d’un responsable, je vous invite à me l’envoyer, je serai content de le lire !
MD_ De nombreux secteurs touchés par le coronavirus sont désormais en train de préparer leur plan de relance économique, qu’en est-il du secteur pharmaceutique ?
O.A_ Nous attendrons encore un petit moment avant de faire l’état des lieux, mais, nous allons préparer quand même un dossier à remettre au gouvernement.
Il faut savoir que la pharmacie a une certaine spécificité, cette dualité lui permettant d’être, à la fois, un espace de santé et un espace commercial, parce qu’on vend d’autres produits à part les médicaments, notamment, des produits de la parapharmacie. Mais, aujourd’hui, nous sommes avant tout un espace de santé au service du citoyen marocain.
MD_ Est-ce que le port obligatoire du masque était une bonne décision ? Du côté des pharmaciens, comment avez-vous vécu cette décision ?
O.A_ Le fait de généraliser le port du masque est une très bonne décision parce qu’elle permet quand même de se protéger par rapport à l’épidémie. Après tout, prévenir est toujours mieux que guérir.
Toutefois, au lieu de mettre à la vente les masques à 80 centimes l’unité, il fallait peut-être les offrir, pour permettre aux gens qui n’ont pas les moyens de les avoir gratuitement. Certaines familles sont aujourd’hui en détresse financière et ne peuvent même pas s’offrir les boîtes de dix masques chacune, vendues au prix de 8 dirhams TTC.
D’ailleurs, beaucoup de pharmaciens ont pris l’initiative d’offrir ces masques aux personnes qui ne peuvent pas s’en procurer et des fois même à des agents d’autorité, qui, à force d’être sur le terrain, ont un besoin accru en masques.
MD_ Récemment, le centre antipoison a alerté sur les surdosages de l’azithromycine liés à « des erreurs dues à l’incompréhension du schéma posologique par les patients positifs au coronavirus », le pharmacien est-il concerné par ce sujet ?
O.A_ En ce qui concerne le traitement administré aux personnes atteintes par le coronavirus, c’est l’Etat qui le dispense au niveau des hôpitaux et de certaines cliniques. Généralement, le problème ne se pose pas au niveau des officines.
MD_ Concernant le prolongement de l’état d’urgence sanitaire… vous vous y attendez ? qu’en pensez-vous ?
O.A_ Avec tous les clusters industriels qu’on découvre à titre quotidien, comment peut-on prolonger le confinement de 3 semaines, alors qu’il y a des entreprises qui continuent de ne pas respecter les gestes barrières, ni les mesures d’hygiène nécessaires pour protéger leurs collaborateurs?
Et puis, nous avons tous vu les photos et vidéos sur les réseaux sociaux, montrant les gens en train de circuler dehors comme s’il n’y a pas de pandémie, je ne vois pas comment se manifeste ce prolongement du confinement…
A ce stade, si on veut endiguer la pandémie, il faut que ces unités industrielles ferment ou bien prévoient des mesures strictes d’hygiène et travaillent à effectif réduit, tout en respectant la distanciation sociale, or, ce n’est pas normal que l’Etat prenne toutes ces dispositions pour pouvoir sauver les vies humaines, alors, que certains ne prennent pas cela en considération. Je trouve que c’est aberrant.