La Question palestinienne et les Arabes (1917-2017) : Soutien populaire, enjeu étatique
Pr. Bichara Khader
La question palestinienne n’est pas née avec la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU, de novembre 1947, partageant injustement la Palestine entre un Etat Juif et un Etat Arabe. Elle est née bien plus tôt lorsque le premier Congrès sioniste mondial de Bâle, en 1897, adopte le projet de création d’un Etat juif en Palestine. Dès cette date, il apparaît clairement qu’un projet colonial visait la Palestine. Mais pour que le projet puisse se réaliser, il fallait le soutien d’une grande puissance. C’est chose faite avec la Déclaration Balfour de novembre 1917, par laquelle la Grande-Bretagne promet aux Juifs d’Europe la création d’un « foyer national juif » en Palestine, sans consulter les habitants arabes, qui pourtant, constituent 92 % de la population.
D’emblée, les peuples arabes manifestent une solidarité sans faille avec « le peuple frère de Palestine ». Pendant la période du Mandat britannique (1922-1947), des volontaires arabes affluent de toutes parts pour se joindre aux résistants palestiniens au projet sioniste, surtout durant la grande révolte de 1936 à 1939. La question de Palestine s’installe dans les consciences collectives arabes comme une « nouvelle question coloniale ». Plus tard, l’expulsion des deux-tiers de la population palestinienne entre 1947 et 1948 (la Nakba) et la création d’Israël, en mai 1948, seront vécues par les peuples arabes comme une « grande humiliation collective ». En 2017, la Nakba se poursuit, plus douloureuse que jamais, avec une occupation qui se double d’une colonisation.
Mais s’il est vrai que pour les peuples arabes, la question palestinienne est avant tout une « question arabe », il est tout aussi vrai qu’elle a été, souvent, plus un enjeu dans les relations interétatiques arabes qu’une « cause nationale » à défendre becs et ongles. De 1917 à aujourd’hui, la question palestinienne a été souvent instrumentalisée par les régimes arabes dans une sorte de surenchère nationaliste où la défense de la cause palestinienne apparaissait comme un levier de légitimation politique, de leadership régional ou un moyen pour détourner l’attention des problèmes internes. « Tous les Etats Arabes, rappelle Elias Sanbar (Elias Sanbar, 2004) ont tenté de tirer profit de l’immense capacité mobilisatrice de la cause palestinienne sans considération réelle pour les droits de son peuple ». « Les gouvernements arabes sont pour la cause palestinienne et contre les Palestiniens », ce dicton populaire palestinien dit l’amertume.
Le dicton populaire est bien sévère : il met tous les pays arabes dans le même sac et s’applique à certains moments et à certains épisodes de l’histoire des 100 dernières années. La solidarité des Etats arabes n’était pas toujours « intéressée », voire « suspecte ». Loin de là : les pays du Golfe ont fourni des emplois à des centaines de milliers de Palestiniens qui, à leur tour, ont subvenu aux besoins de leurs familles dans les territoires occupés. Les pays du Maghreb ont été inconditionnellement solidaires de la Palestine : ils ont eux-mêmes souffert des affres de la colonisation, ils sont loin du théâtre du conflit et ne se sentent pas menacés par le fait national palestinien. L’Egypte de Nasser a payé un tribut très lourd en vies humaines dans la défense du peuple de Palestine.
En définitive, l’histoire des relations arabo-palestiniennes est une histoire mouvementée faite de « méfiance, de tentatives de clientélisation et d’assujettissement du mouvement national palestinien », mais aussi de solidarité réelle. Malheureusement, cette solidarité est demeurée peu effective, puisque 100 ans après la Déclaration Balfour (1917), 70 ans après la résolution de partage (1947), et 50 après l’occupation de tout ce qui restait de la Palestine (1967), la question palestinienne reste entière.
La Question palestinienne entre les deux Grandes Guerres mondiales
De retour du premier congrès sioniste mondial en 1897, Théodore Herzl note dans son journal « J’ai fondé l’Etat juif… d’ici cinq ans peut-être, d’ici cinquante ans sûrement ». Ce propos a été prophétique : en 1947, l’Assemblée générale de l’ONU votait la résolution de partition.
Pour les Palestiniens, c’était une catastrophe annoncée. Déjà la Déclaration Balfour de 1917 « faisait d’eux des étrangers dans leur propre pays et annonçait leur expulsion » (Henri Laurens : la Question de Palestine 1947-1967, 2007, p.8). Le danger n’échappait à personne. La répression britannique des révoltes palestiniennes de 1922, 1929 et surtout de 1936-1939 est venue confirmer le soutien britannique au projet sioniste (Bichara KHADER, Histoire de la Palestine, tome II, 1977). La Palestine devient alors un facteur décisif du développement du nationalisme arabe, voire même son emblème. Les peuples arabes exigent de leurs Etats de voler au secours du peuple palestinien. Des congrès de soutien se tiennent un peu partout. Mais les Etats arabes indépendants étaient dépourvus de moyens militaires et d’expérience concrète de la guerre tandis que les autres ployaient sous le joug colonial et donc sans aucune autonomie. Ainsi la Grande-Bretagne, puissance mandataire entre 1922 et 1948, pouvait sévir contre la résistance palestinienne au projet sioniste sans crainte, d’autant que le sentiment nationaliste était à ses premiers balbutiements et déchirés entre plusieurs courants antagonistes.
De 1917 à aujourd’hui, la question palestinienne a été souvent instrumentalisée par les régimes arabes dans une sorte de surenchère nationaliste où la défense de la cause palestinienne apparaissait comme un levier de légitimation politique, de leadership régional ou un moyen pour détourner l’attention des problèmes internes.
En effet, au début des années 1940, les Hachémites d’Iraq et de Transjordanie s’étaient lancés dans deux projets concurrents : celui du Croissant Fertile dont l’objectif était de réunir, sous l’égide du Royaume Hachémite d’Irak, la Syrie, La Transjordanie et la Palestine, et celui de Grande Syrie visant à regrouper la Syrie et la Palestine sous houlette des Hachémites de Transjordanie.
Les deux projets inquiètent les Égyptiens qui y voient une volonté des Hachémites de créer une puissance régionale capable de faire contre-pieds au royaume d’Egypte. L’Egypte « torpille » donc les deux projets en invitant les pays arabes indépendants à discuter un projet de création d’une Ligue des Etats Arabes, ce qui aboutit au Protocole d’Alexandrie du 7 octobre 1944, prévoyant la constitution d’un Pacte de la Ligue des Etats Arabes (LEA), signé au Caire le 22 mars 1945.
Dès sa constitution, la Ligue fait de la question palestinienne son cheval de bataille. Sur les 17 résolutions prises lors du Conseil de la Ligue des Etats Arabes, le 14 décembre 1945, 11 concernent la Palestine. Un des premiers projets de la Ligue est la constitution d’un Fonds de la Nation Arabe (Sandouk al-Oumma al-arabiyyah) destiné à empêcher l’appropriation des terres palestiniennes par les Juifs. Le 16 septembre 1947, le Comité politique de la Ligue propose d’envoyer des troupes arabes en Palestine au cas où l’Assemblée générale de l’ONU déciderait de voter la partition.
Mais les Hachémites de Transjordanie concoctaient d’autres plans. Alors que celle-ci avait ratifié le Pacte de la Ligue, le 10 avril 1945, le Roi Abdallah de Transjordanie (il s’est fait proclamer Roi le 25 mai 1946) relance l’idée d’un Royaume de Grande Syrie à son profit englobant la Syrie, La Transjordanie et la Palestine. Les nationalistes syriens, favorables à une république, font caboter le projet. Le Roi Abdallah n’hésite pas alors de se tourner vers les dirigeants sionistes en leur faisant comprendre qu’en cas de partition de la Palestine, la Transjordanie serait prête à annexer la partie arabe. Le 17 novembre 1947, soit quelques jours avant le vote de partition, le Roi Abdallah rencontre secrètement Golda Meir, alors directrice par intérim du Département politique de l’Agence juive et lui fait part de son projet d’annexer ce qui reste de la Palestine à la Transjordanie. (Avi Shlaim, 1988).
Subodorant ce qui se tramait entre sionistes et hachémites, la Ligue tente de mettre sur pied une armée arabe de secours (Jaysh al -Inqahd al -arabi), mais au lieu de confier le commandement au Mufti Amine Al-Husseini, figure emblématique de la Résistance palestinienne, les Etats arabes choisissent un concurrent en la personne de Fawzi al- Qawqaqji. Le mufti constitue alors sa propre milice –al Jihad al-Muqaddass– et la met sous le commandement de son cousin Abdel-Kadir Al-Husseini. Des volontaires arabes, affluent du Maghreb comme du Machrek pour participer à la lutte. Peine perdue : l’équilibre des forces est à l’avantage des sionistes
La Nakba palestinienne et les Arabes (1947-1949)
Les Arabes n’ont pas pu empêcher ni la résolution de partition (1947), ni la création d’Israël (1948), ni, à fortiori, la purification ethnique entre les deux dates (Ilan Pappe, 1992). L’exil forcé des 2/3 de la population palestinienne constitue un véritable sociocide, c’est-à-dire la dislocation du peuple palestinien de sa terre natale et sa dispersion géographique. En même temps, l’afflux massif de réfugiés palestiniens en Transjordanie, en Syrie et au Liban, fait de la question palestinienne un problème interne pour nombre de pays arabes.
L’ampleur du désastre est telle que les manifestations populaires se multiplient dans tous les pays arabes exigeant que les armées arabes se mobilisent pour libérer la Palestine. Et de fait, L’Irak, l’Egypte, la Syrie et la Transjordanie envoient des troupes mais elles sont moins nombreuses que la Haganah et les milices juives et surtout mal équipées, mal entraînées, quand elles ne sont pas tout simplement sous commandement britannique comme c’est le cas de la Légion arabe de Transjordanie. A cela s’ajoute la rivalité entre le Roi Farouk d’Egypte et le Roi Abdallah de Transjordanie que l’Egypte suspecte d’envoyer sa Légion Arabe moins pour sauver la Palestine arabe que pour annexer ce qui en reste. Les soupçons de l’Egypte vont s’avérer fondés.
En effet, dès la déconfiture des armées arabes en 1948, l’Egypte, soutenue par l’Arabie Saoudite, tente d’oeuvrer à l’établissement d’un Etat palestinien autonome sur la partie restante de la Palestine et tente de mettre sur pied un gouvernement palestinien sous l’autorité du Mufti de Jérusalem. Mais le Roi Abdallah fait avorter le projet en réunissant, le 1er décembre 1948, un grand congrès palestinien et fait reconnaître la souveraineté du Roi sur la Palestine et l’unification des deux pays frères. C’est la naissance du Royaume de Jordanie.
Comme l’on pouvait s’y attendre, la proclamation de l’annexion de la Palestine, suscite une levée de boucliers en Syrie, en Arabie Saoudite et en Egypte. Le Congrès de Jéricho est raillé comme une « dangereuse diversion », un grand complot (al Mu’amarah al Koubra). Mais fort du soutien britannique, le Roi ne se laisse pas intimider : le 25 décembre 1948, des négociations secrètes sont entamées avec les dirigeants sionistes pour faire aboutir son projet. Clairement, la Palestine est sacrifiée sur l’autel des ambitions étatiques.
La Palestine dans l’ère arabiste (1952-1967)
La défaite arabe de 1948-1949 laisse un immense sentiment d’amertume et de colère. Dès 1948, Constantine Zureik (1909-2000), un des grands idéologues du nationalisme arabe publie un livre sans concession intitulé « Ma’na al Nakba » (la signification de la catastrophe) où il fustige l’incapacité des dirigeants arabes et leurs divisions face à des menaces « existentielles » et appelle à l’unité du destin. Un autre intellectuel palestinien, Moussa el Alami (1897-1984), s’insurge dans un autre livre intitulé « La Leçon de Palestine» contre l’exploitation de la Palestine par certains et appelle à l’unité et à la modernité. Tous les deux pressentent que la question de Palestine, si elle n’est pas rapidement résolue, va chambouler tout le Proche-Orient.
Et de fait, dès le début des années 1950, le Proche-Orient est le théâtre de bouleversements considérables, liés directement à la question palestinienne. Le premier ministre libanais, Ryad Al -Solh est assassiné le 13 juillet 1951. Le 20 juillet 1951, c’est le Roi Abdallah de Jordanie qui est, à son tour, assassiné à la Mosquée Al-Aqsa de Jérusalem, préfigurant l’assassinat de Sadate, 30 ans après, en 1981. En 1952, le Roi Farouk d’Egypte est forcé de s’exiler suite à la révolution des Jeunes Officiers égyptiens du 23 juillet 1952.
A partir de la révolution égyptienne, la question de Palestine devient la question cardinale du renouveau nationaliste arabe dont Nasser devient le leader incontesté.
L’Administration d’Eisenhower tente un rapprochement avec Nasser dans l’espoir d’embrigader l’Egypte dans le camp anti-soviétique, comme ce fut le cas avec la Turquie qui a été intégrée à l’Otan dès 1949. La réponse de Nasser à Foster Dulles, secrétaire d’Etat américain, est nette : la vraie menace pour l’Egypte ne vient pas de l’Union Soviétique mais d’Israël. Se rendant le 13 mai 1953 en Israël, Foster Dulles se fait expliquer par Moshe Sharett qu’Israël manque d’espace pour accueillir tous les migrants juifs (il occupe déjà 78 % de la Palestine historique), qu’il ne reviendra jamais à l’ancien territoire alloué par l’ONU et qu’il n’est pas question d’autoriser le retour des réfugiés comme le stipule la résolution 194 (Henri Laurens, la question de Palestine, p.351). Le langage a le mérite de la clarté. Pour les Arabes, il devient patent qu’Israël ne va pas dse contenter de ce qu’il a obtenu mais que son expansion va se poursuivre imparablement constituant non seulement une menace pour les Palestiniens mais aussi pour les arabes. L’arabisation de la question palestinienne est ainsi inscrite dans la nature même de l’idéologie sioniste.
Est-ce étonnant si dans son discours de nationalisation de la Compagnie de Suez, le 26 juillet 1956, Nasser fait souvent référence à la Palestine ? « … Telle est, citoyens, la bataille que nous menons aujourd’hui contre l’impérialisme, ses agents et ses procédés, contre Israël, cette oeuvre de l’impérialisme, mise sur pied pour détruire, comme elle a détruit la Palestine, notre nationalisme arabe… ».
En effet, le 29 octobre 1956, les Israéliens pénètrent dans le Sinaï égyptien. Quelques jours plus tard, Français et Britanniques lancent une offensive conjointe : c’est la guerre de Suez, qualifiée dans le monde arabe, comme l’agression tripartite. Pour le monde arabe, il n’y a plus de doute : Israël n’est pas le «havre de paix» que décrit la littérature sioniste, mais un « poste avancé de l’impérialisme occidental ».
La suite est connue : défait militairement, Nasser sort de cette épreuve, auréolé d’une victoire politique. Il devient un leader arabe et plus tard un grand dirigeant du Tiers-Monde et un artisan du Non-alignement.
A partir de la guerre de Suez, la question de Palestine devient une question arabe. L’Egypte de Nasser en porte le flambeau. Les monarchies hachémites s’en inquiètent. Mais si la monarchie jordanienne parvient à braver la tempête nationaliste et survit aux convulsions internes et régionales, la monarchie hachémite d’Irak est balayée en 1958. La même année, la République Arabe Unie est proclamée (Egypte-Syrie). Le nationalisme arabe est en vogue et les régimes pro-occidentaux sont sur la défensive. On assiste à un renversement des alliances. Désormais, deux axes s’affrontent : l’axe nationaliste représenté par l’Egypte, l’Irak et la Syrie et l’axe monarchique représenté par l’Arabie Saoudite et la Jordanie. Une guerre froide (Malcom Kerr 1973) oppose désormais les Etats Arabes, débouchant quelques fois sur des conflits ouverts (guerre du Yémen 1962). Mais la polarisation affaiblit la Ligue des Etats Arabes.
Dès la déconfiture des armées arabes en 1948, l’Egypte, soutenue par l’Arabie Saoudite, tente d’oeuvrer à l’établissement d’un Etat palestinien autonome sur la partie restante de la Palestine et tente de mettre sur pied un gouvernement palestinien sous l’autorité du Mufti de Jérusalem.
Se prévalant de sa position en tant que « gardienne des Lieux Saints », l’Arabie Saoudite cherche à substituer au sous-système régional arabe, un sous-système islamique plus englobant avec la création de la Ligue des Etats islamiques (1961-1963), l’Alliance islamique et l’Organisation des Etats-islamiques (Conférence de la Mecque 1968). Malgré l’activisme diplomatique saoudien dans le monde musulman, l’initiative politique, jusqu’à 1967, appartient à l’Egypte et l’idéologie arabiste, malgré la dislocation de la République Arabe Unie, (1962) reste l’idéologie dominante et principale source de légitimation des régimes en place. Israël est perçu comme un « ennemi national des Arabes » et l’Unité arabe est considérée comme la voie de la libération de la Palestine.
Les Palestiniens sont pris en tenailles entre les deux axes et utilisés par les uns et les autres dans une surenchère qui va desservir leurs intérêts. Cela se vérifie en 1964 lorsque le Sommet d’Alexandrie (5-6 septembre 1964) décide la création de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) avec à sa tête un avocat palestinien, Ahmad Choukairi. Il s’agissait pour Nasser de prendre de vitesse les combattants du Fatah de Yasser Arafat qui préparaient leur lutte hors de toute tutelle étatique, mais aussi d’envoyer un signal à la Jordanie pour lui signifier que l’annexion de Cisjordanie n’est pas quelque chose d’irréversible. C’est ce qu’a compris le royaume de Jordanie qui n’accepte pas la création de l’OLP que du bout des lèvres et qui, dès le 14 juin 1966, met fin à sa coopération avec elle. Dans un geste de défi à Nasser, la Jordanie adhère même au Pacte islamique, lancé par l’Arabie Saoudite, comme parade au nationalisme arabe nassérien (Bahgat Korany et Ali Hillal Dessouki, 1984, p. 268-269).
Ainsi dès sa création, l’OLP se trouve d’emblée prise dans les rets des conflits interarabes. La question palestinienne se trouve internalisée dans le système régional arabe, et par conséquent, prisonnière de ses contradictions.