La stratégie rebelle de Prigojine en Russie : Gambit ou stratagème ?
Tribune
Par Cherkaoui Roudani (*)
C’est un secret Polichinelle, les événements qu’a connue la Russie avec la mutinerie de la force paramilitaire Wagner est révélateur d’un disfonctionnement de toute une doctrine militaire. Allant des objectifs stratégiques en passant par la hiérarchie de commandement et structure organisationnelle jusqu’à l’intelligence et renseignement, cette base solide sensé être un pilote de la pensée stratégique et opérationnelle de l’organisation militaire russe a montré ses limites. Cette action bien osée ne peut se faire sans un ralliement des acteurs militaires et non militaire de l’establishment russe.
Bien que le chef du groupe Wagner, Evgueni Prigojine, geyser de la tentative de rébellion armée en Russie, s’est retiré en acceptant l’intermédiation de président de la Biélorussie Loukachenko, cette émeute militaire a révélé la fragilité de la Russie.
Pour comprendre les événements survenus et appréhender la complexité du mouvement de Prigojine et de ses conséquences dans la guerre russo-ukrainienne et au niveau international, il est pertinent de faire une analogie avec un jeu dans lequel les Russes sont excellents : les échecs. Afin de saisir les substratums de ce jeu, il est intéressant de se référer aux prémices de ce jeu avec le Roi Xerxes et Zahir. Ainsi, Xerxes Ier, également connu sous le nom de Xerxès Ier, était un souverain puissant et influent de l’Empire perse achéménide. Il était réputé pour son ambition militaire et sa maîtrise de la stratégie afin de soumettre les autres empires adverses. L’histoire militaire nous apprend que Xerxes a mené plusieurs campagnes, la plus célèbre étant son invasion de la Grèce en 480 av. J.-C. Avec l’analyse stratégique contemporaine, cette incursion revêt une importance géopolitique.
La motivation de Xerxes pour cette invasion était de venger la défaite subie lors de la première guerre médique, opposant l’Empire perse achéménide, dirigé par le roi Darius Ier, aux cités-États grecques telles qu’Athènes et Sparte. Xerxes cherchait à engager un conflit majeur pour rétablir la puissance perse et inverser la réputation de résistance et de liberté des Grecs.
Cependant, Xerxes, dans sa quête de victoire et d’avantage sur le champ de bataille a développé une nouvelle stratégie militaire inspirée du jeu d’échecs. Par ailleurs, dans l’histoire récente de la planification et du commandement militaire, de nombreuses stratégies ont émergé. La stratégie du sacrifice, par exemple, permet à un joueur de sacrifier une pièce pour obtenir un avantage tactique ou positionnel. Dans le domaine opérationnel de la stratégie, déguerpir une partie des forces afin de créer une diversion et obtenir un avantage stratégique majeur peut conduire à une victoire rapide et décisive. De plus, pour affaiblir les adversaires, les stratèges utilisent la stratégie de l’initiative en contrôlant le rythme et le déroulement des opérations. L’objectif de ces opérations militaires est de maintenir l’adversaire constamment sur la défensive en conservant l’initiative tactique.
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Dans le cas de la Russie actuelle, l’effondrement de l’URSS, selon le président poutine, est la pire catastrophe géopolitique du XXème siècle. Cette déclaration trouve son sens lorsqu’on analyse les tractations de la fin de la guerre froide. En effet, l’un des événements les plus marquants de ce dénouement de la guerre reste la dissolution du Pacte de Varsovie. De fait, la réunification de l’Allemagne, qui a été négociée en 1990 entre l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est, a suscité des préoccupations parmi les pays membres du Pacte de Varsovie en ce qui concerne la présence militaire allemande à leurs frontières. Il convient de souligner que l’accord conclu stipulait que l’Allemagne réunifiée resterait membre de l’OTAN, mais que l’OTAN s’engagerait à ne pas déployer de forces militaires sur le territoire de l’ex-République démocratique allemande. Cette disposition avait pour objectif de rassurer l’Union soviétique et les pays membres du Pacte de Varsovie quant aux intentions de l’Allemagne réunifiée et à la stabilité de la région. Dans la logique des stratèges militaires réalistes des deux camps (USA- Russie) la guerre reste une possibilité permanente. Pour la Russie comme les Etats-Unis et leurs alliés européens la paix, à l’image du concept du « piège de Thucydide », repose plus sur l’équilibre des Puissances que sur une organisation internationale type ONU. Cette vision des relations internationales a joué un rôle dans le déclenchement de la guerre russo-ukrainienne. D’un côté, Moscou perçoit l’élargissement de l’OTAN comme une violation des engagements pris après la guerre froide, ce qui est considéré comme une offense. De l’autre côté, l’OTAN, dirigée par Washington, considère les pays de l’Europe de l’Est, en particulier l’Ukraine, comme un « glacis protecteur ».
Néanmoins, dans la préparation de cette guerre dans l’objectif est d’arquer les ambitions atlantiste de Kiev, le renseignement militaire russe a sous-estimé la difficulté de la tâche. Combiné aux dédales du commandement militaire de Moscou, certains services de sécurité ont été écarté dans l’élaboration et les consultations autour des objectifs. De fait, une guerre des égos a été déclenché ente les principaux chefs de l’institution militaire. Le changement à maintes reprises du poste chef commandement avancé russe en Ukraine, trois chefs en trois mois, est symptomatique d’une rivalité entre Prigojine d’un côté et Choïgou, ministre de la défense, et de Gerasimov, chef d’état-majeur et instigateur de la doctrine Sharp power, de l’autre côté. Les deux derniers ont été chargés de superviser les opérations militaires russes, y compris en Syrie, ainsi que la modernisation des forces armées russes. Ils ont également joué un rôle dans les réformes structurelles et la modernisation de l’armée russe, visant à renforcer les capacités militaires et à améliorer l’efficacité opérationnelle. Cependant, la bataille de Bakhmut et de Soledar, menée par les forces de Wagner, a perturbé l’équilibre au sein de la structure militaire. Les trois hommes, Prigojine, Choïgou et Gerasimov, qui jouissaient de la confiance du président Poutine, se sont retrouvés impliqués dans une lutte fratricide. Alors que Prigojine revendique la victoire de ses milices, les deux autres ont cherché à réduire l’influence de Wagner. Cette situation a provoqué une polarisation entre les commandants de l’armée régulière qui revendiquent la suprématie sur les forces paramilitaires. Il ne fait aucun doute que le groupe de mercenaires Wagner a joué un rôle central dans la longue et violente bataille de Bakhmut. Cette nouvelle posture a été le déclencheur d’une détérioration des relations entre Prigojine et le ministère de la Défense, principalement en raison des divergences concernant les plans d’intégration des milices dans l’armée conventionnelle.
La rivalité entre l’armée régulière et les forces paramilitaires a engendré une fragmentation et des divisions au sein des forces armées russes. Selon plusieurs sources, certains hauts responsables de l’armée régulière ont cherché à préserver leur autorité et à maintenir le contrôle des opérations militaires en Ukraine et dans d’autres régions. En revanche, d’autres responsables, étroitement liés à Prigojine, ont soutenu une réorganisation militaire visant à accorder davantage d’influence aux groupes paramilitaires tels que Wagner, qui ont gagné en importance sur le terrain ukrainien et ailleurs. Cette situation a conduit à des désaccords entre les acteurs clés tels que Prigojine et le ministère de la Défense, notamment en ce qui concerne l’intégration des milices paramilitaires dans les structures de l’armée conventionnelle.
Ces dissensions reflètent les enjeux stratégiques et les débats complexes sur la nature de la force militaire russe, ainsi que sur le rôle des forces paramilitaires et des acteurs privés dans les opérations de sécurité. Cette question de l’intégration des milices dans l’armée conventionnelle a soulevé des controverses sur la hiérarchie de commandement, la coordination des opérations et la cohérence des objectifs militaires qui sont tracés par Gerasimov dans plusieurs terrains d’opération.
Il est manifeste que cette situation complexe ait généré des tensions et des frictions au sein même du ministère de la Défense et a entrainé des oppositions à plusieurs niveaux du commandement militaire. L’animosité au sein des hauts gradés russes se manifeste à travers la tension entre le général Sourovikine, qui a été commandant des forces russes en Ukraine pendant trois mois, d’octobre 2022 à janvier 2023, et le chef d’état-major général Gerasimov.
Certes, le soulèvement militaire de Wagner a déclenché la crise de sécurité la plus grave de la Russie depuis des décennies. En revanche, il convient d’approfondir l’analyse des multiples éléments, visibles et invisibles, afin de cerner véritablement les événements qui se sont déroulés. Une certitude demeure : cette mutinerie a révélé une vulnérabilité flagrante dans la chaîne de commandement russe. Une structure militaire informelle devrait normalement être placée sous le contrôle total des services de renseignement militaire et des services de sécurité intérieure, surtout après les déclarations percutantes de leur dirigeant qualifiant l’institution militaire régulière d’« oligarchie ». Conséquemment, cette crise est tributaire à une défaillance fatale du renseignement et met en doute le fonctionnement de base de son appareil de sécurité nationale qui ne semblait pas détecter le coup d’état en avance. Cette situation soulève légitimement des interrogations quant à la hiérarchie du commandement et à la structure organisationnelle de l’armée russe.
Pour illustrer cette situation, il est possible de faire une analogie avec le jeu d’échecs. Les joueurs utilisent souvent la stratégie du gambit, qui consiste à sacrifier délibérément un ou plusieurs pions au début de la partie afin d’obtenir des avantages positionnels et de développement. L’objectif principal est de créer des opportunités tactiques, de perturber les plans de l’adversaire et de prendre le contrôle du centre du jeu.
Malgré leur apparente différence, ces deux situations partagent une caractéristique commune : la nécessité de prendre des risques calculés pour atteindre des objectifs plus importants. Que ce soit dans le domaine de la sécurité nationale ou dans le jeu d’échecs, l’audace et la volonté de sacrifier temporairement quelque chose de précieux peuvent s’avérer essentielles pour parvenir au succès. La mise en œuvre de cette stratégie de « sacrifice de pion » dans un théâtre d’opérations de dimension stratégique pourrait viser divers objectifs, tels que la projection de la force, les objectifs stratégiques, ainsi que les principes tactiques et opérationnels de toute une armée.
Indéniablement, cet acte sans précédent aura des répercussions à l’échelle nationale en Russie, mais aussi à l’échelle internationale. Dans un monde où la rivalité entre les États-Unis et la Chine ne cesse de croître, il est important de souligner qu’une Russie stable et fiable serait cruciale pour la stratégie des grands espaces de Pékin. Par conséquent, les conséquences de ces événements n’affecteront pas seulement la Russie et son image à l’étranger, mais façonneront également certains paramètres des dynamiques géostratégiques entre Pékin et Washington.
(*) Expert en géostratégie et sécurité