L’autre rentrée littéraire
Par Jean Zaganiaris,
Médiatiser les mêmes auteur(e)s, aussi talentueux soient-ils, empêche les lectrices et les lecteurs, notamment ceux n’étant pas forcément attirés par leurs ouvrages, de découvrir la pluralité des oeuvres présentes au sein du champ littéraire. Au cours de cette rentrée littéraire, allons à la découverte d’autres livres plus discrets et regardons ce qu’ils ont à nous dire…
Lorsqu’on s’est mis à annoncer cette fameuse rentrée littéraire 2016, on a cité, à maintes et maintes reprises, et bien évidemment à juste titre, les derniers romans de Leïla Slimani, Reda Dalil ou Mohmed Nedali. Ce sont de grands romanciers dont il est normal de parler au sein des rubriques culturelles. Toutefois, ce n’est pas tant ces derniers que nous évoquerons mais d’autres textes littéraires dont on ne parle jamais ou rarement dans les médias. Ces derniers possèdent leur intérêt et leurs qualités intrinsèques, et méritent d’être mentionnés au sein de cet événement culturel. En effet, qu’est-ce que « la rentrée littéraire » au Maroc ? Un événement lancé en décembre 2014 par M. Abdelkader Retnani, directeur de la maison d’éditions La Croisée des chemins, et reproduit, maintenant chaque année, une fois que la rentrée scolaire est terminée. D’ailleurs, en Europe, comme le souligne Sylvie Ducas, l’expression « rentrée littéraire » pourrait avoir été inventée à partir de ce que l’on appelle « rentrée des classes ». L’enjeu est de jouer sur la portée symbolique de l’événement afin de promouvoir le livre, en mettant bien souvent en évidence les auteurs reconnus du champ (ceux qui vendent bien, qui ont été primés à des prix prestigieux etc…). Faut-il reproduire cela au Maroc, où les chiffres d’affaire du livre et la quantité (je n’ai pas dit la qualité !) des publications n’est pas la même ? La rentrée littéraire pourrait être aussi un événement culturel où l’on offrirait une vision panoramique de l’existant, en s’adressant à la diversité des publics. Ma chronique ne prétend bien entendu pas parler de tous les textes littéraires ignorés par les rubriques culturelles. Je me limiterai à ceux sortis récemment, notamment cet été.
Le premier livre dont je souhaiterais parler est celui de Najat Dialmy, Mémoire d’un professeur, paru en septembre 2016 aux éditions Bouregreg. Dans un contexte où il est facile de discréditer les pratiques d’enseignement, cet ouvrage vient à point nommé pour témoigner de la façon dont certaines personnes se dévouent à leurs tâches et s’investissent, avec un engagement fort louable, dans les techniques d’apprentissage. Capable de jouer avec l’autofiction, Najat Dialmy relate ses expériences d’enseignante mais en inscrivant son propos dans un style romancé, susceptible d’intéresser des lectrices et des lecteurs évoluant dans les milieux pédagogiques. Najat Dialmy raconte le parcours professionnel d’une femme qui a consacré sa vie à apprendre aux enfants à lire et à calculer. Cela pourrait être banal. Toutefois, la force du livre est de restituer les émotions de cette enseignante sensible et affirmée à la fois. Il relate la façon dont elle a poussé ses élèves à s’intéresser à la culture mais aussi à l’éthique. Certains passages donnent, avec malice, des ficelles aux enseignants pour tenir leurs classes et surveiller leurs épreuves : « J’étais sûre qu’il m’était impossible de bien surveiller une quarantaine d’élèves assis à deux à la même table. Alors, avant de distribuer l’épreuve du contrôle, je demandais à quelques élèves de changer de place de sorte qu’un élève médiocre soitassis à côté d’un aussi médiocre que lui, l’élève moyen à côté d’un autre de même niveau et l’excellent à la même table qu’un autre élève excellent. Ainsi, je ne risquais pas d’avoir la désagréable surprise de trouver un quatorze ou un seize sur la copie d’un élève de très faible niveau ».
L’éditeur Marsam a également publié un certain nombre de romans pour cette rentrée littéraire, notamment Meurtre à Adrassane de Dounia Charaf, auteure de Les petites filles et l’oued (2012) et L’orange de l’ogresse (2015). Dans ce livre écrit sur le ton du polar mais nous plongeant dans les abîmes de l’âme humaine, nous suivons le personnage de Assia, enquêtant sur une série de crimes et d’agressions sexuelles. Derrière cette atmosphère policière, l’auteure aborde des thèmes sociaux tels que la misogynie et le machisme, la vie des gens démunis et le délabrement dans lequel on laisse certains lieux du monde rural. Cela n’empêche pas les femmes d’être solidaires entre elles et penser collectivement des plans d’action communs, à l’image de l’accueil que Naïma, la brigadière, réserve à Assia lors de son arrivée à l’hôpital pour rencontrer une fille victime de viol. Malgré tout, l’inspectrice prend conscience de la difficulté à dénoncer et faire condamner la domination masculine, en donnant la parole aux subalternes : «Assia soupira et se leva, écoeurée et découragée comme à chaque fois qu’elle devait s’occuper d’affaires de viols, lorsque les victimes se défiaient plus de la justice que de leurs agresseurs».
La rentrée littéraire pourrait être aussi un événement culturel où l’on offrirait une vision panoramique de l’existant, en s’adressant à la diversité des publics. Ma chronique ne prétend bien entendu pas parler de tous les textes littéraires ignorés par les rubriques culturelles.
La semaine où j’ai aimé de Moha Souag, paru cet été aux éditions Sirocco, fait également partie des romans à retenir pour cette rentrée. L’auteur nous parle des expériences de Didon Benkoa, un jeune lycéen envouté par une djin aux formes voluptueuses qui fait l’amour avec lui chaque soir et ne supporte pas la concurrence des autres femmes de la vie réelle. De nombreux passages sont des moments de pure poésie, rendant compte de la violence du désir et des troubles de la possession, au sens propre comme au sens figuré : « Elle était unique et multiple. Elle était toutes les filles de mes rêves, celles du passé et de l’avenir, celles que je ne connaissais pas encore, celles que j’avais aimées, celles que je n’avais pu aimer et celles que j’avais désirées en cachette, un mirage attisant les affres de la soif d’aimer ». Plus l’on avance dans le récit, plus la virilité et la dureté masculine se fissurent, laissant apparaître la fragilité et la vulnérabilité des êtres devant une passion qui les dépasse. D’autres romans mériteraient d’être cités ici, notamment La dame à la djellaba rouge de Ahmed Massaïa, Villa Australia de Habib Mazini et Il n’y a pas de barbe lisse de Mounir Serhani paru chez Marsam, Absolut Hob de Rachid Khaless chez Virgule Editions ou bien Les Éphélides d’Alejandro de Patrick Lowie sorti cet été aux éditions marrakchies P. A. T, mais j’en parlerais peut-être une prochaine fois. Parmi les ouvrages à paraître durant la rentrée littéraire, signalons le nouveau roman de Mamoun Lahbabi, Une douleur à vivre. Prévu en novembre 2016 aux Editions L’Harmattan, ce texte magnifique raconte le périple d’un homme débarquant en Asie et partant à la recherche d’une mystérieuse inconnue. Tout comme dans ses autres romans, notamment Sur tes pas (2001) et Entre tes mains (2015), le style d’écriture de l’écrivain restitue avec une minutie et une qualité descriptive les paysages naturels dans lesquels s’enfonce Malik Amr, le personnage principal. Les fleuves et la végétation du Vietnam ou de la Thaïlande montrent tout le bien-être que la nature apporte à ces hommes fatigués de l’aliénation des grandes périphéries urbaines. Les organisateurs de la COP 22 mais aussi Annie Devergnas, la brillante auteure de l’essai Nature et culture, apprécieront. Parmi les nouveautés à paraître, signalons aussi Orgasme, le prochain ouvrage de AbdelhakNajib qui sortira aux éditions Les Infréquentables, ainsi que la nouvelle « Modern Love » de Zakya Gnaoui, auteure de Sans Contrefaçon (2016), qui sera publiée en novembre aux éditions La Musardine et qui raconte la fracture existentielle d’une femme errant dans la nuit parisienne, accompagnée des chansons de David Bowie. Une bonne rentrée à toutes et à tous, et de belles lectures pour tout le monde, en fonction de ses goûts et de ses désirs.