Le Niger : une poudrière dont aucun pays ne saura échapper
Tribune
Par Cherkaoui Roudani (*)
Indubitablement, la Bande Sahélo-saharienne (BSS) s’enlise de manière alarmante, et cela n’est guère surprenant en réalité. Pour appréhender pleinement cette réalité, l’analyse géopolitique de cette zone africaine révèle un amalgame complexe de défis sécuritaires, politiques, économiques et sociaux. Il s’agit d’un système d’équations d’une grande complexité, comprenant des paramètres manifestes et latents, dont la résolution ne saurait être entreprise aisément. C’est pourquoi la résolution des problèmes de la région, qui sont structurels d’ailleurs, nécessitera une approche holistique qui prend en compte les besoins des populations locales, la stabilité politique, le renforcement de la sécurité, le développement économique et la coopération régionale et internationale. Autrement dit, il est impératif que la communauté internationale s’engage dans la promotion du nexus gouvernance, paix, sécurité et développement durable.
Pour décortiquer ce système, il serait important d’énumérer certains facteurs influençant la géopolitique de cette zone. En intégrant des facteurs additionnels tels que la géographie, le legs historique, la variété ethnique, les ressources naturelles et les dynamiques politiques à la fois nationales, régionales et continentales, il serait possible de saisir les développements récents qui ont laissé leur empreinte sur un ensemble de pays, à savoir le Mali, le Burkina Faso, la Guinée Conakry et plus récemment le Niger.
En réalité, cette combinaison de facteurs a progressivement transformé la région, la faisant évoluer en un théâtre de périodes récurrentes marquées par une insécurité et une instabilité persistante jusqu’à nos jours. Bien évidemment, cet état trouve ses racines dans l’héritage de la période coloniale française, qui a tracé des frontières artificielles engendrant une division entre différents groupes ethniques et culturels. Au fil du temps, cette fragmentation a donné naissance à des tensions et à une polarisation ethnique et géopolitique qui ne se sont jamais estompées.
L’antagonisme tribal et racial, les compétitions pour le pouvoir, les frictions entre communautés et les déficiences en matière de gouvernance ont tous contribué à fragiliser certains États de la région, ouvrant ainsi la voie à l’émergence de zones grises propices à la prolifération de groupes armés. Il convient de souligner que l’économie de ces États sahélo-sahariens repose fondamentalement sur le nomadisme et la gestion des ressources naturelles. Dans les faits, la BSS se caractérise par l’adoption de modes de vie nomades et semi-nomades, au sein desquels les principaux groupes ethniques tels que les Touaregs, les Peuls, les Songhaï, les Haoussas, les Bambaras et les Zarma-Songhaï sont étroitement tributaires de l’accès aux pâturages et à l’approvisionnement en eau pour assurer leur survie. Cependant, cette dépendance suscite des compétitions pour les ressources naturelles, particulièrement dans les régions semi-arides telles que Gourma, l’Adrar des Ifoghas, le Djado Plateau, le Ténéré et le Damergou au Sud-Est du Niger, et engendre par conséquent des tensions potentielles. Il convient de remarquer que les régions septentrionales du Mali, ainsi qu’Arlit et Agadez au nord du Niger, illustrent de manière frappante ces tensions ethniques tribales qui perdurent jusqu’à nos jours. Cette situation précaire a engendré l’émergence d’autres activités illicites, à l’instar de l’immigration clandestine et du trafic illégal de diverses natures. Ainsi, la région Sahélo-Saharienne s’est transformée en un pivot majeur pour les mouvements migratoires, se dirigeant depuis les pays d’Afrique subsaharienne en direction de l’Afrique du Nord et de l’Europe.
D’un autre point de vue, les considérables richesses naturelles, agricoles et minières renfermées par les terres de ces États transforment désormais cette région en une scène de rivalités géostratégiques actuelles et à venir. Un exemple probant est le Niger, qui abrite le troisième plus grand gisement d’uranium au monde. Ainsi, le paysage du Sahel connaît une transformation profonde, évoluant vers une arène complexe où s’entrelacent des rivalités et des intérêts multidimensionnels. Cette dynamique a propulsé la région au statut d’acteur incontournable des enjeux géostratégiques à l’échelle mondiale. De fait, cette région, qui résonne souvent comme un lieu périlleux dans l’imaginaire collectif occidental, représente avant tout un espace de potentialités infinies. Elle abonde en une vaste gamme de ressources, qu’elles soient hydrauliques, pétrolières, gazières ou minérales.
Toutefois, au cœur même de cette étendue territoriale, où opèrent des groupes terroristes tels qu’AQMI, l’État Islamique au Grand Sahara et le Front Macina, les stratégies occidentales se déploient avec pour objectif de garantir le contrôle sur ces ressources naturelles inestimables. Il est important de souligner que la BSS, région d’une richesse naturelle sans pareille, abrite un trésor inestimable et diversifié. Outre ses vastes étendues de terres fertiles et ses ressources en eau vitales, cette région regorge d’une myriade de trésors souterrains. Parmi ces trésors précieux, on peut citer le pétrole, dont les réserves pourraient être une source d’énergie cruciale pour le développement régional et mondial. Le gaz naturel, lui aussi, gît en abondance, offrant des perspectives pour la production d’énergie et la croissance économique.
Cependant, ce n’est pas tout. Le sol de la Bande Sahélo-saharienne cache une variété de ressources minérales qui ont façonné l’histoire et la géopolitique de la région. Outre l’or, les diamants, le cuivre et le fer sont autant d’éléments essentiels pour l’industrie et la fabrication des nouvelles technologies. De plus, la région possède des réserves de charbon, de nickel, de zinc et de bauxite, autant de composants indispensables pour les activités industrielles et l’infrastructure. Outre l’uranium et le plutonium, matières premières pour l’énergie nucléaire, le manganèse, le cobalt, l’argent, le chrome, l’étain et les sels minéraux s’ajoutent à cette mosaïque de richesses, chacun avec ses applications industrielles et économiques spécifiques.
En effet, la région du Sahel contribue significativement aux réserves mondiales de ressources naturelles. Avec la guerre russo-ukrainienne, la production de bauxite dans la sous-région est devenue essentielle pour faire face à la pénurie de la production d’aluminium. En outre, elle fournit plus de 7% de l’uranium à l’échelle mondiale, 10% du manganèse et 8% de la bauxite. Ce matériau stratégique joue un rôle clé dans la production d’aluminium. Ses nombreuses applications en font un élément crucial pour le développement économique et technologique mondial.
À cet égard, outre Orano précédemment nommée Areva, qui se dresse en tant que chef de file mondial dans la production d’uranium, la France compte au total près de 200 entreprises ou filiales qui sont présentes au Mali, 45 au Burkina Faso, 30 au Niger et une dizaine en République centrafricaine et dans d’autres pays. D’autres acteurs tels que les American Corporation, BHP, Gencor, Ashanti Goldfields, Barrick Gold et Rand Gold s’affairent activement dans des pays comme le Sénégal, le Burkina Faso, le Mali, le Niger et la Mauritanie. Cette réalité renforce encore davantage le paysage des acteurs de poids engagés dans la féroce compétition pour l’accès à ces ressources stratégiques et critiques. De suite, les sols et les sous-sols de la région cachent indéniablement une richesse considérable, offrant à la région des perspectives extraordinaires pour un développement durable et une prospérité accrue. Toutefois, cette abondance s’accompagne malheureusement d’enjeux géopolitiques complexes et de rivalités d’une ampleur sans précédent. Néanmoins, ces rivalités d’intérêts dans cette région attisent de plus en plus la voracité d’autres grandes entreprises de pays comme la Chine, la Turquie et la Russie.
Cependant, il est primordial de mettre en exergue qu’en dépit de l’abondance des ressources naturelles caractérisant les terres de ces États, l’amélioration de la situation économique n’a pas été perceptible en faveur de la population. Il est indubitable que les tensions entre les prérogatives souveraines des États et la stabilité des contrats ont constitué une problématique complexe et délicate au sein de la gestion des ressources naturelles et des investissements étrangers. Cette dynamique émerge lorsque les gouvernements nationaux s’efforcent de sauvegarder et d’optimiser les intérêts nationaux, tout en créant un environnement favorable aux investissements et au maintien de la stabilité des contrats avec les entreprises étrangères. Toutefois, les choix engagés pour réévaluer les termes contractuels ou pour ajuster les réglementations en réponse aux circonstances économiques et politiques en évolution pourraient potentiellement entraîner des conséquences considérables pour les décideurs politiques, plongeant ces dirigeants dans des dilemmes pouvant potentiellement ébranler leur position. En ce sens, il est largement reconnu que certains responsables politiques au sein des pays d’Afrique de l’Ouest sont régulièrement accusés par une fraction considérable de la population locale ainsi que par les groupes d’opposition de se comporter en suzerains vis-à-vis des puissances occidentales et notamment la France.
C’est pourquoi, depuis les bouleversements qui ont secoué le Mali, le Burkina Faso et la Guinée Conakry, un sentiment croissant d’opposition à l’égard de la France a profondément marqué la région et sa sous-région. De multiples facteurs convergent pour expliquer comment cette situation a pris forme au sein de ces nations. Rien ne survient par hasard ; même les coups d’État ne sont que les manifestations d’une combinaison complexe de facteurs structurels qui, au fil du temps, ont évolué en une métastase paralysante pour les structures étatiques. Parmi ces facteurs, la dissémination de la pauvreté, associée à l’incapacité des États à affronter les difficultés structurelles ancrées dans le passé colonial de la région, a joué un rôle crucial.
Si le coup d’État au Niger a pu surprendre bon nombre d’observateurs, en particulier les nations occidentales, il en va différemment pour d’autres qui ont une perception aiguë de la situation économique du pays. Depuis longtemps, les régions septentrionales d’Arlit et d’Agadez sont le théâtre d’un conflit mené par le Mouvement Nigérien pour la Justice, un mouvement touareg qui se sent exclu des mécanismes de répartition des richesses de sa propre terre, notamment en ce qui concerne l’uranium.
Dans un autre registre, la prolifération des attaques terroristes dans plusieurs zones de la région pose certaines questions sur l’efficacité des efforts multilatéraux déployés par diverses alliances et coalitions internationales pour éradiquer cette menace. Cette situation chaotique a engendré des crises majeures, accentuant les divisions entre les autorités politiques et les institutions militaires de plusieurs États de la région. Ces pays se retrouvent confrontés à l’impuissance lorsqu’il s’agit de gérer ce phénomène destructeur, ce qui contribue à renforcer davantage le climat d’instabilité et de désarroi à l’échelle du système politique. Pour faire face, il est essentiel de promouvoir le nexus paix, sécurité et développement économique. Dans cette optique, l’Union Africaine et à travers ses organes et ses commissions est exhortée à renforcer ses mécanismes de prévention, de gestion et de solution des conflits. D’autres problèmes qui se greffent aux difficultés structurelles que connaît le continent nécessitent une approche holistique pour les affronter. Ainsi, les frontières poreuses et les vastes étendues désertiques de la région fournissent un terrain fertile pour les activités illégales et les mouvements des groupes armés. Les succès ponctuels de certaines opérations militaires, comme Barkhane, Takuba ou autres, ont été suivis de recrudescences brutales des attaques meurtrières, à l’image des atrocités perpétrées dans l’axe Ansongo-Ménaka, Gao et Boulkessi, signe que le terrorisme est loin d’être éradiqué. Conséquemment, l’impact le plus dévastateur de cette situation est la fracture entre les autorités politiques et les institutions militaires des pays de la région. Cette dislocation a provoqué dans plusieurs cas des tensions et des dissensions internes érodant ainsi la capacité des gouvernements à répondre efficacement à la menace terroriste. En plus de l’inaptitude à orchestrer la coopération entre les États et à formuler des choix stratégiques, la fragilité de la région s’est accrue avec les changements climatiques et leurs conséquences qui, faut-il le rappeler, sont susceptibles de déclencher dans les années à venir des crises larvées. De plus, la présence de zones grises et de vides géopolitiques a en outre favorisé l’enracinement du terrorisme, engendrant ainsi les phénomènes qui en découlent.
En synthèse, compte tenu des événements en cours au Niger, la Bande Sahélo-saharienne, sans oublier l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest, est à présent à une croisée stratégique déterminante. Nul doute, les défis actuels transcendent les limites nationales et mettent en péril la stabilité de l’ensemble de la région. Une stratégie d’intervention militaire qui néglige les facteurs de fragilité persistants court le risque d’entraîner toute la région, de la Bande Sahélo-saharienne au Golfe de Guinée, dans un tourbillon de troubles et de désordres. Dès lors, une manœuvre militaire incalculée se laissera imposer la loi de l’adversaire, celles des groupes djihadistes. À moins que des initiatives audacieuses et concertées ne soient mises en place, il est à craindre que cette situation volatile perdure, en particulier avec le conflit fratricide au Soudan et ses ramifications régionales. Cette persistance pourrait engendrer des perturbations qui toucheraient non seulement les États de la région, mais aussi leurs voisins et au-delà.
(*) Professeur Universitaire et Expert en géostratégie et Sécurité