L’éphémère est emporté par l’érosion
Par Kamal F.Sadni
Quand Meursault, personnage principal de «L’Étranger», roman d’Albert Camus, est interpellé sur la raison pour laquelle il avait tué l’Arabe, il incrimine le soleil, la sueur et la mer. Il se déculpabilise et tente de cacher sa cécité mentale et psychologique. Quand Tahar Djaout revisite l’histoire de son pays à travers «Les Chercheurs d’os», il ne pensait pas qu’il allait être assassiné en 1993 au début de la décennie de la terreur en Algérie. Quand Jean-Paul Sartre écrit dans «Huis Clos» que «L’enfer, c’est les autres», il perce le mystère de l’absurde au-delà de la réflexion philosophique qui dépeint un drame intérieur à la conscience. Les autres perçus comme boucs émissaires, tremplins et passoires. C’est pourtant l’attitude des centres de prise de décision (de journalistes et d’intellectuels) en Algérie à l’égard de leurs voisins, notamment marocains et tunisiens. Il suffit qu’un investisseur de gros calibre opte pour l’un des deux pays pour que les passions se déchaînent à Alger pour crier au complot. Comment percevoir, assimiler et tenter de comprendre ce comportement ? Bonne guerre ou guerre tout court ?
L’Histoire témoin pas complice
Il y a tout d’abord, l’Histoire. L’Histoire est bavarde. Il y a l’histoire officielle, mais il y a aussi l’histoire orale. Dans les deux formes, quelles que puissent être les lectures qu’on en fait, ou la part de la mythologie qui y moisit, on ne trouve pas une présence sérieuse de l’Algérie si ce n’est celle combinée avec ses voisins de l’Ouest, de l’Est et du Sud. Le reste fut respectivement l’occupation ottomane et française. L’Algérie en tant qu’entité distincte est née en 1962.
L’Histoire encore. Quand les historiens des religions et les ethnologues militaires reconnaissent que l’Islam dans sa dimension soufie a été, en grande partie, répandu en Afrique subsaharienne grâce aux zaouïas et confréries marocaines, entre autres, la Tidjaniya, on se révolte en Algérie pour dire que bien qu’il fût enterré à Fès, Sidi Ahmed Tijani, le fondateur de la Tidjaniya, était algérien né à Aїn Mahdi et avait sa zaouïa à Temacine. Et donc par souci d’appropriation, la tarîqa tidjaniya en Afrique subsaharienne est d’origine algérienne. Deux précisions, cependant :
1) Sidi Ahmed Tijani a fui l’Algérie parce qu’il avait été persécuté par les Ottomans qui étaient les maîtres du pays ; 2) il cherchait la protection du sultan marocain qui était conscient des tentations belliqueuses des Ottomans remontant à l’époque où la dynastie des Saadiens régnait au Maroc.
L’Histoire encore. Tous les investissements étrangers au Maroc dans la zone franche de Tanger témoignent de l’attractivité économique et de la stabilité politique du Maroc. Balivernes, aux dires des décideurs algériens. Ces investissements avaient été destinés à l’Algérie, mais lui ont été volés par leur voisin de l’Ouest. Mieux, la politique africaine rénovée et intelligente de ce dernier a été le résultat d’une machination visant l’encerclement de la révolution algérienne et qu’elle n’aurait pas réussi si des facteurs louches n’étaient pas intervenus et dont seuls les décideurs algériens, plus futés que les Africains subsahariens, sont conscients. Ce ne serait pas grave, l’Algérie continuera à fermer ses frontières avec le Maroc, mais rien n’empêche d’entrevoir une certaine forme d’investissements entre hommes d’affaires algériens et marocains en Afrique. De l’absurde, combiné avec le délire !
L’Histoire encore. L’Algérie veut réécrire l’histoire qui lui convient en lorgnant, cette fois-ci, le Maroc. Quand les chefs d’Etat américains et marocains répètent que le Maroc était le premier Etat au monde à avoir reconnu l’indépendance des Etats-Unis en 1777 (le sultan Mohammed III et le Président Thomas Jefferson ont signé en 1786 un Traité d’amitié et de paix, entré en vigueur en 1787), l’Algérie (en fait l’ancien Président Bouteflika) monte au créneau pour dire que l’Algérie avait été parmi les premiers à avoir signé un Traité d’amitié et de paix avec les Etats-Unis en 1795. Il omet de préciser trois choses. Premièrement, que c’était un accord entre les Etats-Unis et la régence d’Alger pour protéger le commerce américain contre la piraterie. Deuxièmement, que l’Algérie était sous domination ottomane. Troisièmement, il ignorait, à dessein, de mentionner que c’était huit ans après celui du Maroc et des Etats-Unis.Il faut rappeler qu’à l’époque, début des années 2000, l’Algérie avait laissé entendre qu’elle pouvait accepter le principe du partage du Sahara. Le rappel du Traité de 1795 était une forme intelligente de lobbying restée sans lendemain.
Dans les processus de marchandage qui dépassent les premières étapes de l’entente, les acteurs commencent à cultiver des aspirations à se neutraliser.
Le mal de l’amnésie historique peut être contagieux quand le remède est à portée de main, mais le patient s’impatiente en s’attendant à la découverte d’une recette magique qui le confirmerait dans ses convictions originelles. Nombreux sont les pays qui rechignent à ce que l’Histoire ne les rattrape et passe certaines de leurs vérités premières à la moulinette. Mais ils savent quand il faut se rendre à l’évidence. Car l’entêtement et le refus de reconnaître la réalité ne font pas avancer les choses. La géographie a été indisposée pendant un certain temps par «Le choc des civilisations» et «La fin de l’histoire» sans que ces paradigmes fassent bouger les montagnes ou déchaîner les océans.
La géographie n’est pas un croquis dessiné dans une baraque de fortune
La géographie d’un pays est associée organiquement à ses profondeurs humaines, culturelles et psychologiques ainsi qu’à son recul stratégique. L’art de la géopolitique dépend principalement du dosage, du timing, du contexte et de la maestria des réactions aux menaces réelles ou potentielles.
Mais la géopolitique d’antan basée sur le principe d’une feuille grandformat, un crayon, une gomme et un beau cigare est révolue. La création des entités artificielles pour brouiller les cartes des adversaires a fait long feu. Car la puissance par le biais de l’idéologie ne porte plus bonheur. Ceci est applicable à certains paradigmes en relations internationales qui ont fait la joie de leurs promoteurs et leurs disciples dans les sphères de la planification politique et stratégique. J’en citerai deux paradigmes «Patron-Client» et «Etat-pivot».
Le paradigme «Patron-Client» explique une configuration politique dans laquelle il y a deux acteurs qui coopèrent dans une situation d’asymétrie favorable au plus puissant parmi eux, avec une différence de taille, le premier est une entité étatique et le deuxième est un auxiliaire diplomatique, mais sans pouvoir de décision ou d’impact réel sur l’échiquier qui les met en relation. Avec le temps, le premier acteur se fait doubler par le second et la relation de dépendance totale entre les deux setransforme en dépendance unilatérale du premier vis-à-vis du second. Curieuse situation dans laquelle les instruments de la puissance du premier deviennent un handicap dans cette relation contrenature. Dans les processus de marchandage qui dépassent les premières étapes de l’entente, les acteurs commencent à cultiver des aspirations à se neutraliser. L’irritation et le stress deviennent leur lot commun. Les deux partenaires demandent le retour sur investissement. Le hic, il n’y a pas de bénéfice, car l’étude de marché a été bâclée au départ et il n’y a plus moyens d’y faire quoique ce soit. Et comble d’ironie, le «Job Description» a été exagéré chez l’un comme chez l’autre. Et donc, ces acteurs perdent leur crédibilité et leur influence.
Le paradigme de l’Etatpivot est encore plus éloquent en termes d’amortissement sur l’échiquier géostratégique. Ses concepteurs au départ y voyaient une approche géopolitique selon laquelle les grandes puissances désignent un acteur particulier, suffisamment fort, pour organiser la sécurité et alléger le fardeau partagé par ces grandes puissances, dans des régions connues pour être des zones problèmes. Ce paradigme a été lié aussi à celui des complexes sécuritaires, mais dans une configuration impliquant plusieurs acteurs étatiques dont les atouts individuels ne leur permettent pas de faire l’ascendant sur les autres. Le paradigme de l’Etatpivot pour sa part a fait long feu. L’explication ? Simple, la puissance ne se réduit plus à la force militaire. Les guerres conventionnelles ne résolvent plus aucun conflit. Et les acteurs sélectionnés ne sont pas en mesure de remplir la mission pour laquelle ils ont été désignés.
Le patriotisme à la carte n’est pas une option
Les deux paradigmes s’appliquent à la région du Maghreb. Une petite précision encore une fois, l’Algérie est dans les parages. S’agissant du paradigme «Patron-Client», l’Algérie ne contrôle plus totalement le Polisario comme elle le faisait dans les années 1980. Ce dernier cherche à voler de ses propres ailes, si bien qu’il se permettrait de faire la loi de connivence avec d’autres réseaux du crime organisé dans la bande sahélosaharienne. Il ne veut plus être une carte de marchandage entre les mains de l’Algérie contre le Maroc. L’Algérie pour sa part craint qu’elle n’hérite de populations étrangères au Sahara, étant consciente qu’une grande partie retournerait, un jour, dans les provinces marocaines du Sud. Elle ne veut garder que les bons éléments originaires notamment de Tindouf. Elle ne voit pas d’un bon œil les agissements des mouvances contestataires dans les camps lasses de ne voir aucune solution pointer à l’horizon. Elle est consciente que la proposition de l’autonomie sous souveraineté marocaine a acquis l’assentiment de la majorité des décideurs internationaux et qu’elle est la seule proposition que le Maroc puisse faire. De même que des courants au sein du mouvement n’y sont plus totalement opposés. Que faire de ces populations dans les camps de Tindouf ? Le paradigme Patron-Client a fait son temps, car les guerres se gagnent par l’économique et non pas par le militaire, par le politique et non pas par l’idéologique.
Le Maroc a fait le pari du développement intégré un choix stratégique et irréversible. Les provinces du Sud y occupent la place qui est la leur.
Qu’en est-il du paradigme «Etat-pivot» ? Les instruments de la puissance inhérents à la mise en œuvre de ce paradigme ne se trouvent chez aucun acteur africain parmi les premiers sélectionnés, en l’occurrence l’Algérie, le Nigeria et l’Afrique du Sud.
Que reste-t-il ? Le pragmatisme, le réalisme, le bon sens, la raison et la sagesse.
Si bien que les derniers événements autour d’El Guerguerat invitent à la réflexion. Et tout d’abord, à l’adresse de ceux dans les camps de Tindouf qui y voient une fenêtre ouverte pour retrouver les leurs. Question cependant : selon quelles conditions ? La main tendue est toujours là, parce que les provinces du Sud sont assez grandes pour réunifier tous ceux qui croient sincèrement que le pays n’est pas amnésique à son histoire et que cette partie y a joué un rôle fondamental.
C’est l’opportunité offerte ici de parler de la question souvent posée sur le qualificatif des locataires de Tindouf. Tout le monde sait que leurs dirigeants nourrissent des aspirations indépendantistes synonymes de morcellement du Maroc. Il est donc logique d’appeler leurs dirigeants des «dissidents de luxe» et donc des «séparatistes». Certains ne contrôlent pas leur ire quand des journalistes ou des hommes politiques qualifient les éléments du Polisario de «mercenaires». Ils évoquent les liens de sang, de famille et de mariage. Ils préfèrent les appeler des «égarés». Argument valable à cette différence près que les dirigeants du Polisario qualifient les Marocains des provinces du Sud de «traîtres».
Les personnes qui se confondent en excuses, de bonne foi sans doute, oublient cependant que lors des opérations d’identification des populations éligibles au référendum en son temps, les chibouks qui représentaient les camps de Tindouf refusaient catégoriquement toutes les listes présentées par les membres de leurs propres familles résidant dans les provinces du Sud en faisant fi des liens de sang, de famille et d’alliances matrimoniales. Tant mieux ! La suite des événements a donné raison à celui qui était de bonne foi et l’option référendum est enterrée une fois pour toute. Le prétexte sur l’intransigeance des chibouks précités était que le Polisario et l’Algérie détenaient leurs familles en otage. Ils se sentaient plus en sécurité dans les provinces du Sud. Mais qui parle de brassage du vent à l’époque ! Personne n’est à l’abri des écarts de langage, mais il est une chose qui ne se prête pas à la polémique, le patriotisme.
Il n’y a pas de prescription pour le patriotisme. Le combat pour les libertés et pour la démocratie se fait dans le respect total du civisme. Et il n’y a pas de civisme et de patriotisme sans attachement aux valeurs de dialogue et de réalisme quand c’est incontournable.
Amadou Hampâté Bâ a dit déjà au début des années 1960 : «Un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle». Que chacun ait le sens de cette citation sans doute similaire à d’autres encore dont regorgent les traditions ancestrales de l’Afrique du Nord et l’Afrique au Sud du Sahara.
Les comparaisons ont la gâchette facile. Leurs auteurs sous-estiment le revers de la médaille. L’Algérie se plaît à comparer la question du Sahara avec celle de la Palestine. Outre le fait qu’elle met dans l’embarras les Palestiniens, la comparaison est un non-débat. Tout
d’abord, parce que la Palestine existe sur une terre. Elle a une histoire. Elle y a un peuple qui la défend et sait comment la défendre. Ce peuple a la communauté internationale avec lui, malgré les difficultés malencontreuses que sa question traverse présentement. Ensuite, qu’a fait l’Algérie pour la Palestine sinon chercher à exploiter sa cause à chaque fois qu’elle abrite une rencontre ou une conférence internationale ou régionale avec la complicité de certains pays africains qui ne portent pas le Maroc dans leur cœur ? Que fait le Maroc au contraire ? Depuis les années soixante, une taxe sur les cigarettes est versée aux Palestiniens. Le budget de l’Agence Bayt-Mal-al-Qods a été alimenté par le Maroc à concurrence de 85%, depuis deux décennies et plus. C’est le Maroc qui a construit l’aéroport de Gaza détruit plus tard par Israël. Des projets dans le domaine de l’éducation, de l’enseignement, de l’habitat, de la santé, des infrastructures, de la femme, de l’enfance et de la jeunesse etc., ont été financés par l’Agence en Palestine, à Al Qods Est, avec une enveloppe de soixante millions de dollars.
Les supputations ensuite. L’ouverture de consulats arabes dans les provinces du Sud entrerait dans le cadre des préparatifs de la normalisation entre le Maroc et Israël estiment des analystes algériens triés sur le volet ? Les auteurs de cette analyse ont soit la mémoire amnésique soit ils ne voient pas plus loin que le palier du voisin. Le Maroc a, depuis la fin des années 1950, prôné une solution réaliste qui tient impérativement compte des droits légitimes du peuple palestinien. Ensuite, il y a eu des rencontres secrètes entre Egyptiens et Israéliens ayant facilité, par la suite, la réalisation de la conclusion du Traité de paix entre l’Egypte et Israël. Il avait fait de même pour les Palestiniens et les Israéliens à la même époque et surtout durant les années 1980.
De même que pour ce qui est de la communauté juive marocaine ; elle n’a jamais renié sa marocanité. Elle n’a jamais mélangé les genres et certains parmi ses figures de proue défendent les droits légitimes du peuple palestinien. Tout comme elle défend, à travers le monde, l’intégrité territoriale du Maroc. Elle vient d’en administrer la preuve, encore une fois, en soutenant l’action entreprise à El Guerguerat.
Une question qui s’invite à l’instant : comment percevoir les déclarations de certains responsables proches de (ou inféodés) à l’institution militaire algérienne selon lesquelles la question du Sahara fait désormais partie de la sécurité nationale de l’Algérie ? Changement de doctrine militaire ? Pour les observateurs néophytes, sans doute. Pour les observateurs avertis, cela est l’objectif principal depuis quatre décennies au moins.
Dans «La colonie pénitentiaire», Franz Kafka excelle dans la description de l’enthousiasme de l’officier chargé de torturer les condamnés à mort avant de les exécuter à l’aide d’une machine dont l’atrocité dépasse toute imagination, qui avait inventée son ancien patron et dont le nouveau cherche à s’en débarrasser. Il cest le seul. Et il s’offusque à l’idée de voir cette machine abominable détruite ou remplacée par une autre plus «humaine» bien que donner la mort à une personne est en soi condamnable. Convaincre le condamné à mort qu’il est de son intérêt d’accepter son destin, parce que celui qui le prend en otage en a décidé ainsi, pose une question philosophique à connotation existentielle. Car la victime s’avère être «une pâte à modeler». Elle est traitée comme un objet. L’analogie avec les cas des Marocains retenus à Tindouf est on ne peut plus déconcertante.
Le Maroc a fait le pari du développement intégré un choix stratégique et irréversible. Les provinces du Sud y occupent la place qui est la leur. Rien ne l’arrête dans sa marche, même pas les rapports biaisés de certaines organisations non gouvernementales qui font des critiques qu’elles confectionnent à son égard un fonds de commerce. Elles ont toujours été respectées et elles le continueront. Leurs observations objectives seront traitées avec célérité et responsabilité ; les critiques gratuites pour «arrondir les fins de mois» ou juste pour le plaisir d’être sous les feux de la rampe, ne le seront pas. Mais, à l’instar des paradigmes passés en revue plus haut, ces critiques, justifiées, il y a un temps et prises en considération, ont fait long feu. Tout comme certains médias qui s’évertuent à lire l’échiquier politique, sécuritaire et stratégique de cette partie du continent africain sans bien méditer sur la leçon de Cervantès dans «Don Quichotte de la Manche et les moulins à vent».