L’errance identitaire
Par Majid Blal
Floues, deviennent les embarcations à l’horizon. Vaporeux et vagues sont les bateaux au lointain. Et puis un jour, nous nous rendons compte que c’est irrémédiable. Le trop d’absence a aggravé la méconnaissance et a légitimé le flou des impressions. On ne sait plus rien de nous. Rien d’autre que les évasifs contours de nos silhouettes indéfinies.
La nature, n’aimant pas le vide, inventa les conjectures, les perceptions erronées et les hypothèses les plus farfelues. Les supputations, premier palier vers la certitude des avis et des communiqués.
On avait commencé, il y a déjà des années-lumière, à nous décrire et à nous confondre avec des personnages où nous ne nous reconnaissons pas. Des créatures forgées selon leurs désirs, fortement suspects, et qui ne nous ressemblent que par de vagues généralités indistinctes.
Comme le champ était demeuré si longtemps libre de toute réplique, on ne nous accorda aucune présomption d’innocence. On avait juste décrété qu’il y a des circonstances où les jugements par contumace devraient s’appliquer car encastrés dans la représentation mentale collective brodée. Il y a des verdicts que ne peuvent contester les absents.
Et puis un jour, nous acceptâmes, à contrecoeur, d’être encore un peu plus étrangers qu’au moment des séparations.
D’être encore un peu plus seuls. Un peu plus solitaires que la veille. D’être l’autre qu’on ne connaît que par les légendes familiales qu’on invente autour du feu.
Déjà au départ et sur le départ, les exilés avaient le fardeau d’être coupables. Pareillement à ces personnages de la mythologie grecque dont les sentences de porter des malédictions, étaient souvent bannis du réel pour faire partie de l’imaginaire commun. Et puis un jour, nous découvrons que les nôtres ne connaissaient de nous que des bribes de vie rapportées par l’effronterie des rumeurs. Qu’ils ne cernaient de nos personnalités que des comportements fantasmés par de fertiles imaginaires culpabilisants.
Les plus intraitables, les plus opiniâtres fomentent, souvent, la méprise à partir de nos proches, de nos familles élargies et de nos anciens compagnons d’infortune, avec qui il aurait été mieux de s’estropier le genou que de les accompagner un bout de vie.
Et nous nous surprenons, par la force du téléphone arabe, de savoir que nous avions mené des vies qui n’étaient pas celles que nous avions vécues. Qu’on nous avait identifiés avec d’imprécis et hétéroclites fragments de profils qui ne nous siéent pas et qui n’ont jamais été les nôtres. On avait décidé pour nous et sans nous consulter, que nous nous la coulions douce loin de leur soleil assourdissant. Personne ne nous avait demandé si la route était pénible, si nos parcours migratoires étaient parsemés de traumas. Si les cicatrices guérissaient vite. Si nous nous relevions chaque fois que l’adversité nous mettait à genoux et si après chaque débâcle, nous y perdions des plumes et un peu de notre assurance.
Personne ne s’était demandé si nos âmes avaient été balafrées de séquelles, ni pourquoi nos esprits avaient la résilience aguerrie face à la multitude d’obstacles que rencontrent les nomades, les clochards et les déracinés.
Personne ne nous avait interrogés pour s’enquérir. Avions-nous pansé nos blessures ? Étions-nous arrivés à raccommoder, à nous armer d’espoir et d’abnégation après chaque fragmentation de nos êtres émotionnels ?
Personne ne s’était questionné sur nos efforts pour nous réconcilier avec nous-mêmes pendant nos errances identitaires. On avait juste décidé en notre absence, que nous étions choyés dans l›Éden de leur imaginaire. Là où le bonheur pousse dans les arbres et l’argent coule dans les rivières.
On avait à coeur de décrire nos orgies présumées comme si on y était, on avait insisté pour commenter nos beuveries et nos débauches pour mieux fantasmer sur nos imperfections prophétisées, puis on les avait scénarisées avec soin, car on avait envie de nous taxer de fêtards pathologiques, d’insouciants volages. Et on s’est attelé à y mettre les descriptions, les détails sulfureux et la diffamation par excès de mauvaise foi, à dix mille lieux de nos réalités intrinsèques.
Effrontés, ils sont prêts à nous confronter afin de nous instruire sur nos péripéties car ils s’arrogent la connaissance absolue de nos parcours migratoires mieux que nous.
Et puis un jour, nous acceptâmes, à contrecoeur, d’être encore un peu plus étrangers qu’au moment des séparations. D’être encore un peu plus seuls. Un peu plus solitaires que la veille. D’être l’autre qu’on ne connaît que par les légendes familiales qu’on invente autour du feu.
Partir, c’est mourir un peu. Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pour toujours et ressusciter ponctuellement par convulsions périodiques…pour emmerder les ragots.