Les dilemmes du « rêve européen »
Hicham Berjaoui*
La qualification juridique de l’Union européenne est largement débattue. D’aucuns estiment qu’elle constitue une organisation internationale ayant des mécanismes de fonctionnement plus avancés que ceux posés par le Droit des organisations inter-gouvernementales classiques. D’autres considèrent, en revanche, que l’Union européenne est, certes, plus avancée qu’une organisation inter-étatique, mais, étant moins développée qu’un Etat, elle représente une personne juridique spéciale.
Il est loisible de rappeler que l’idée d’une Europe unie et pacifiée s’est déclenchée, après la Deuxième guerre mondiale. Les Européens aspiraient à dessiner un avenir meilleur, par la construction d’un espace commun d’échange et de coopération, en vue de la stabilité interne d’un continent miné par des guerres sanguinaires. Ainsi, en 1957, la Communauté Economique Européenne (CEE) est créée, avec comme but essentiel, la relance, par la voie économique, de l’idée européenne, exprimée et scandée par les leaders de l’Europe libérale, qui ont, ardemment, lutté contre les régimes totalitaires en Allemagne, en Italie, en Espagne et dans d’autres pays européens.
Malgré l’apport important du Traité créateur de la CEE, son contenu et son application sont dominés par la formule de la coopération inter-gouvernementale traditionnelle et, par conséquent, l’objectif d’un espace régional européen libéralisé n’a pas été totalement réalisé. Pour remédier à cette lacune, le Traité de l’Acte Unique a été adopté en 1968. Ce Traité incarnait une évolution déterminante car il est le premier texte ayant prévu de vraies dispositions supra-nationales, d’où son caractère « unique ». En effet, ledit Traité a posé les bases des quatre libertés de l’Union (libre circulation des personnes, des services, des capitaux et des marchandises) et a généré de vraies politiques communes dans divers domaines de l’économie et du commerce.
L’Union européenne est une créature juridique à part entière. Les mécanismes de son action reposent sur une sorte de conjugaison ou d’équilibrage entre l’idée supra-nationale d’un côté, et l’idée nationale souverainiste, de l’autre.
Progressivement, la construction européenne s’est dotée des Traités de Maastricht, d’Amsterdam, de Nice et, finalement, de Lisbonne. Ces différents textes réalisent un parachèvement du mouvement de communautarisation initié par le Traité de l’Acte Unique sus-mentionné.
En dépit des avancées économiques et commerciales concrétisées par les Européens, leur institution supra-nationale traverse des crises structurelles qui poussent une partie des peuples européens à en remettre en cause l’utilité.
Quelles sont donc les manifestations de l’inertie de l’Union et quelle est la portée des solutions adoptées ?
Des domaines déterminants…mais « non-communautarisés »
L’Union européenne fonctionne selon deux ensembles normatifs. Un ensemble normatif supra-national qui consacre le principe communautaire d’une part, et un ensemble normatif respectueux des souverainetés des Etats membres d’autre part.
L’ensemble normatif supra-national englobe les domaines économiques et commerciaux, mais ses dispositions peuvent être écartées chaque fois que les circonstances de l’ordre public de l’Etat membre l’exigent. Aussi, faut-il mentionner qu’un domaine cardinal et influent échappe à l’Union, il s’agit du domaine des affectations financières ou des politiques budgétaires. En effet, le fonctionnement optimal de l’Union est constamment perturbé, et quelquefois entravé, par l’absence d’un contrôle communautaire efficace et réel sur les politiques budgétaires menées par les Etats membres. Ceux-ci soutiennent le plus souvent que la politique budgétaire repose sur une loi votée par des parlementaires élus au suffrage universel direct et ne peut, de ce fait, être retirée à la compétence de l’Etat-Nation.
Outre le domaine des affectations financières, celui de la sécurité et des affaires étrangères appartient aux prérogatives de l’Etat membre. Cette situation dresse des obstacles à la mise en place d’un marché économique intérieur cohérent d’une part, et d’autre part, fragilise la position internationale de l’Union dont les Etats membres, à l’occasion de contentieux ou différends internationaux, ont adopté des attitudes différentes voire antinomiques.
Le « rêve européen » oscille entre le fédéralisme et la décrépitude. Les faits montrent que l’équation d’équilibrage entre le « supra-national » et le « national », n’est plus opérante.
La portée limitée des solutions adoptées
En vue d’atténuer les effets nocifs des problèmes évoqués précédemment, les Européens ont mis en oeuvre des solutions et des mesures ayant pour but le renforcement des pouvoirs communautaires concernant les budgets nationaux et les affaires étrangères.
Dans le domaine des budgets, les Européens ont adopté un pacte de stabilité et de croissance, lequel introduit des mesures de consolidation des budgets des Etats comme la fixation du taux de la dette à 3% du PIB. Or, les dispositions du pacte ne sont pas totalement contraignantes et peuvent être écartées si l’ordre public ou les choix démocratiques de l’Etat membre l’exigent. En conséquence, l’efficacité de ce moyen est restée très limitée et plusieurs crises l’ont remis en cause. Les exemples de la Grèce, de l’Espagne, du Portugal, de l’Italie et relativement de la France sont, remarquablement, significatifs dans ce sens.
En matière de politique étrangère, l’Union s’est dotée d’un haut commissaire aux Affaires étrangères. Mais, à l’instar du pacte relatif aux questions budgétaires, ce haut commissaire demeure un agent de coordination, strictement, inter-étatique et son efficacité s’est avérée très limitée dans plusieurs questions internationales, à l’occasion desquelles les Etats européens n’ont pas pu adopter des positions communes.
Un « rêve » vacillant
L’Union européenne est une créature juridique à part entière. Les mécanismes de son action reposent sur une sorte de conjugaison ou d’équilibrage entre l’idée supra-nationale d’un côté, et l’idée nationale souverainiste, de l’autre.
L’adoption définitive d’un Etat fédéral a été, douloureusement, refoulée par l’échec de la mise en oeuvre du Traité de Rome II qui aurait doté l’Europe d’une constitution. Si la mise en place d’un édifice respectueux des souverainetés et, en même temps, promoteur d’intégration et de fédéralisation a apporté des solutions tangibles aux questions du développement économique et commercial, il n’en demeure pas moins qu’il s’est négativement répercuté sur des domaines non moins importants pour chaque processus d’intégration. D’où une crise lancinante qui sévit dans l’Europe et dont l’issue est incertaine.
Le « rêve européen » oscille entre le fédéralisme et la décrépitude. Les faits montrent que l’équation d’équilibrage entre le « supra-national » et le « national », n’est plus opérante. Du coup, elle doit être révisée, soit pour renforcer le volet communautaire et créer un Etat fédéral, soit pour revaloriser « l’Etat-Nation » et, par conséquent, signer l’acte de décès du « rêve » européen, étant précisé, de surcroît, que l’Etat-Nation, dont le fonctionnement se fonde sur les mécanismes de la démocratie représentative, est atteint d’une crise de légitimité. Celle-là même qui se manifeste dans les mouvements contestataires qui échappent à la régulation de syndicats et de partis politiques affaiblis et discrédités.