« Les enfants de l’Atlas » ou quand un banquier suisse offre sa fortune et prend en charge les bébés abandonnés
Marrakech – Hassan Alaoui
« L’art de partager le sourire » ! En épitaphe de la plaquette qui accompagne la cérémonie de « vente aux enchères aux profits des enfants orphelins », organisée le 2 décembre 2017 au Mövenpick de Marrakech, ce petit mot est resté gravé dans le marbre, dans une mémoire collective. Organisée par l’association « Les enfants de l’Atlas », cette manifestation à caractère humanitaire semblait être tout, sauf une opération de charité, mais bel et bien une invite à l’engagement qui fédère des volontés et des énergies.
Et l’engagement au sens littéral du terme, avec sa forte connotation humaniste et solidaire, c’est Hansjörg Huber qui le porte, tel un mât. Un homme de légende qui a tout laissé et abandonné en Suisse, armes et bagages , la main sur le cœur pour s’installer dans le Haut Atlas, dans la commune de Lalla Takerkoust, non loin de Tahanaout, entre montagnes escarpées et vallées rocheuses. Il y a crée les conditions d’une nouvelle existence, sa femme et quelques très proches avec lui. On aime dire que c’est un « homme de défi » ! A vrai dire, il est plus que les apparences nous donnent à voir de lui : la taille moyenne est compensée par une énergie à tout rompre, une loquacité bien maîtrisée, la pensée aigue qui est à la communication ce que l’art de convaincre est au tribun.
« Hans » est un spécialiste zurichois des Assurances, au long cours et à l’expérience inégalée. De longues années de labeur dans sa contrée en ont fait également un témoin d’une époque, mais un acteur au creux de l’un des pays les plus riches, de la région la plus stricte, dominée par une certaine culture qu’un certain Max Weber appelait « l’éthique protestante » inspirée des œuvres sociales de l’Eglise et donnant sa pleine souveraineté au labeur. S’il a tout plaqué, ramené la moitié de sa fortune pour s’installer dans la région de Marrakech, M.Huber obéissait à un rêve caressé depuis sa prime jeunesse, quand, âgé de 22 ans il se rend dans la région de Trogen au fin fond de la Suisse et se rend en particulier au village des Pestalozzi. Là où il y a trois siècles, inspiré par Jean-Jacques Rousseau, en 1775, un certain Henri Pestalozzi , nom éponyme , crée un établissement où sont regroupés des enfants de divers brassages et qu’il fonde alors l’école portant son nom.
L’engagement pour les enfants nécessiteux lui mordait la nuque et lui tenait de raison de vivre…
Sans doute le modèle d’école et de centre d’accueil de Pestalozzi a-t-il inspiré « Hans » pour qu’il plaque tout en Suisse, conçoive et monte son projet, au milieu des montagnes du Haut Atlas. Projet non pas seulement scolaire, mais pédagogique, social et culturel. Il crée le village des enfants de l’Atlas, assurant la scolarité totale, et dans la foulée prenant en charge intégralement les enfants abandonnés de la région. Un double défi en somme. Une curiosité également pour les autorités et les populations locales qui voient en 2009 débarquer, bille en tête, un citoyen suisse et sa compagne avec ses projets, ses plans et ses convictions chevillées au corps. Lequel met en place en 2010 le projet d’un village communautaire, avec la prise en charge d’un premier groupe d’enfants.
Originale, c’est le moins que l’on puisse dire, la démarche de Hans Huber participe d’une générosité qui est au cœur de la culture personnelle dont il est nourri depuis sa jeunesse. Le projet n’a pas seulement pour but de sauver des enfants abandonnés, de les aider ensuite dans leurs premiers pas, non plus seulement de leur offrir une préscolarité et un encadrement éducationnel, mais d’en faire à terme des enfants intégrés dans la société. Certains ne connaissent pas leur « famille », n’avaient pas de « prénom », non identifiés dans un monde sans pitié, ayant pour repère malgré eux un homme de foi et son épouse, des employées dévouées pour les materner et leur offrir chaleur et présence, enfin l’irréductible volonté de les sortir de l’immense océan de souffrance indicible.
Un défi de vie
Hans Huber a crée et l’Association « Les enfants de l’Atlas » et le « Village Bouidar » pour les accueillir. Centre d’accueil, des maisons collectives construites conformément aux normes, chacune abritant entre dix et douze enfants, suivies par des « monitrices » dont le rôle, en termes d’affection est quasiment celui d’une mère, un réfectoire, une salle des fêtes, des jeux, un amphithéâtre digne pour ainsi dire, et la présence humaine. On y ajoutera une équipe d’hommes livrés aux travaux d’aménagement, de cuisine, de construction, de mise en place de structures…Plus qu’un projet à la hauteur des défis que Hansjörg Huber s’était engagé à mettre en œuvre, mais une aventure humanitaire permanente, un défi de vie…
« Dar Bouidar » se veut en fait l’illustration du concept de « maison » (Dar), en ses principes de lieu familial, respirant chaleur et affection, creuset de tendresse dont les enfants ont fortement besoin. « Des enfants à qui la vie n’a pas souri, dit Huber, à qui la chance a tourné le dos avant même qu’ils arrivent au monde, car personne ne s’est jamais réjoui de leur naissance ». Le défi est aussi d’arracher « le sourire » à ces enfants, beaucoup plus que leur donner seulement un statut. Il est une phrase prenante que le fondateur de l’association « Enfants de l’Atlas » n’a de cesse de répéter et qui est à cette dernière ce que l’estampille est à un hymne : « fierté et estime de soi » ! Elle rejoint une autre, « le double traumatisme d’être né, né rien et abandonné et subir l’isolation sociale ».
Le répertoire des mots inspirés, corrélatifs et idoines est abondant. L’épreuve est quotidienne, une minutieuse et combien harassante tache de manifester patience et courage envers les enfants , conduisent Huber à cet exercice de renouveler chaque jour la méthode, l’espérance et le volontarisme. « Chaque jour qui se lève est une leçon de courage » , écrivait Jean-Edern Hallier, écrivain français. Aussi, le « cahier de charges », si l’on peut dire, établi par les responsables de l’Association qui s’apparente à une charte relève-t-il d’un sacerdoce. L’exercice d’entreprendre, celui d’aimer aussi est devenu le défi quotidien d’une communauté de volontaires réunis autour d’un « chef de tribu » qui n’a de cesse d’insuffler courage et espoir, au point d’en être usé lui-même… En revanche le sourire est là, volontaire et sincère, il porte le projet à n’en pas douter.
M. Huber a-t-il réalisé le projet de son rêve ? En est-il heureux vraiment ? La question ne se posera jamais en ces termes, parce que l’œuvre est constamment en cours, elle ne se termine ni dans le temps ni dans l’espace. Transférer une grande partie de ses économies suisses au fin fond de l’Atlas marocain pour l’offrir aux enfants abandonnés et délaissés volontairement, faire si bonnement œuvre de charité et d’humanisme , accomplir l’une des missions les plus exaltantes dans ce monde, en faire une profession de foi ne relève-t-il pas aujourd’hui du miracle ? De l’acte de foi d’un Messie ?
Sur la plaquette de la Fondation figure ce propos sans emphase : « Traumatisme et rejet de la société, la double peine des enfants abandonnés ». C’est un constat qui est une manière de bréviaire, cette « leçon de choses » qu’un citoyen du monde nous offre. Il résume la tragédie que nous vivons , qui nous est d’autant plus proche et nous saute aux yeux que nous ne lui prêtons guère attention : entre 2003 et 2009 ce sont 340.000 enfants qui sont nés de mères célibataires et 24 bébés abandonnés chaque jour. Ces chiffres sont effrayants, ils sont fournis par l’INSAF ( Institution nationale de solidarité avec les femmes en détresse) qui précise encore que 8.000 à 9.000 bébés par an naissent sans identité et sans parent.
Hansjorg Huber a néanmoins apporté la réponse à ce défi qu’il résume : « Un peu partout, les enfants nés hors mariage sont encore stigmatisés. Leur existence est un enfer où prévalent toujours les a priori , nous nous forçons de les éduquer avec l’objectif d’en faire des citoyens équilibrés, conscients de leur propre identité ». Et de mettre en avant le mot magique qui est à cette détresse ce que la lumière peut être à une vie , l’espérance : retrouver fierté et estime de soi. Autant dire que le combat est long :
L’organisation de Dar Bouidar répond à des normes qui concilient rigueur professionnelle et devoir d’amour : sur les 110 enfants, 10 sont handicapés. Cependant, tous disposent de plus de 60 mamans, engagées pour leur offrir encadrement, services, tendresse, présence ; plus de 40 employés mobilisés pour les taches diverses, de logistique, de travaux multiples au fur et à mesure que le village s’agrandit et que le nombre des enfants recueillis s’accroît. Quand Huber a pris en charge il y a quelques années les enfants et qu’il les a placés dans les écoles du village alentour, il a dû affronter une campagne hostile des villageois qui n’acceptaient pas l’arrivée subite, tels des martiens, d’enfants sans identité ni repères, considérés comme les illégitimes de la terre, repoussés aussitôt par le réflexe d’incompréhension et de mépris.
Parents et élèves de l’école publique des villages ont cédé a u reflexe du rejet et de l’exclusion pour le grand malheur des marginaux.
Que faire ? Hansjbörg Huber a pris son courage à deux mains et trouvé la riposte. Il a construit aussitôt l’école pour « ses enfants », avec ses classes, ses maîtres, il a ensuite construit un dispensaire, avec un pédiatre suisse en retraite – ancien chef du grand hôpital Tiemli à Zurich – , Brida von Castelberg, chargée d’assurer le salaire d’une gynécologue, qui se rend régulièrement sur place pour suivre les enfants, ensuite un cabinet dentaire…Est-ce à dire que le village des enfants de l’Atlas sort de l’ordinaire, ouvre aussi – une autre réponse humaine apportée aux villages voisins – ses portes à ces derniers afin qu’ils en profitent ! Huber investit également dans la culture, les arts, en mettant sa précieuse collection de tableaux cumulés des années durant à la disposition des enfants. Il leur apprend les langues étrangères, le français et l’anglais, leur organise des festivités diverses qui les intègrent dans une vie digne d’eux.
Bien entendu , dès 2010, les esprits malveillants ont commencé à critiquer le projet de Hansbörg Huber, affirmant qu’il était venu pour « évangéliser » les enfants de la région. Aussitôt la riposte aura été cinglante : il a construit une belle mosquée au cœur du village , et ce faisant fait taire les voix funestes et régressives. Son œuvre n’a jamais emprunté le chemin confessionnel, mais plutôt à la limite œcuménique. Le succès aidant, Le Villages des enfants de l’Atlas reçoit des visiteurs du monde entier, qui se succèdent et admirent l’œuvre d’un homme à l’esprit donquichottesque , mais exemple de l’humanisme le plus radical.