Les mots sont importants
Avec «Evelyne ou le djihad ?» (Editions de l’Aube, 2016), Mohamed Nedali poursuit son exploration littéraire de la jeunesse marocaine, tiraillée entre désenchantement et espoirs utopiques. Dans un monde où la plupart des perspectives d’avenir sont bouchées, chacun cherche son salut comme il peut.
Iydar Amezzi est un garçon berbère sans histoire, un jeune lycéen inscrit en Lettres. Surpris avec une fille dans un coin perdu de campagne par deux agents de police qui décidèrent de l’inculper pour «relation sexuelle illégitime, outrage à la pudeur publique et violence contre deux agents de sûreté», il se retrouve en garde à vue, au commissariat et ensuite en détention, pendant un mois, au pénitencier Boulemharez. Que faisait-il en réalité ? Un simple baiser sur la bouche, une caresse furtive, tout au plus, sur le corps de l’aimée, dans un endroit à l’abri des regards. Mais tout le monde n’utilise pas les mots de la même manière pour définir le réel. La première partie du roman raconte la façon dont Iydar s’est retrouvé en prison. Le livre s’ouvre sur l’une des visites que sa mère vient lui faire en prison. Iydar la prend dans ses bras, la réconforte, se veut être rassurant. La mère s’inquiète de sa perte de poids, de le savoir dans un lieu où évoluent des criminels. Le garçon, lucide, lui répond : «Il n’y a pas que des assassins et des malfaiteurs ici, mère ; il y a aussi beaucoup d’hommes honnêtes et irréprochables qui, suite à quelques revers du destin, se sont retrouvés dans cet endroit : des pères de famille sans histoire, des ouvriers, des commerçants, des étudiants, des fonctionnaires, des entrepreneurs, des…».
Un simple baiser sur la bouche, une caresse furtive, tout au plus, sur le corps de l’aimée, dans un endroit à l’abri des regards. Mais tout le monde n’utilise pas les mots de la même manière pour définir le réel.
Iydar explique à sa mère que la fille avec qui il était n’est pas une prostituée, contrairement aux sornettes que véhiculent les gens d’Asni, le village au sud de Marrakech, dans lequel il habite. En fait, les deux tourtereaux se connaissent depuis l’âge de sept ans : «Que dire de Latifa ? C’était une fille comme une autre : ni belle, ni laide, ni bête, ni intelligente, une fille quelconque en somme. Elle et moi avions bien des points communs : tous deux d’origine modeste, orphelins de père, berbères de langue et de culture – autant de raisons de nous entendre, Latifa et moi. Et de nous aimer». Le couple cultive une passion commune pour la chanson amazighe, notamment Izenzaren Chamekh. Iydar est très heureux d’avoir conquis le coeur de cette fille, dont il se sent de plus en plus proche, de plus en plus amoureux. S’inspirant fortement de Molière, peut-être en frôlant le plagiat, il rédige un poème à sa dulcinée. L’intimité affective évoluant, le jeu du désir et du hasard vient se mêler de la partie. Iydar a envie d’un contact physique avec sa petite amie, à l’instar de tous les personnages masculins que l’on voit dans l’oeuvre de Mohamed Nedali depuis «Morceaux de choix» à «Triste jeunesse».
Profitant de l’absence de leur professeur d’éducation islamique, qu’Iydar considère, à l’époque, comme un «salafiste» assommant ses élèves de prêches à dormir debout, il s’éclipse avec Latifa dans un coin discret pour flirter. Il est surpris par la police qui les accuse de débauche. En leur tenant tête verbalement, il déclenchera leur fureur, se faisant rouer de coups mais permettant à Latifa de prendre la fuite et de préserver son honneur. Iydar a le sens du dévouement. Il ne balancera pas le nom de sa compagne aux policiers et assumera l’incarcération.
La force du roman de Nedali, à l’instar de son oeuvre, est de peindre un monde d’injustice irrationnelle, où les jeunes sont soumis à la violence des arbitraires sociaux et à la bonne volonté des dominants. L’emprisonnement d’Iydar a quelque chose de kafkaïen : « Jusque-là, j’espérai que le commandant classerait l’affaire, vu que ma fredaine avec Latifa ne valait pas vraiment un procès au tribunal. Je pensais qu’on n’oserait pas envoyer un élève devant le juge d’instruction pour un flirt ; qu’au pire, on me garderait une nuit au cachot. Mon espoir venait de s’évaporer complètement ; l’avenir s’assombrit devant moi».
Cette jeunesse marocaine soumise aux arbitraires que les dominants exercent quotidiennement sur elle, consciente que les études mènent bien souvent au statut de diplômés chômeurs, est une proie facile.
Dans sa cellule surpeuplée, Iydar rencontre un jeune homme avec le drapeau amazigh mais aussi Abou Hamza, un prédicateur religieux. Les deux personnages, incarnation de deux visions du monde antagonistes, notamment au niveau des représentations de l’arabité. Lorsque celui que l’on surnomme «Amazigh» est changé de cellule, Abou Hamza a le champ libre pour organiser les prières collectives avec les personnes qui restent. Ce dernier leur avoue ses objectifs ; il cherche à recruter des jeunes qui iront faire le djihad en Syrie. Nedali montre que cette jeunesse marocaine soumise aux arbitraires que les dominants exercent quotidiennement sur elle, consciente que les études mènent bien souvent au statut de diplômés chômeurs, est une proie facile. A la fin du séjour, la plupart des gens de la cellule sont prêts à aller en Syrie, malgré leurs hésitations. Abou Hamza a été convaincant.
Iydar reste le témoin passif de tout cela, sans exprimer forcément un point de vue critique à l’égard du prédicateur salafiste qui incarne, également, les perversions d’un système susceptible de voir exploser entre ses mains les bombes sociales qu’il fabrique en se désengagement de la vie sociale et en laissant les jeunes sans avenir. Le roman de Nedali pourrait se terminer de manière sombre. Toutefois, en sortant de prison, Iydar fait de l’auto-stop pour regagner son village et tombe sur Evelyne, une Européenne d’une cinquantaine d’années qui le prend dans sa voiture. Que va-t-il se passer désormais ? La salafisation des esprits dont parle Nedali n’est pas forcément incompatible avec quelques errances amoureuses…