Les religions, la Covid-19 et le choc des paradigmes
Depuis la propagation de la pandémie en Asie, en Europe et aux États-Unis, l’ensemble de la communauté médicale, celle des experts en épidémiologie, en économie et la sphère des décideurs politiques tentent de trouver des solutions et des stratégies globales pour protéger les populations. Chacun, dans le cadre de ses compétences et chaque Etat, en fonction de ses moyens et de sa doctrine en matière de santé publique, imposent à leurs populations des protocoles de confinement comme étant une mesure salutaire pour enrayer la propagation de la Covid-19. Dans ce contexte inédit, la religion est, à son tour, impactée dans l’exercice des rituels collectifs. Les religieux les plus fervents se sont indignés et ont tenté de récupérer et d’interpréter cette pandémie comme une malédiction divine ou comme un signe précurseur de la fin du monde. Si la séparation des pouvoirs temporels et religieux a permis aux autorités et aux gouvernements des Etats laïcs de «confiner» la religion et les rassemblements religieux, au nom du principe de précaution, il n’en est pas de même pour les Etats encore plombés par leur incapacité à procéder à la dichotomie entre la religion et la gouvernance civile d’une telle catastrophe sanitaire.
Epreuve divine pour certains
En Israël, les orthodoxes sont les plus touchés par le virus du Covid-19, et ce malgré la performance des infrastructures sanitaires, le couvre-feu et la généralisation de la technologie du tracking (traçage numérique). Les Israéliens, sévèrement touchés par la pandémie, sont ces Juifs orthodoxes les plus réfractaires aux mesures de confinement et à l’interdiction des interactions physiques ou sociales. Ils interprètent cette pandémie comme une épreuve divine, voire une malédiction qui s’abat sur le peuple élu.
Pour ce qui est des Chrétiens, en France, les autorités sanitaires ont analysé et localisé la première zone cluster dans l’Est du pays et plus particulièrement dans la ville de Mulhouse où s’est organisé le plus grand rassemblement des protestants (plus de 2000 fidèles). En quelques jours et semaines, la pandémie s’est propagée massivement, faisant de l’Est de l’hexagone l’épicentre du Covid 19 en France. Les hôpitaux ont été saturés, des dizaines de malades, en soins intensifs, ont été réorientés vers d’autres régions françaises, vers le Luxembourg, l’Allemagne et vers l’Autriche pour soulager les hôpitaux saturés de la région, et un hôpital de campagne y a été déployé d’urgence par l’armée.
Une église a célébré, clandestinement, une messe à la veille des fêtes de Pâques, dans le cinquième arrondissement à Paris malgré les mesures drastiques du confinement. A Rome, le Pape Saint-François a célébré le rituel «Urbi et Orbi» (ville et monde), lors de la fête Pascale seul et dans une atmosphère étrange et triste, alors que d’habitude, la place Saint-Pierre est noire de monde, lors de cette célébration majeure et ce temps fort propre à la chrétienneté. Partout en Europe, les cloches n’ont pas sonné le glas et les cérémonies des funérailles ont été réduites à quatre personnes pour accompagner le défunt au cimetière. Plusieurs cérémonies de mariages ou de baptêmes ont été annulées ou différées jusqu’à une date ultérieure. Toutes ces restrictions, ces privations et cette réduction au silence du culte chrétien n’ont pas suscité des polémiques ou des indignations notables, en dépit du caractère traumatisant et des frustrations des Chrétiens pratiquants et ceux des milieux les plus intégristes pour ce qui est de la France en particulier.
Offense aux fidèles pour d’autres
Pour ce qui est des pays arabo-musulmans, c’est un autre son de cloche. La propagation de la pandémie et les mesures du confinement couplés à l’état d’urgence sanitaire ont été mal perçus et considérés comme une offense aux fidèles, voire comme un blasphème commis par les gouvernants. Les réseaux sociaux foisonnent et les prédateurs religieux radicaux ont saisi la balle au rebond pour galvaniser les fidèles incrédules et implicitement appelés à la désobéissance civile, au motif que l’interdiction des prières collectives dans les mosquées et l’annulation des prêches du vendredi sont des innovations (bidaâ) allant contre les préceptes de l’islam.
Chaque prédicateur influent s’est saisi des diverses applications des réseaux sociaux pour expliquer son interprétation du pourquoi et du comment de la propagande d Covid 19. Nous avons retenu les postures et les positions les plus marquantes et celles qui ont le plus grand nombre d’audiences dans les milieux populaires islamistes, à travers les pays du monde arabe.
Ainsi, il y a eu une forte indignation scénarisée avec, en arrière plan, des images subliminales et des textes coraniques ou prophétiques au sujet de la fermeture de la Kaaba aux pèlerins qu’ils soient saoudiens ou étrangers. Les dits prédicateurs ont accepté le principe du confinement et la fermeture des frontières avec plus au moins de résignation. Cependant, ils s’indignent violemment contre les autorités saoudiennes qui ont la charge de la gestion des deux lieux saints de l’Islam en les accusant d’apostasie. Ils rappellent que depuis l’époque du prophète jusqu’à nos jours, jamais la Kaaba n’a été soumise à une mesure d’interdiction d’accès aux musulmans y compris à l’époque de la grande discorde (Al Fitna). Ils s’interrogent sur l’interdiction du petit pèlerinage (Omra) et du Hajj et ils s’interrogent sur quelle ordonnance théologique (Fatwa) se sont basées les autorités pour prescrire une telle «innovation» pour décréter une telle «infamie».
Plus récemment, le grand cheikh Assoudaïsse, imam d’al Haram Charif, a investi la tombe du prophète tenant à la main un appareil de décontamination qui projette des produits chimiques sur le sanctuaire du Messager d’Allah, entouré des forces de la police et des caméramans qui filment la scène surréaliste. Les prédicateurs radicaux qualifient cet imam d’apostat, décrètent son excommunication et traitent la famille des Al Saoud de tous les noms d’oiseaux.
Dur, dur de prendre des décisions audacieuses
Dans les pays du Maghreb, les autorités religieuses semblaient marcher sur des œufs quant à la décision de fermer ou non les mosquées et à l’interdiction ou pas du prêche de vendredi. Durant les premiers jours précédant le confinement, d’interminables réunions des Oulémas se sont enchaînées pour parvenir à un texte qui fait office de Fatwa, traitant cette question hautement sensible. Un moment de flottement a été enregistré entre option d’aménagement, du maintien ou de fermeture des lieux de cultes ou des Moussems. Au Maroc, les choses se sont globalement bien déroulées de par le statut de Commandant des Croyants de Sa Majesté. Une exception dans le monde arabe qui a rendu la décision du confinement plus acceptable, car venant du sommet de l’Etat, contrairement à l’Algérie où le peuple avait interprété la fermeture des mosquées, et donc des rassemblements, comme une manœuvre du régime pour torpiller le Hirak qui perdure en dépit de l’élection d’un nouveau Président.
En Algérie, un imam radical a été incarcéré, le premier avril, pour avoir remis en cause l’existence de la pandémie. Le dit imam, dans la ville de Tébessa, a posté une Fatwa qualifiant «d’apostats tous Algériens, in fine tous les musulmans renonçant à l’observation du jeûne et des prières des Tarawih lors du mois sacré». De son côté, Djelloul Hadjimi, Président de la Coordination nationale des Imams algériens s’est exprimé sur la polémique, dont l’ancien ministre de la Santé de Bouteflika, est à l’origine, en déclarant au journal francophone, Soir d’Algérie, en date du 11 Avril, qu’«Il était encore prématuré de prendre une décision concernant le maintien ou l’annulation de Ramadan» !
Le Président du Centre International de la Fatwa, en Egypte, sous l’Autorité de l’université Al Azhar, s’est invité dans le débat houleux, au sujet de l’hypothèse de l’annulation ou pas du jeûne, lors du mois sacré de Ramadan, et la pratique des prières collectives des Tarawih, en affirmant «Il n’est pas permis à un musulman en bonne santé de rompre son jeûne pendant le mois de Ramadan, à moins que les médecins, notamment ceux qui sont dans la crainte d’Allah, prouvent scientifiquement que le jeûne rendra vulnérables les musulmans face au Corona virus, ce qui n’est pas encore prouvé ni scientifiquement ni théologiquement par les nos prédicateurs sunnites».
Châtiment des mécréants pour les réfractaires
D’autres réfractaires à ces mesures ont détourné la loi en lançant la nuit «Allah Akbar» des fenêtres à Tanger. D’autres ont appelé à des attroupements improvisés, scandant les invocations rituelles en période de crises majeures «Ya Latif ou Ya Latif». Des invocations en principe ritualisées lors de sécheresse ou historiquement lors du décret berbère, promulgué par le protectorat, en 1934 au Maroc.
Au plus haut sommet de la caste des prédicateurs, le débat a fait rage sur un récit du prophète sur la manière dont il fallait se prémunir de la peste, alors qu’il s’agit du covid 19. Ils rappellent, au passage, à défaut d’un énième complot contre les musulmans, que la pandémie du covid 19 n’est qu’une malédiction divine qui a châtié les mécréants, les égarés, et pour ce qui est des musulmans, un appel divin à la rédemption et au retour inéluctable aux sources de l’Islam. Chaque mouvance islamiste voyait une aubaine dans cette pandémie pour sa résurgence.
La médecine mohammadienne, largement diffusée dans les milieux populaires et pauvres, a fait son retour en force prescrivant de curieux mélanges d’herbes naturelles avec des invocations spécifiques et selon des posologies pouvant provoquer un désastre sanitaire et augmenter la létalité chez les patients souffrant de maladies chroniques. Certains sont allés jusqu’à proscrire, au sens religieux, la chloroquine et diaboliser le docteur français Raoult, au motif que ce dernier a fait des éloges à l’encontre du Maroc qui a stocké ce précieux médicament efficace et peu coûteux.
Une autre polémique, avait pris de l’ampleur en Europe, déclenchée par les musulmans qui exigent tant aux autorités des pays d’accueil que celles de leurs pays d’origine, la création de cimetières dédiés aux seuls musulmans, de prendre en charge les musulmans décédés à l’hôpital pour respecter le rituel du lavage des défunts selon les préceptes de l’Islam. D’autres réclament le rapatriement des cercueils aux pays d’origine, alors que les frontières aériennes sont fermées de part et d’autre. Enfin, à la marge, d’autres plus radicaux, font courir une rumeur de l’hypothèse de la crémation des corps des musulmans ou leur enterrement dans des fosses communes, suite à la saturation du hangar frigorifié du marché de Rungis, dédié à l’entreposage des dépouilles des personnes victimes de la pandémie du Covid 19 ou pas.
Alors que la propagation de la pandémie du Covid 19 a provoqué beaucoup de dégâts, des victimes, par dizaine de milliers, des pans d’économies sont détruits, des chocs de paradigmes idéologiques, des remises en cause des certitudes dans le monde de la médecine et de l’industrie pharmaceutique, bref, un chamboulement de l’ordre mondial.
Pendant ce temps, le discours religieux est resté intact et bien ancré dans ses dogmes. Il a démontré son incapacité à évoluer et à interpréter les tenants et aboutissants scientifiques de la pandémie, en dehors du discours théologique et en dehors du recours systématique à la métaphysique comme grille de lecture de ce qui bouleverse l’humanité entière.
Désormais, les voies du Seigneur sont impénétrables
Par Dr Youssef CHIHEB : Professeur Université Paris Sorbonne Géostratégie et Développement International Directeur de Recherche au CF2R. Analyste politique à France 24