L’impact des nouvelles technologies sur les habitudes de lecture chez les jeunes marocains
Par Ahlam Nouiouar
Nouvelles technologies, nouvelles voies
La littérature de Jeunesse associe la dimension littéraire du texte et la dimension visuelle de l’image, offrant ainsi deux modes de narration aux jeunes à travers le livre. L’incursion de l’écrit via l’ordinateur et le développement des livres numériques ou e-books constituent une révolution dans l’histoire du livre après celle de la découverte de l’imprimerie. L’avenir est sur le net, affirme-t-on. Les journaux sont les premiers à abandonner le papier et à adopter une version numérique pour des raisons écologiques et économiques. Nous assistons à l’échelle planétaire à une mutation de l’ensemble des produits culturels et des modes de lire. Les grandes sociétés de production illustrent ces changements à travers leur politique d’édition et de distribution qui leur garantit une forte présence sur le marché en ligne. On voit ainsi se multiplier les dérivés du livre Jeunesse (jeux électroniques, films, séries, dessins animés, jouets, imagerie…etc.) soumis aux techniques publicitaires et à des stratégies de marketing. Jean Perrot affirme à ce sujet que les jeunes ne sont plus simplement les « enfants de l’image » mais plutôt les « enfants de la vidéo-sphère ». En effet, la lecture est mise en concurrence avec d’autres loisirs, d’autres moyens d’information et d’autres supports du savoir. Parallèlement, on assiste, aujourd’hui, à un changement des représentations sociales du livre, à de nouvelles pratiques de lecture, ce qui entraîne d’autres conceptions de la médiation entre les jeunes et les livres.
Dans ce contexte, la conjugaison du livre et du multimédia est souhaitable si l’on veut rendre le livre plus proche de l’univers du lecteur marocain. Tandis qu’une minorité de gens s’intéresse aux livres, le nombre de téléphones portables, de tablettes et d’ordinateurs vendus dépasse de loin le nombre des habitants du Maroc. Ces nouvelles technologies pourraient donc être mises à profit pour favoriser de nouvelles habitudes de lecture. Certes, les enjeux et les problèmes sont nombreux et pour les résoudre, il conviendrait de mettre en place une approche globale et concertée, un véritable plan national de soutien au livre Jeunesse pour éviter de nouvelles formes d’illettrisme, ou pire encore, une accentuation des inégalités sociales suite à ce que l’on appelle la fracture numérique.
Une nouvelle conception de la littérature Jeunesse au Maroc est illustrée aujourd’hui par quelques initiatives séparées : le jeune lecteur a désormais la possibilité de retrouver sur le net, avec aisance, les références des nouvelles parutions de quelques maisons d’édition. Les sites des éditeurs Jeunesse sont de plus en plus élaborés techniquement et graphiquement. Le ministère de la culture, de son côté, se lance dans une approche de modernisation des bibliothèques publiques à travers la création de médiathèques Jeunesse pour promouvoir le livre et la lecture publique d’une manière attractive. Les échanges via les blogs, les forums, les clubs de lecture et les lettres d’informations réduisent les écarts entre les livres et les lecteurs. Cependant, les maisons d’éditions marocaines, encore sous l’emprise d’énormes contraintes matérielles, sont loin de la numérisation des ouvrages Jeunesse, et de faire du net un moyen communicationnel et informationnel incontournable. Elles sont encore loin de pouvoir aspirer à diversifier les productions (livres munis de DVD, Jeux, etc.). Les éditeurs marocains spécialisés dans le secteur Jeunesse à l’instar de Yomad, Yanbow Al Kitab ou Marsam commencent à peine à faire connaître leurs parutions dans le réseau des librairies professionnelles. Le livre Jeunesse est encore loin des aspirations des différents acteurs concernés par ce secteur. Son rôle culturel à l’ère numérique reste très réduit vu le manque d’attractivité et de compétitivité dans la littérature marocaine de Jeunesse dans le contexte de la mondialisation.
Les multimédias comme échappatoire vers un monde rêvé
Les jeunes s’orientent de plus en plus vers les réseaux sociaux, les jeux électroniques et les applications disponibles sur une large gamme de téléphones portables. Ils tendent ainsi à se désintéresser de plus en plus des livres en papier au profit de tout ce qui est numérique. Cette évolution constitue une menace importante pour l’avenir du livre Jeunesse et même du livre tout court.
Les solutions sont pour l’instant difficiles à entrevoir ou à mettre en place. Les éditeurs Yomad, Yanbow Al Kitab et Marsam confirment, dans les entretiens réalisés à l’occasion de notre thèse en doctorat, l’absence d’une stratégie ou de projets pour conjuguer les livres et les multimédias. Les seules initiatives prises par ces éditeurs se bornent aux livres accompagnés de CD audio dont le coût rend ces livres encore plus chers et moins rentables. Sur un autre plan, l’évolution thématique de la littérature Jeunesse au niveau mondial et l’engouement observé pour les récits fantastiques et les récits vampiriques n’incitent pas les auteurs Jeunesse au Maroc à opérer un changement de perspective pour être plus proches des centres d’intérêts des lecteurs. Les auteurs comme Mazini, Ouajjou et Ouadia Bennis ont le souci, à travers les livres, d’éveiller les jeunes lecteurs à la solidarité nationale et aux principes de la citoyenneté. Des auteurs ça et là mettent en scène des récits pour la scolarisation des filles, la valorisation de l’identité et du patrimoine culturel et le rejet de l’ethnocentrisme religieux. Toutefois, ils semblent être sur une longueur d’onde différente de celle des jeunes marocains qui lisent Pokémon, Harry Potter, Twilight et jouent aux derniers jeux disponibles sur le net qui constitue, parfois, une échappatoire vers un monde rêvé sans didactisme ou moralisme :
« Ceci dit, la diversité n’est pas une panacée en soit. Ce qu’il faudrait, c’est un travail de révision critique du patrimoine culturel aussi bien national que mondial. C’est dans une dialectique du national et de l’international que ce travail de réflexion doit se mener à tous les âges de la formation. En vertu de quoi, on dépasserait une vision étriquée aussi bien du nationalisme que de la mondialisation : les projections dans les univers socioculturels électroniques comme fuite en avant et comme possibilité d’imaginer, de rêver d’un monde idéal autre, dans l’au-delà (le modèle islamique radical), ou d’un modèle virtuellement jouissif (le modèle occidental qui fascine à travers la lucarne de la TV et de l’ordinateur)».
Un décalage apparaît donc entre l’intention des auteurs de s’adresser à tous les jeunes marocains et de mettre en valeur leur identité culturelle à multiples facettes et la réalité de la réception de la production Jeunesse qui n’est accessible qu’à une catégorie très restreinte de jeunes.
Le passage de la tradition orale au multimédia : danger ou nécessité ?
Dans le contexte des mutations technologiques, le défi pour les concepteurs des livres Jeunesse est de concilier les dimensions: littéraire, éducative et ludique. Au Maroc, le défi est de taille car les livres ont des difficultés à résister à la concurrence accrue des multimédias. Les nouvelles parutions sont passées sous silence et ne sont lues que par une minorité de jeunes comme l’indique le nombre d’exemplaires édités (généralement inférieur à 2000). Les éditeurs de notre corpus produisent des livres variés de bonne qualité formelle et matérielle mais la diffusion d’information sur ces livres et leur promotion restent très limitée. Les différents acteurs culturels concernés par la littérature de jeunesse sont conscients de la crise du livre. Ils se rejettent la responsabilité et pointent du doigt la mondialisation comme un facteur qui aggrave une situation déjà critique de cette littérature.
Les craintes des éditeurs marocains vis–à-vis de l’engouement des jeunes pour le net ne cessent de s’amplifier. Leurs différentes démarches s’inscrivent sous le signe d’une résistance au flux écrasant des produits de la mondialisation qui constitue une nouvelle forme de domination culturelle et économique. Amina Hachimi Alaoui évoque le danger de l’uniformisation culturelle et le risque majeur d’une rupture des nouvelles générations avec la culture orale :
« Toute ma démarche professionnelle et éditoriale s’inscrit dans l’urgence de sauver une culture orale, la valoriser et l’inscrire dans l’ère de la modernité. Face à l’absence d’une littérature Jeunesse marocaine qui se trouve menacée par une profusion des multimédias et afin de participer à sauvegarder une culture orale non transcrite, j’ai décidé avec mes faibles moyens de susciter l’intérêt des enfants grâce à des ateliers pédagogiques. Cette démarche est la conséquence d’abord de mon expérience de libraire frustrée par l’incapacité de répondre aux besoins d’une clientèle qui recherche des thèmes pour les jeunes concernant le Maroc tel que l’artisanat. »
Un relâchement inquiétant des liens sociaux s’observe dans une société traversée par le numérique et les rapports virtuels. De nouveaux acteurs assurent la médiation éducative et culturelle en dehors de la famille et de l’école. On peut ainsi redouter un brouillage des valeurs qui constituent le fondement de l’éducation sociale et de l’équilibre psychologique et affectif des jeunes :
« Il nous semble qu’Internet en tant que vecteur d’industrialisation, peut se prévaloir du brouillage des valeurs qu’il introduit à propos de la L.J. Cette dernière, qui relevait traditionnellement de la sphère culturelle, est assujettie à des procédés d’identification, de construction et de diffusion sur le net qui font qu’elle n’est plus réductible à cette spécificité parce qu’elle se trouve prise au confluent des sphères éducatives, culturelles et familiales, et maintenant informationnelles au sens large du terme […]. Mais pouvons-nous réellement parler d’Internet comme vecteur d’industrialisation de la L.J. ? A tout le moins, nous dirons qu’il s’agit de voir Internet comme un vecteur d’industrialisation de savoirs sur la L.J., c’est-à-dire comme un vecteur de communication qui favorise et améliore la diffusion des produits des industries culturelles »
Au siècle dernier, la littérature Jeunesse a permis aux jeunes d’accéder à l’imaginaire populaire et aux contes de la tradition orale malgré la médiocrité esthétique de certaines productions. Aujourd’hui, le contexte mondial impose un nouveau regard sur les livres Jeunesse comme complément d’autres produits culturels et ludiques adressés aux jeunes. Le livre numérique est l’une des possibilités offertes aux jeunes pour lire. Cette possibilité doit être prise en considération, ce qui implique de développer de plus en plus des livres consultables sur les téléphones, tablettes et d’autres supports électroniques pour éviter une mort précoce de la littérature Jeunesse au Maroc comme le souligne le président de l’Association d’appui aux bibliothèques rurales:
« En ce qui concerne la lecture, si hier, elle a joué un rôle crucial en matière d’éducation populaire, aujourd’hui ,on assiste à d’autres formes de lecture imposées par les nouvelles technologies. Source d’épanouissement de l’esprit et de l’âme, d’enrichissement et de joie, la lecture, chez nous, se cantonne au cadre scolaire, académique et culturel »
Pour élargir le cercle des jeunes lecteurs et les séduire, la remise en cause des pratiques anciennes des médiateurs peut constituer un premier pas. Le recrutement de nouveaux lecteurs suppose la maîtrise de « l’art de la surprise » et le développement d’une nouvelle conception de la médiation culturelle en littérature de jeunesse, de ses acteurs et ses dispositifs, mais aussi un déplacement du côté des jeunes et de leurs préoccupations. Les parents, les éditeurs et les enseignants, les bibliothécaires, les auteurs et les illustrateurs ont des conceptions différentes des livres jeunesse et du monde tel qu’on « doit » le présenter aux jeunes. D’où le grand malentendu pour cette littérature au Maroc. L’enfermement dans de « fausses questions » entrave la compréhension des transformations de la culture d’enfance et de jeunesse et peut constituer l’un des signes avant-coureurs de la dérive de la littérature de jeunesse dans les pays en voie de développement à l’instar du Maroc.