L’influence de Driss Chraïbi sur les écrivains maghrébins
Par Abdallah Bensmain*
Le colloque international organisé à l’occasion des 10 ans de la disparition de Driss Chraïbi réunit une pléiade de chercheurs, universitaires et lecteurs de l’œuvre de Driss Chraïbi, les 11, 12 et 13 avril à la Médiathèque de la Fondation de la Mosquée Hassan II de Casablanca.
Abdallah Bensmain y intervient avec une conférence intitulée « L’influence de Driss Chraïbi sur les écrivains maghrébins ».
Certains personnages de La Répudiation de Rachid Boudjedra, semblent sortir tout droit de Nedjma de kateb Yacine, d’autres du Passé simple de Driss Chraïbi. Parus à deux années d’intervalle l’un de l’autre, Le Passé simple (1954) et Nedjma (1956) marquent cette première œuvre de Rachid Boudjedra de façon inégale.
Si La Répudiation doit peu, en définitive, à Nedjma, cette œuvre romanesque entretient de multiples rapports avec Le Passé simple.
Dans Nedjma, l’écriture est en quelque sorte expérimentale. Elle n’est pas à proprement parler narrative, dans la tradition d’une histoire qui se déroule comme elle le ferait dans le conte…
Ces expériences d’écriture peuvent être rapprochées de L’Automne du patriarche de Garcia Marqués qui expérimente une écriture sans ponctuation, sinon une solitaire virgule qui se promène dans le texte et l’expression « merde » qui revient régulièrement comme une sorte d’élément de ponctuation. A la différence de La Mort du bouc de Vargas Llosa qui est plongé dans la narration, avec déroulement des événements jusqu’à leur aboutissement logique.
Driss Chraïbi : Précurseur du roman actuel maghrébin
Rachid Boudjedra s’essayera à cette écriture dé-ponctuée si l’on peut dire dans Topographie idéale pour une agression caractérisée.
La ressemblance est encore plus effective dans le réseau thématique que développent Le Passé Simple et la Répudiation. Le Si Zoubir de La Répudiation ressemble, par certains traits, à s’y méprendre, au seigneur du Passé Simple. Dans l’un comme dans l’autre « la haine du père » (l’expression est tirée de La Répudiation) a pris le pas sur toute autre considération. Driss (Le Passé Simple) et Zahir (La Répudiation) ont appris lentement cette haine et l’enseignent à leur entourage, à haute voix, (et à voix basse devant le tyran), prenant des airs de conspirateurs à leurs risques et périls.
La malédiction que prononce le Seigneur contre le fils, dégénéré de son point de vue, en ces termes, « Tu sortiras maudit. Tu croyais triompher et nous aplatir et nous dicter des conditions. Nous ne pouvons t’exprimer quel dégoût est le nôtre…», rencontre une violence identique chez le fils révolté.
Dans Nedjma, ce n’est pas le Père qui prononce la malédiction mais l’Ancêtre Keblout, donnant au récit une dimension plus mythique que sociale.
Celle-ci éclate dans toute sa frénésie chez le Fqih, censé prier pour Driss qui ne lui donnera même pas l’occasion de parler. « Je vous hais. Non pas vous, intrinsèque. Mais en ce moment j’imagine que vous êtes le Seigneur. Et je ne récite même pas de formule coranique… Je vous fais, Seigneur, et je vous dis : je vous hais. Vous êtes ruiné. Je n’ai pas d’argent. Je me ferai voleur pour vous faire l’aumône ».
Cette haine affichée par Driss s’exprimera également en face du Seigneur lui-même, dans des moments de confrontation, suffisamment nombreux dans Le Passé Simple pour créer une ambiance de lutte sourde ou déclarée de revendications filiales et de volonté paternelle pour régir une famille nombreuse selon les préceptes du Seigneur.
La Répudiation évolue dans une large part selon ce rythme développé dans Le Passé Simple. Des exemples ne manquent pas pour étayer une telle affirmation. Si Zoubir répond en ces termes à la haine de ses enfants : « petits morveux ! vous voulez me ruiner… me tuer ; tuer Zoubida… tuer son enfant… vous vautrez sur nos corps… Ahhh ! la haine vous brûle jusqu’à la racine des cheveux… vous me volez… vous me pillez… vous voulez faire de ma vie un enfer… »
Outre ces passages significatifs qui montrent une indéniable similitude (rejet du père par les enfants, tentatives de le ruiner pour en réduire la stature sociale et familiale) entre Le Passé Simple et La Répudiation, d’autres éléments qui déterminent la structure des deux récits peuvent être mis en évidence dans leurs intimes relations.
A titre indicatif, il est possible de citer le voyage en Occident des héros Zahir et Driss. Dans un cas comme dans l’autre ce voyage est fatal aux deux personnages : Zahir y perd tout simplement la vie et Driss y laisse des plumes comme le montreront les romans ultérieurs de Driss Chraïbi, en particulier Succession ouverte qui se présente comme une sorte de négation du roman polémique que fut Le Passé simple.
Abdelhak Serhane qui a publié son premier roman en 1983, c’est-à-dire 29 ans après Le Passé Simple et 14 ans après La Répudiation n’est pas loin de Rachid Boudjedra et par conséquent de Driss Chraïbi quand il écrit dans Messaouda :
« Le père n’aimait plus mi D’ailleurs l’avait-il jamais aimée ? L’amour pour lui était une faiblesse, c’est pourquoi il n’aimait pas ses enfants, il n’aimait pas les autres, il n’aimait rien de ce qui valait la peine d’être aimé, il n’aimait rien de ce qui devait être aimé, ni de ce qui pouvait être aimé … Restait le singe ! Je désirais l’étrangler, l’éventrer, le lyncher… Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi il me faisait constamment penser au père. »
La haine mutuelle que se vouent le père et le fils dans Messaouda n’est pas, on le constate aisément dans le roman, loin et moins encore différente de celles qui tissent les trames romanesques de La Répudiation de Boudjedra et du Passé Simple de Chraïbi.
Sur le plan formel également Messaouda se situe plus dans la mouvance du Passé Simple que de Nedjma.
Messaouda dont certains pages rappellent Harrouda de Tahar Ben Jelloun, se construit entièrement autour de la violence suscitée par cette haine qui se décharge sur le singe qui n’est rien d’autre que le « père, un homme à tête de singe. » Parce que « chaque jour, l’image du père se précisait sur le visage de l’animal » on comprend que tuer le singe revient par glissement métonymique, en réalité, à tuer le père.
Ces quelques exemples montrent à quel point est fondée l’appréciation de Abdellatif Laâbi qui écrivait en 1967 Dans la revue Souffles : « La seule publication de ce livre (Le Passé Simple) a doté la littérature marocaine de sa première œuvre moderne…» Laâbi dans le même article qualifiait Driss Chraïbi de « commenceur. »
Abderrahman Tenkoul témoigne également de ce rôle précurseur joué par Le Passé Simple de Driss Chraïbi : « Il suffit de lire Harrouda de Tahar Ben Jelloun ou La Répudiation de Rachid Boudjedra, par exemple pour constater à quel point l’œuvre de Chraïbi travaille ces textes… Aujourd’hui encore, un jeune marocain (Abdelhak Serhane) vient de nous donner un roman (Messaouda) dont les rapports intertextuels avec Le Passé Simple sont plus qu’évidents. »
Précurseur du roman actuel maghrébin, Driss Chraïbi l’est certainement.
Un Passé simple cru
Sans revenir sur le débat, il faut rappeler que Le Passé Simple avait suscité à l’époque de sa publication une levée de boucliers au Maroc. Une des raisons principales de cette levée de boucliers réside dans le fait que Le Passé Simple fut à sa manière une glorification « des valeurs des autres » comme il devait être écrit à l’époque.
Dans l’avion qui le mène à Paris, Driss a cette réaction : « Mais d’ores et déjà, à tout hasard, prends d’abord ça, un échantillon, voyez. Je pisse. Je pisse dans l’espoir que chaque goutte de mon urine tombera sur la tête de ceux que je connais bien, qui me connaissent bien, et qui me dégoûtent. »
Publié à une période charnière de l’histoire du Maroc, en plein combat nationaliste, l’on comprend que des passages de cette facture dans Le Passé Simple ne pouvaient que faire le bonheur des colonialistes et provoquer la consternation parmi les militants de la cause nationale qui n’hésitèrent pas à condamner Driss Chraïbi en des termes vigoureux et sans appel.
Dans un article au vitriol, intitulé « Driss Chraïbi, assassin de l’espérance », il était tout simplement écrit : « Ce judas de la pensée marocaine n’éprouve jamais le besoin de parler des valeurs de son peuple. » De telles réactions attendues avaient trouvé le prétexte idéal dans un article de Driss Chraïbi où il était écrit « …le colonialisme européen était nécessaire et salutaire au monde musulman ».
Loin d’être surfait, un tel aspect de l’œuvre de Driss Chraïbi est inscrit en filigrane dans Le Passé Simple où, à une valorisation des valeurs occidentales correspond un dénigrement systématique de ce qui constitue les valeurs sociales et culturelles du milieu dont est issu Driss qui, au-delà de sa famille se révolte contre la société tout entière.
C’est ce qui explique les réactions passionnées, en partie certainement, à la révolte mise en scène par Driss Chraïbi dans Le Passé Simple qu’il devait renier, quelques années plus tard, tant il était dépassé par l’audience donnée à ce livre et l’interprétation faite de la révolte iconoclaste de Driss Ferdi, animateur principal de cette révolte qui, du coup, n’était plus la sienne sous la plume de la critique coloniale mais celle de toute la jeunesse marocaine.
Driss Chraïbi, initiateur de la révolte
Ce détournement de la révolte « juvénile » de Driss Ferdi avait son importance dans le contexte de publication du Passé Simple. Il justifiait à lui tout seul, selon la presse culturelle de l’époque qui ne manquait pas de mettre l’accent sur cet aspect de la révolte de Driss, la présence émancipatrice de la colonisation.
La publication en 1984 soit 32 ans après Le Passé Simple de Tombéza écrit par Rachid Mimouni reprend en quelque sorte le chemin tracé par Driss Chraïbi mais qu’il devait dénoncer quelques années plus tard. Le prière d’insérer présente Tombéza en ces termes : « c’est le tableau d’une société en déréliction où les hommes en plein désarroi, s’interrogent sur le bien et le mal et sur cette force de perversion qui pourrit leur être et leur monde. »
Ce roman de Rachid Mimouni, Tombéza, s’inscrit entièrement dans une vision développée dans Le Passé Simple qui présente l’Occident comme la voie de la raison, le Monde arabe et musulman (à travers le Maroc pour Chraïbi, l’Algérie pour Mimouni) comme la voie de l’anachronisme, de l’obscurantisme congénital et militant à la fois.
Cette approche sera plus globale, nationale ou tribale, avec Le fleuve détourné et L’honneur de la tribu, avec les dérives des héritiers de la guerre d’indépendance, les cadres de l’Etat issus aussi bien de l’ALN que du FLN. Cette problématique est résumée dans cette trouvaille de Fellag « Vous avez raté votre colonisation, nous avons raté notre indépendance », en cette heureuse année 2017, dans son nouvel one man show, Bled runner.
Le point de départ de la fiction n’est plus la famille, la révolte du fils contre le père et ce qu’il représente mais un pays entier à travers son histoire récente, glorifiée mais qui refuse d’assumer l’échec de sa marche ou seulement d’en poser l’hypothèse. La Malédiction a pour scène l’Algérie de la décennie Noire, les années 90 et Une peine à vivre du même Rachid Mimouni opère un passage vers le roman de la dictature, une spécialité latino-américaine dont on retiendra Moi le Suprême de Roa Bastos, L’Automne du patriarche et La Mort du Bouc, cités plus haut.
Les Coquelicots de l’oriental de Brick Oussaïd publié également en 1984 répercute à sa façon cette tendance présente dans Le Passé Simple et à l’œuvre chez Rachid Mimouni.
Dans une étude des personnages de l’ouvrage en question, Mouzouni Lahcen la conclut en ces termes : « Nous souhaitons cependant que le rejet de Brick Oussaïd quant à son pays n’est que provisoire. Nous avons lu : « pour moi, mon pays était synonyme de misère, d’ignorance de mort lente » et nous avons constaté que Brick a bien une conception manichéiste, pour ne pas dire simpliste du bien et du mal. Il se trouve que cette dernière notion se concrétise, comme par hasard dans tout ce qui est arabe et marocain. »
Initiateur de la révolte, des formes contemporaines du roman maghrébin, Driss Chraïbi a néanmoins quitté depuis longtemps cette problématique que de jeunes écrivains ont semblé réintroduire, des décennies plus tard.
Tombéza de Rachid Mimouni est édifiant à cet égard et constitue assurément la référence en la matière qu’il serait difficile de surpasser tant ce roman présente une rigueur difficile à égaler. Ceci dit, il est incontestable que Tombéza est un grand roman appelé à prendre place dans l’histoire de la littérature maghrébine comme un des chefs-d’œuvre de celle-ci. Tout comme Les Coquelicots de l’oriental est venu enrichir la bibliographie du roman picaresque aux côtés de Le Pain nu de Mohamed Choukri, Une vie pleine de trous de Driss Charhadi et L’Amour pour quelques cheveux, de Mohamed Mrabet, Tombéza ne manquera pas d’enrichir la bibliothèque romanesque du Maghreb même si des considérations d’ordre idéologiques en montrent toute la naïveté.
Driss Chraïbi, « le père fondateur » des genres romanesques au Maghreb
Précurseur à plusieurs titres dans Le Passé Simple, Driss Chraïbi a encore frappé avec La Mère du printemps, publié en 1982, en écrivant le premier roman épique dans l’histoire de la littérature maghrébine d’expression française. Ce genre littéraire qui restitue les peuples à l’histoire prend une valeur singulière dans La Mère du printemps qui confirme Driss Chraïbi dans ce rôle de « Père fondateur » des genres romanesques au Maghreb. Avec ce roman, l’auteur du Passé Simple a pris, une nouvelle fois, date et donné une seconde fois rendez-vous à l’histoire littéraire. Dans cet habit de précurseur, il fera également une incursion dans le roman policier, avec « Une enquête au pays » qui se transformera en série « L’Inspecteur Ali, L’Inspecteur Ali à Trinity College, L’Inspecteur Ali et la CIA », non sans humour.
Ce vent de révolte assoupi, le roman maghrébin s’est-il pacifié : Yasmina Khadra, comme Mahi Binebine ou Mohamed Leftah, ne sont pas dans la révolte chraïbienne.
Les jeunes pousses telles Abdellah Baida ou Maria Guessous, assument une écriture apaisée et ne semblent pas faire écho à Driss Chraïbi ni à aucune autre figure majeure de la littérature maghrébine (Rachid Boudjedra, Mohammed Khaïreddine, Rachid Mimouni, Tahar Ben Jelloun, Abdelkébir Khatibi…) ni au plan thématique ni du point de vue esthétique. Ce n’en sont pas des greffes à proprement parler.
Les thématiques ne relèvent plus du roman familial et le caractère autobiographique de l’œuvre s’est dissipé. Cette littérature est dans l’actualité nationale et internationale (Les étoiles de Sidi Moumen de Mahi Binebine, Oussama mon amour, de Youssef Amine Elalamy et Tuez-les tous de Salim Bachi), le milieu de la prostitution, celle de la nuit, du règne des maquereaux et des dealers qui signent et délimitent la propriété et le territoire à la pointe du couteau (Mohamed Leftah).
Au plan de la maîtrise narrative, un Mahi Binebine s’inscrit dans la lignée des grands écrivains que sont Ahmed Sefrioui, Mohamed Dib, Mouloud Feraoun ou encore Mouloud Mammeri, avec un sens aigu du détail et de la description.
Dans Une double vie, Maria Guessous décrit l’univers professionnel de la publicité. Nous ne sommes plus dans l’univers traditionnel de Driss Ferdi, le personnage dans Le Passé simple, qui s’élève contre le père, riche commerçant mais en milieu urbain qui laisse s’exprimer une double compétition : professionnelle et amoureuse. Dans La Résiliente, Atika Benzidane décrit l’enlèvement, l’éducation et l’épanouissement d’une jeune fille de l’Atlas dans une demeure bourgeoise de Fès, dont le chef de famille a la figure du père décrit aussi bien par Le Passé Simple que par La Répudiation. Atika Benzidane peut être rattachée à cette littérature « ethnographique », coloniale même, qui mit longtemps Ahmed Sefrioui au ban de cette littérature qui s’est développée dans le sillage de Driss Chraïbi et de ses épigones.
Abdellah Baida, dans Nom d’un chien, s’attaque à une problématique qui mobilise les services d’état civil du ministère de l’Intérieur : l’identité, laquelle ne relève pas du groupe social, de la culture, de l’ethnologie ou de la psychanalyse comme dans les romans des précurseurs de la littérature maghrébine mais du rapport administré-administration. C’est une autre forme de dénonciation d’une identité à laquelle le sujet tente d’échapper… mais en vain. Changer de nom n’est pas plus facile que de changer de groupe, de culture, comme l’apprendra à ses dépens Ibn Kalb qui finira par se résoudre à son nom. Le Passé simple et Nom d’un chien ont en partage le prénom du personnage principal : Driss. Est-ce un clin d’œil à Driss Chraïbi ? Peut être, mais il n’est nullement décelable dans le texte, à moins que ma vigilance de lecteur ait été prise en défaut…
Abdallah Bensmain
Journaliste professionnel à la retraite, Abdallah Bensmaïn a exercé des responsabilités durant plus de 30 ans dans la presse écrite (L’Opinion ; Le Message de la Nation ; Sindbad). Il a produit et réalisé sur les ondes de la RTM « Le temps des poètes ».
Il est l’auteur de fiction (Le Retour du Muezzin, 2011, Publisud), d’essais (Symbole et idéologie – Entretien avec Roland Barthes, Abdallah Laroui et Jean Molino, 1988, Média production ; Crise du sujet, crise de l’identité – Une lecture psychanalytique de Rachid Boudjedra, 1985, Afrique Orient ; Alors l’information? Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes, 2015, Afrique Orient), et de recueils de poésie (A terre joie, 1975, Oran ; La Médiane obscure, 1977, Pro-Culture) et Versets pour un voyageur, 1982, SMER).