L’Intelligence économique, que vaut réellement ce créneau ?
L’intelligence économique ou stratégique, domaine prisé par les cabinets de conseil et les Think-Tank, est devenue un outil incontournable au service de la compétitivité. Il s’agit alors de chercher l’information, la décrypter et la rendre utilisable, afin de permettre aux entreprises de prendre les meilleures décisions et d’exploiter les opportunités qui leur sont offertes. Souvent assimilée à de l’espionnage ou du renseignement, mais aussi comparée aux techniques du journalisme d’investigation, qu’en est-il réellement ? Où en est aujourd’hui le Maroc et quels sont les outils qui permettront au Royaume de se positionner dans le domaine ? MAROC DIPLOMATIQUE a rencontré experts et consultants pour tenter de comprendre les dessous d’un domaine encore ambigu pour beaucoup.
Outil en vogue de la conduite des organisations, l’Intelligence économique (IE) «s’est imposée dans plusieurs pays du monde comme moyen puissant du développement de la compétitivité et de la performance», expliquent Boujemâa Achchab et Driss Harrizi dans Les défis de l’intelligence économique au Maroc. Elle vise, ainsi, l’alignement de la stratégie aux exigences de l’environnement.
Une méthodologie et un procédé spécifiques
Certains, la comparent, à tort, à une revue de presse. Mais il s’agirait en réalité d’un tas d’outils devant être mis en place pour parvenir à un dispositif efficient de veille économique, explique Othmane Krari, Directeur Associé de la Compagnie méditerranéenne d’analyse et d’intelligence stratégique (CMAIS). Selon lui, la méthodologie doit être couplée à l’expertise et à l’expérience, mais aussi à la bonne gestion de l’infobésité et des ‘fake-news’. «Il faut éviter de tomber dans le piège de l’information inexploitable pour le client. Il faut procéder à la mise en place de tout un dispositif : l’identification des sources, leur analyse, les qualifier, les recouper et les traiter pour produire la valeur ajoutée. Il faut ensuite supprimer les informations parasites qui rendent le processus de collecte d’information inefficient». En quelques mots, il s’agit de rendre l’information intelligente.
Un secteur de plus en plus prisé
Il serait difficile de dresser un bilan du secteur sur le continent africain, du fait de la disparité des pays et de leurs pratiques. Si dans certains pays l’IE en est encore au stade embryonnaire, entravée par des techniques contre-productives, les cabinets de conseil désirant se lancer dans le marché sont tout de même, de plus en plus, nombreux, au détriment parfois de la qualité des experts et des services offerts. De ce fait, l’IE ne serait-elle pas aujourd’hui galvaudée ? Pour Thomas Dournon, consultant en Intelligence Stratégique et professeur à l’École de Guerre Economique (Rabat), lui faire ce procès «est surtout la conséquence d’un effet de mode et de perceptions biaisées quant à la nature même de cette pratique souvent présentée comme un produit miracle plutôt que ce qu’elle est, à savoir un ensemble de pratiques, d’outils et de grilles de lecture visant une meilleure prise de décision à un niveau stratégique.» Par ailleurs, la mise à disposition d’outils de Knowledge Management (gestion des connaissances et informations) et de Business Intelligence (veille, projection de tendances des marchés, agrégation et création d’indicateurs…) est toujours un plus quand ils sont bien maîtrisés, ajoute-t-il. Mais ces outils ne suffisent pas, il faut aussi se doter de profils compétents. «Les outils principaux d’un praticien de l’IE doivent demeurer son sens critique et sa capacité à faire preuve d’une pensée stratégique dans le traitement des informations qu’il a sa disposition, afin qu’il puisse les analyser et en tirer de la connaissance pour le décideur, voire même l’accompagner dans une démarche de prospective stratégique selon les enjeux».
Bonnes vs mauvaises pratiques
Au vu de cette floraison de professionnels spécialisés en IE, comment un client peut-il différencier un bon cabinet d’un mauvais ? Pour Guy Gweth, Président du Centre Africain de Veille et d’Intelligence économique (CAVIE), que ce soit dans un environnement de compétition saine ou dans un contexte de guerre économique, l’acteur de l’IE a devant lui deux principes : la loi et l’éthique, auxquels nous ajoutons les bonnes pratiques professionnelles. Mais comme dans chaque domaine, il existe un envers du décor «fait de légende, d’espionnage, de piratage, de désinformation… La liste est longue». Il n’est d’ailleurs pas impossible de voir certains cabinets aux pratiques abusives. Pour ce même intervenant, il en existe même plusieurs, dont deux qui pèsent le plus sur l’activité en Afrique. «Primo, la surfacturation des grands cabinets dont l’IE n’est pas le métier et qui pratiquent une sous-traitance à la limite honteuse», s’indigne Gweth. «Deuxio, les prestidigitateurs, qui ont toutes les apparences de cabinets compétents y compris les éléments de langage et qui infestent les réseaux sociaux.» Dans tous les cas, insiste-t-il, «nous attirons l’attention des clients, médias, universitaires et opinion publique sur la nécessité d’exiger les références des cabinets auxquels ils s’adressent» afin d’éviter de détecter ceux qui font de l’ombre aux petits acteurs «plus aguerris sur le terrain, ceux qui prennent tous les risques et que l’Histoire ne retient pas».
Une entreprise peut également faire le choix d’internaliser le processus. C’est-à-dire se doter, elle-même, d’un département ou de profils compétents au lieu de recourir à un cabinet. Dans ce cas, la collecte d’informations se fait, mais les outils de gestion de la connaissance qui vont permettre de distribuer cette information aux bonnes personnes peut dans certains cas être absente, explique Krari. Il est essentiel alors de mettre au même niveau les compétences. «Dans certaines structures, la communication ne passe pas, un département commercial n’est pas au courant de ce qui se fait au département juridique, il va tomber dans une pratique illégale ou illicite, car la réglementation a changé et il n’en a pas été informé».
L’IE, du journalisme ou du renseignement déguisé ?
Si c’est souvent le concept d’IE que l’on entend, celui-ci englobe, en réalité, d’autres outils. L’IE peut comprendre de la veille réglementaire, concurrentielle, de marché, technologique… par exemple, «on va chercher à savoir lorsqu’une réglementation de l’Union africaine va sortir pour permettre aux entreprises d’être à jour et d’anticiper», explique le directeur associé du CMAIS. D’ailleurs, la Compagnie pratique aussi ce que l’on appelle l’E-réputation et la Due Diligence. Cette dernière vise à s’assurer de l’intégrité d’un prestataire, ou d’une partie prenante (partenaire, entité, fournisseur). Ainsi, les recherches et les investigations permettront de s’assurer de sa moralité, de ses antécédents judiciaires, à travers des sources telles qu’Interpol ou les listes de paradis fiscaux par exemple, nous explique Othmane Krari.
Des pratiques qui s’apparentent beaucoup au travail des enquêteurs et des renseignements. Mais la frontière entre ces deux réside, notamment, dans l’utilisation de sources ouvertes et légales destinées à l’usage des entreprises. «Prérogatives exclusives de l’État, l’espionnage économique et la contre-ingérence économique ne constituent en rien l’Intelligence Economique telle qu’elle est enseignée et pratiquée auprès et par des opérateurs économiques privés», clarifie Dournon. Cette confusion est, par ailleurs, nourrie par la pratique anglo-saxonne, «où la reconversion de certains anciens membres d’institutions régaliennes a longtemps entretenu cette confusion, voire même une certaine opacité dans la conduite de leurs activités». Il convient donc de lutter contre ces faux procès que subit la discipline, et de «souligner le professionnalisme des praticiens de l’IE au Maroc qui ne saurait, en aucun cas, être entaché par l’action de quelques individus ou entités opérant de manière irresponsable et en dehors de tout cadre légal», ajoute-t-il.
Si l’IE et le renseignement sont deux disciplines à ne pas confondre, pouvons-nous alors considérer que les acteurs de l’IE sont une sorte de journalistes d’investigation ? Pour Dournon, «les méthodes en IE peuvent s’en rapprocher en matière de collecte et d’analyse d’information», celle-ci sera toutefois plus poussée au niveau de l’exploitation de l’information. «Elle vise in fine à favoriser une prise de décision, souvent économique, avec l’aide de différents outils, d’une matrice…» contrairement à un journaliste d’investigation, qui lui, va plutôt chercher à éclairer un sujet. «C’est finalement la notion d’investigation et donc de collecte (veille, exploitation de sources virtuelle ou humaines…) de l’information qui fait le lien entre ces deux métiers». Pour Gweth, «l’espace qui sépare la collecte de l’information par un journaliste d’investigation de sa diffusion sécurisée dans le cycle de renseignement est peuplé de spécialistes de la veille, du traitement et de l’analyse».
Dans cette dernière, nous trouvons des experts produits, process ou zones géographiques qui ne font pas le même métier. En définitive, ce qui distingue le consultant en IE de ses partenaires enquêteurs ou journalistes, c’est «l’obsession de la compétitivité et sa capacité à porter un regard à 360° sur les différentes situations y afférentes. Pour lui, la manifestation d’une vérité, fût-ce absolue, ou la découverte d’un angle mort longtemps resté caché aux yeux du marché, ne seront techniquement utiles que si elles permettent à son client de se défendre ou de gagner.»
Pour y voir plus clair, ce schéma résume les différentes articulations dans le domaine. Ainsi, le journaliste, au même titre qu’un documentaliste ou un comptable ne représenterait en réalité qu’un maillon, qui utilise l’information primaire, la donnée brute, avant qu’elle ne soit transformée et analysée par les experts. Le consultant en IE tente d’anticiper l’évolution et la mutation des marchés. Autrement dit, «comment une activité serait altérée par les changements de la mondialisation», nous explique Krari. «Il faut partir à la source, l’output doit être adapté au besoin du client. Il faut se demander en quoi telle ou telle information va l’impacter».
La stratégie marocaine pour l’IE
À défaut d’une véritable politique publique d’Intelligence Economique incarnée et coordonnée par une entité dédiée, comme cela peut être le cas dans certains pays voisins, plusieurs acteurs privés et publics participent à ce que l’on pourrait qualifier de stratégie transversale, explique Dournon.
On pense à l’AMDIE et son administration de tutelle le ministère de l’Industrie, la CGEM, les cabinets de conseil privés et d’autres acteurs, ajoute-t-il.
En effet, ce domaine suscite l’intérêt d’un grand nombre d’entreprises et de responsables qui décident de développer leurs compétences en la matière. En témoigne notamment l’ouverture d’un campus, à Rabat, de la prestigieuse école de Guerre Économique (EGE) en 2019. Si les coûts et les critères d’entrées (entre 7 ou 10 ans d’expérience professionnelle au minimum) peuvent paraître excessifs, l’école en est déjà à sa troisième promotion en deux ans et se destine principalement aux cadres supérieurs de certains ministères ou encore des diplomates étrangers. Pour Dournon, il existe une réelle demande au Maroc et sur le continent africain en matière de sensibilisation et de formation à l’Intelligence Economique. Un domaine en évolution, certes, qui reste malheureusement peu présent au sein des PME qui, parfois, doivent naviguer à vue. En revanche, certains grands groupes marocains très influents en Afrique tels que Bank of Africa, Maroc Telecom, MASEN, OCP se sont dotés de départements dédiés à cette discipline. Le Maroc peut également compter sur quelques Think-tank qui ajoutent leur pierre à l’édifice. Nous pouvons citer le PCNS, une importante brique dans le processus de réflexion stratégique? explique Othmane Krari, ou encore l’IRES. Mais à la différence des cabinets d’IE, ces derniers travaillent dans un cadre plus global, qui peut servir pour l’État.
Si cette discipline de grande importance a su trouver sa place au sein de certaines entreprises et des institutions marocaines, une véritable stratégie globale reste à mettre en place. D’ailleurs, la sécurité économique, qui est un sous-onglet de l’Intelligence économique, n’a pas encore été formalisée. Cette branche est actuellement en réflexion pour le volet cybersécurité et la protection des données et des activités des entreprises, conclut Thomas Dournon. n
Cinq questions à Abdelmalek Alaoui, Président de l’Institut Marocain d’Intelligence Stratégique (IMIS)
MAROC DIPLOMATIQUE : Où en est, aujourd’hui le Maroc dans sa stratégie d’Intelligence économique ?
Y a-t-il eu une évolution ?
– Abdelmalek Alaoui : En matière d’Intelligence économique, je dirais que la dernière décennie a surtout été marquée par un «volontarisme de discours» au niveau de l’Exécutif, et donc qu’il n’y a pas eu d’avancées substantielles en matière de veille stratégique ou d’analyse de l’environnement compétitif pour l’aide à la décision. Dès 2010, au sein de l’Institut Marocain d’Intelligence Stratégique (anciennement Association Marocaine d’Intelligence économique), nous alertions sur la fragmentation des initiatives dans ce domaine et la nécessaire mise en place d’une dynamique de convergence, message que nous avons réitéré lorsque nous avons publié notre livre blanc en 2013. Il semblerait que le sentiment d’urgence que nous avons essayé d’instiller n’ait pas résonné au sein du gouvernement. Toutefois, au niveau des structures régaliennes que sont l’armée ou les forces de sécurité, on note une vraie montée en puissance et un intérêt croissant pour le domaine.
MD : Quels sont les outils devant être mis à disposition des personnes opérant dans ce domaine ?
– A.A : Les outils techniques sont disponibles facilement, et le débat aujourd’hui n’est plus technologique, car il s’agit là d’une «commodité» que l’on peut acquérir facilement et dont les coûts d’entrée sont de plus en plus bon marché. Pour moi, le débat est éminemment humain. L’outil principal est la qualité de la formation et l’état d’esprit des praticiens du secteur. La différence principale entre un bon professionnel et un mauvais résidera dans la capacité d’analyse, la volonté de se détacher des biais cognitifs, l’ouverture d’esprit, l’envie de détecter des signaux faibles sans tomber dans les thèses conspirationnistes. Tout ceci requiert des qualités rares, mais qui peuvent être développées par les bons formateurs.
MD : Est-ce que n’importe quelle personne curieuse et dotée d’un esprit d’analyse peut se lancer dans l’Intelligence économique ?
– A.A : Je ne pense pas. La qualité fondamentale est l’équilibre. «Without balance, you cannot climb», disait un gourou indien. Sans équilibre on ne peut progresser. C’est particulièrement vrai dans ce secteur.
MD : Quid des Think-tank marocains ? Cabinets de conseil ? Parviennent-ils à se positionner en la matière ?
– A.A : Je dirais que les Think-Tanks marocains et le secteur privé sont en avance sur le gouvernement, et les initiatives se sont multipliées ces dernières années. Outre l’IMIS, qui est la plus ancienne structure du secteur, la CGEM a créé sa commission, qui est dirigée par un professionnel de grande qualité et expérience, Driss Benomar, qui dirige par ailleurs un Think-Tank. L’offre en conseil est abondante, mais là aussi très fragmentée. Malheureusement, le secteur ne s’est pas consolidé pour créer un champion national du secteur…
MD : Que faut-il faire pour s’aligner avec les pays qui ont une bonne maîtrise du domaine et qui sont compétitifs ?
– A.A : «Copier, c’est innover», disaient les entrepreneurs coréens partis à la conquête des marchés internationaux – avec le succès que l’on connaît- dès les années 60. Le Maroc n’a pas besoin de faire de l’avant-garde en ce domaine. Il doit ouvrir le chantier de la formation des professionnels dans ce domaine, en intégrer dans les structures publiques ayant une vocation stratégique, et miser sur la fertilisation croisée des talents. Le moment est d’ailleurs venu pour qu’une nouvelle génération s’implique et reprenne le flambeau de ceux qui ont milité en faveur du secteur, moi inclus…