Livres: Les Inconsolées de Karima Echcherki
Par Noureddine BOUSFIHA
Comment faire fléchir nos sociétés traditionnelles qui sont celles du symbole et du rite et qui ne sont que répétition de l’ordre immuable de la communauté et sa nature humaine ?
Karima Echcherki, qui est à son premier essai, renouvelle l’interrogation sur la relation homme/femme dans un recueil de nouvelles palpitant : Les Inconsolées, qui vient d’être publié aux Editions Onze.
C’est un ouvrage très attachant par sa diversité et le mystère des situations qu’il convoque. Il s’inscrira en lettres d’or parmi les œuvres de la catégorie. Certes, on se prendra à penser que le sujet cède un peu à ce goût de la démystification, mais il a su faire luire quelques vieilles vérités oxydées, et permis une remise en ordre de quelques valeurs. Sans doute, chaque nouvelle est unique. L’auteure s’exerce à faire parler ses personnages venus de pôles bien différents, nous plongeant subtilement dans des questions sociétales, traitées ici avec un regard féminin qui met à ciel ouvert tant d’extravagances et de discriminations, entrecroisant avec adresse les fils de ses intrigues, fortement épicées de violences de toutes sortes : répudiation, fratricide pour sauver l’honneur de la tribu, disparition d’une mariée à la veille des noces…
Pris dans le regard de la vie qui est sienne, l’auteure nous livre un témoignage de l’intérieur. Des hommes tels des murs qui se renvoient la balle. Des femmes presque privées d’existence, produit d’un substratum qui a du mal à trier l’ivraie du bon grain. Tout semble les condamner dans ce chaos dont elles n’éclairent qu’un côté misérable sans jamais le comprendre. Elles consentent à la catastrophe par manque de lucidité. Séparées d’un monde qui les nie, elles se perdent dans la solitude et l’impuissance. Avec l’ambition d’être, certaines arrivent à éviter d’intérioriser le mal. Pour d’autres, seul le vieil âge semble leur donner un certain privilège : la liberté de dévoiler, d’être et de s’assumer. Mais ces femmes ont beaucoup perdu du rapport à l’autre. Cet autre qui dévalorise, réfrène sans en avoir conscience, ses émotions et ses sentiments. Il aurait à gagner en tendant une oreille fraternelle, au lieu d’être une machine à répression.
A travers le portrait de l’instit, imprégné des Lumières, symbole de respectabilité, l’auteure fait la satire d’une duplicité et d’une sagesse précautionneuse. Le sens du péché, les fatalités de l’amour s’inspirent d’un univers où l’on dénonce l’imposture des symboles. Puis, revisitant quelques dates qui enjambent des décennies (1975, 1985, 2000), elle retrace une certaine évolution des mentalités, prise à partie par des relents monolithiques. L’histoire atteste ses cycles, et les nôtres relèvent encore du tassement des époques nocturnes, demeurent valeur d’indice pour l’analyste. Dans cette perspective, les ruptures successives que constituent les événements de la vie évoqués subsistent encore dans la tête des hommes qui ne voient pas d’autres moyens d’échapper à l’absurdité de leurs croyances. Au bout du compte, ce qu’il y a de remarquable dans ces nouvelles, c’est qu’elles permettent in fine de remettre en cause les contradictions d’une société dotée encore d’une force tyrannique souvent sournoise que l’auteure pousse à renoncer à sa glorieuse nature.
Echcherki prend un plaisir raffiné à provoquer chez ses personnages des situations invraisemblables ou scabreuses, mettant à nu l’archaïsme des rapports dans une société où le patriarcat et le féodalisme sont érigés comme un idéal. Elle balance dans les deux derniers textes vers le conte. Le récit rapproche celui-ci de la nouvelle, sans que jamais les deux genres ne se confondent.
Outre cela, je crois qu’il y aurait une injustice à ne voir dans Les Inconsolables que cela. Echcherki fait servir des ressources inventives et des réussites stylistiques qu’il faut saluer. Elle nous donne à la clé une saisissante peinture de notre société avec une légèreté inexpiable, mais ô combien fatale. La cause étant entendue, mais la farce peut durer et perdurer.