Livres : « Mira el Mar », ou quand le roman d’un immigré espagnol au Maroc nous interpelle
Mounira Lourhzal (*)
Le roman de Manuel Fernandez « Shayif el Bahar, Mira el mar » a atterri dans la mythique librairie tangéroise des Colonnes, samedi 14 septembre. Editée chez Adarve, l’histoire d’un immigré pas comme les autres est à tordre de rire, doublée d’une critique sociale où le protagoniste ne se mord pas la langue, confirme Maribel Mendez, la bibliothécaire de l’Institut Cervantez de Rabat, qui présente le roman de son collègue.
Ce n’est pas l’image d’un homme blanc aux yeux clairs qui vous vient en tête quand on évoque l’immigré clandestin au Maroc. Pourtant c’est bien le profil du protagoniste de « Shayif El Bahar », un roman dont le titre libanais évoquant la diva Fairouz méprend à souhait. La couverture suggérant orientalisme et romantisme est tout aussi trompe l’œil. L’histoire burlesque de Cayetano Fortún, professeur d’espagnol à l’Institut Don Quichotte de Rabat explore un Maroc authentiquement populaire, dans un quartier de Salé. Arrivé au Maroc au début du siècle, sa relation avec Umaima, une voleuse professionnelle, détruit tous les pronostics, le protagoniste n’a rien en commun avec les autres expatriés espagnols de la capitale. Bien que le roman fasse penser au roman picaresque, un courant littéraire espagnol du 16èmesiècle, son anti-héros n’est ni un chevalier ni un personnage important, mais un « crève la fin », comme le décrit l’écrivain, appartenant à une classe défavorisée, usant de son génie pour survivre, contre vents et marées, refusant d’abdiquer par un retour dans son Espagne natale.
Le professeur d’Espagnol converti à l’Islam collectionne les aventures tout aussi bien avec ses compatriotes européens (espagnols et français) qu’avec ses voisins Slaouis. Si l’auteur partage plusieurs points en commun que ses amis et élèves lui connaissent, il le reconnait d’ailleurs, il a vécu 24 ans au Maroc, le Gawri du quartier de Bettana à Salé, son roman attire un lectorat espagnol désireux de lire une fiction réaliste et sociale. Lors de la présentation du roman, en présence d’une assistance animée, Chiqui Guterez Del Alabi, une octogénaire tangéroise habitant avenue du Mexique raconte sa propre épopée personnelle d’expatriée.
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Ses deux grands-mères sont arrivées à Tanger au début du 20ème siècle. Son arrière-grand-mère paternelle avait immigré d’Alicante en Algérie avant de s’installer au Maroc. Du côté maternel, son aïeule avait immigré de Valence à Tanger. Cette génération d’Espagnols n’est pas sans rappeler les héros des romans de Maria Dueñas, « l’Espionne de Tanger », véritable phénomène littéraire vendu à plus de 2 millions d’exemplaires, suivi d’un second tome pour le grand bonheur des lecteurs de « Sira, le retour à Tanger ». Le succès d’une littérature historique reflète le potentiel d’un travail de mémoire. Le géant du streaming l’a exploité dans la série « Morocco, love in time of war ».
La plume de Manuel Fernandez lui a donné un relief qui prend un tournant vaudevillesque, une invitation à questionner l’immigration d’une perspective autre que celles imposées par l’actualité. Ce retour à la source permet de lire le mouvement des personnes d’un point de vue humain : les individus et les groupes se sont toujours déplacés à la quête d’une vie meilleure ou de leur propre destin. L’écrivain en connait un bout : « On entend par immigrés, dit-il, les gens qui viennent au Maroc pour gagner leur vie, et non les expatriés qui ont une situation privilégiée, notamment dans les paramètres marocains ».
A première vue on ne peut pas dire que c’est un phénomène massif, mais ça existe. Le phénomène est méconnu en Espagne également. Il joute : « La vie de ces Espagnols n’est pas facile. Les difficultés pour obtenir un contrat de travail que l’Anapec souhaite légaliser sont très grandes, c’est pourquoi ils ne peuvent pas accéder à un permis de séjour. J’en connais beaucoup qui viennent ici en tant que touristes et doivent quitter le pays tous les trois mois et y revenir ». Sa double casquette d’auteur n’a pas évité au résidant de longue durée qu’il est désormais, les autres tracasseries douanières : « Importer des livres d’Espagne, indique-t-il, est une procédure coûteuse et compliquée. Avec les livres français, c’est plus facile, il semble qu’il y ait un accord à ce sujet entre les deux pays, ce qui n’existe pas dans le cas espagnol. Pour illustrer le phénomène, si je veux faire une présentation en Espagne, le libraire commande les livres à l’éditeur, mais au Maroc c’est moi qui dois les fournir. Bien entendu, ma capacité à le faire est limitée ».
Limitée mais pas impossible. Peu avant la parution du roman, la coopération culturelle était au cœur d’un entretien entre le ministre marocain de la culture Mehdi Bensaid et l’ambassadeur d’Espagne au Maroc, Enrique Ojeda Vila. Le 29 mars 2024, ils mettaient justement en avant la solidité des liens historiques et les relations stratégiques entre les Royaumes du Maroc et d’Espagne, se félicitant de la nouvelle dynamique que connaissent ces relations. Constatant le dynamisme de la langue espagnole au Maroc, les deux parties avaient appelé en février 2023, à la tenue de la 7ème session de la Commission mixte culturelle et éducative, instaurée en vertu de l’Accord culturel entre les gouvernements des deux pays, signé à Rabat le 14 octobre 1980 et qui ne s’est pas réunie depuis 2003.