L’œuvre majuscule de Moulay Abdallah IBRAHIM enfin traduite par Hassan BENADDI
« Contre vents et marées »
Depuis deux ans, Hassan Benaddi a quitté le navire du PAM dont il fut le premier Secrétaire général pour se consacrer à une réflexion sereine et, selon lui, intellectuellement plus gratifiante.
C’est ainsi qu’il s’attela à la traduction de cette œuvre magistrale qui, par sa facture humaniste, la lucidité de son analyse de l’Histoire et ses vues progressistes, concorde «équilatéralement» avec les valeurs démocratiques, éthiques et patriotiques de l’Intellectuel organique qu’il a toujours été dans les sphères syndicale et partisane. D’autant que l’auteur et le traducteur s’étaient liés d’une longue amitié empreinte d’affection, d’estime et de considération.
Sous la plume du traducteur, le titre «Somoud wasat al I’sar» (Résistance au milieu de la tempête) est devenu «Contre vents et marées», une expression qui rend parfaitement le sens à la démarche intellectuelle de l’auteur.
En vérité, à voir de près les parcours des deux hommes, l’on est forcé d’y déceler nombre de similitudes et autant de concordances principielles.
Les deux intellectuels marrakchis ont capitalisé une solide culture arabe doublée d’une connaissance approfondie de la pensée occidentale.
Chacun d’eux a dirigé une formation politique dans des situations politiques où les contraintes, les paradoxes et les assauts des forces conservatrices étaient puissants et, à maints égards, politiquement dévastateurs.
Chacun des deux intellectuels a toujours été tiraillé entre la rigueur de la réflexion et les limites de l’action politique au sein d’une configuration monarchique où les forces régressives faisaient montre d’une résistance farouche à la modernité.
Chacun d’eux est doté d’une plume parfois acerbe, toujours teintée de rigueur, exclusivement vouée aux valeurs cardinales de la démocratie, sans la moindre concession face aux pouvoirs économiques et politiques dominants et/ou dominateurs.
Et, surtout, les deux parcours se distinguent par une honnêteté intellectuelle à toute épreuve. On y remarque une aversion viscérale pour l’opportunisme, une exécration des privilèges indus et un patriotisme chevillé au corps.
Voilà pourquoi cette traduction vient à point nommé pour rappeler des fondamentaux éthiques, politiques et humanistes que la mémoire collective semble avoir perdu en cours de route, dans un monde post-modernitaire où l’opportunisme, l’immédiateté et le court-termisme triomphent.
Maroc Diplomatique a interrogé Hassan Benaddi afin de mieux camper les tenants et les aboutissants de l’opportunité de la résurrection de cette œuvre en ces temps où le Maghreb semble s’éloigner de plus en plus de son espérance unitaire.
Maroc Diplomatique : Quel est, selon vous, le message principal de cette œuvre centrale de feu Abdallah Ibrahim ?
Hassan Benaddi : Pour répondre à votre question, il convient au préalable de replacer cette réflexion dans son contexte historique.
Ibrahim était avant tout un militant politique. C’était l’une des grandes figures du mouvement national marocain. Il participe dès sa prime jeunesse au combat pour l’indépendance et s’engage naturellement dans la lutte pour l’édification du Maroc moderne. Il fait partie de presque tous les gouvernements de l’ère Mohammed V, y compris comme Président du conseil de ce que l’on pourrait appeler le premier gouvernement progressiste du Maroc indépendant ; où il constituait avec Abderrahim Bouabid le tandem qui devait, avec le soutien du roi, tracer les grandes lignes d’une politique résolument émancipatrice, qui se proposait de rompre avec ce qui avait été projeté au départ comme «une indépendance dans l’interdépendance» ! Dans un contexte marqué par de grandes manœuvres et de grands remous, à la fois internes et régionaux (la guerre d’Algérie), Ibrahim et Bouabid considéraient qu’il fallait capitaliser sur la confiance du roi, qui jouissait d’un prestige national et international inégalé dans l’histoire du pays…
L’expérience fut avortée, suite à une véritable conspiration savamment menée par les défenseurs du néocolonialisme, qui ont su mobiliser toutes les forces réactionnaires que comptait le Maroc, et qui ont su manipuler (et c’était le plus important) y compris au sein même du propre camp de Abdallah Ibrahim, en allumant et en attisant la guerre des égos. Il est édifiant de lire à ce sujet le texte publié par la Fondation Bouabid qui relate les souvenirs de ce dernier concernant ses discussions avec le Prince Moulay Hassan et avec Ben Barka…
L’échec du gouvernement progressiste (qui n’était pas le gouvernement de l’UNFP, cette dernière n’était pas encore créée) fut certainement vécu comme une grande épreuve par Ibrahim. Le pays allait dorénavant s’engager dans une spirale de conflictualité ouverte, qui allait désormais marquer toute la première décennie du règne de feu Hassan II. La constitution de l’UNFP allait demander à ses dirigeants, les plus lucides particulièrement, bien des efforts ingrats et leur valoir d’amères déceptions. Ayant toujours mené le combat dans l’action et par la plume, Ibrahim ne succomba pas à la tentation de régler ses comptes, par écrit…
Il va privilégier une autre posture qui consiste en la prise de recul et de la hauteur !
«Somoud Wassat al I’sar» est le fruit de plusieurs années de méditation, informée, sur une expérience politique, qui va chercher les causes des problèmes et des difficultés dans leur contexte et leur échelle véritable.
C’est là que réside l’originalité de la démarche. Il est courant que les hommes politiques sanctionnent leur pratique par des écrits, qui permettent en général de se justifier ou de pourfendre les adversaires. Ces écrits versent souvent dans l’anecdote, l’invective ou la dénonciation. Ils personnalisent à loisir les enjeux et les justifications, et rencontrent par cela même un intérêt amusé et furtif du public. Mais rarement, ils marquent. La posture de notre auteur, servi par une grande probité et une immense culture, s’élève au-dessus du conjoncturel et du subjectif et nous invite à saisir la complexité de nos problèmes à leur échelle véritable, celle du Grand Maghreb, dans son ensemble, et non à l’échelle de chacune de ses contrées, prise séparément ; mais également à l’échelle du temps long, nous invitant à embrasser d’un seul regard trois mille ans d’histoire. Il souligne la constance des grandes questions pérennes qui défient la volonté des acteurs historiques maghrébins. Elles sont au nombre de quatre ; à savoir : 1) la conception du pouvoir politique et les problèmes de légitimité, 2) la question de la propriété de la terre qui est au cœur de la problématique économique, 3) la question de la langue et les enjeux identitaires, et enfin 4) la question de l’unité maghrébine et les modalités de réalisation de la complémentarité de composantes qui aspirent incessamment à la solidarité.
MD : Quelle est la valeur ajoutée de cet ouvrage, aujourd’hui, à l’heure postmodernitaire de la mondialisation ? Quelles leçons en tirer pour le Maghreb et le Maroc? et le Maroc ?
– HB : Aujourd’hui, le Maroc est au seuil d’une nouvelle étape, selon les propos du souverain lui-même. La détermination manifestée, avant la pandémie déjà, d’opérer les réajustements qui s’imposent et, pourquoi pas, les ruptures maîtrisées, pour la consolidation des acquis de la modernisation et de la démocratisation de l’état et de la société, au Maroc, telles qu’inscrits dans la feuille de route du nouveau règne et dont les grands choix sont gravés dans le marbre de la constitution de 2011. Cette détermination semble utiliser le choc comme un vrai levier pour exiger de tous les acteurs le rythme, la rigueur, le courage et la lucidité que demande l’engagement dans la nouvelle voie. Le souverain a initié la réflexion sur une vision nouvelle du développement. Il a également annoncé et mis en chantier une véritable révolution sociale, en inscrivant la généralisation de la couverture sociale pour tous, à l’horizon 2025.
J’ai dit courage et lucidité parce que rien ne doit être occulté dans notre analyse des manquements, des dysfonctionnements, des déviations et des archaïsmes.
Je suis de ceux qui pensent que la connaissance du passé est toujours indispensable. Les leçons de l’histoire sont précieuses. La voix des anciens est précieuse. C’est pour cela que j’ai pensé verser la réflexion d’un homme comme Abdallah Ibrahim en tant que pièce utile au dossier du débat sur la nouvelle étape qui s’ouvre…
Pour le Maghreb, puisque notre pays a choisi depuis toujours d’inscrire sa trajectoire dans l’ouverture et la solidarité avec son voisinage et son environnement naturel, la réflexion de Abdallah Ibrahim nous édifie sur une vérité simple, à savoir que l’unité ne peut se réaliser sans la légitimité au préalable de tous les protagonistes. Le Hirak en Algérie le crie haut et fort en revendiquant «une véritable indépendance» et une «Dawla Madania». Seuls des gouvernants légitimes peuvent s’engager au service d’objectifs stratégiques, engageant l’avenir de leurs peuples…
MD : Quelles étaient vos motivations, outre vos rapports personnels avec Abdallah Ibrahim, à traduire son «Somoud wassat Al isar» ?
– HB : En fait ma prise de conscience de l’intérêt particulier qui réside dans la lecture de Abdallah Ibrahim, au-delà de la sympathie et de l’admiration que j’avais pour l’homme que j’ai eu la chance de connaître de près, cette prise de conscience s’est construite à la lumière de ma propre expérience de l’échec et de la déception, au sein du syndicalisme d’abord, puis en politique…Je ne veux pas revenir ici, sur la tentative à laquelle j’ai contribuée pour accompagner, au sein d’une nouvelle mouvance partisane, le projet de consolidation de l’avènement définitif de notre pays à la modernité.
Mais je dois dire que la lecture et la connaissance intime que j’ai eu de l’expérience politique de Moulay Abdallah, de sa capacité à garder sa sérénité et la foi en ses convictions, contre vents et marées (!), m’a beaucoup appris ; notamment à savoir toujours prendre du recul et de la hauteur, pour poursuivre la marche, sans jamais abandonner, en assumant, souvent avec humour, les conséquences de la fidélité, à soi-même d’abord…
MD : À l’heure où les grandes idéologies sont mises à mal par la globalisation et la technologie, quelles valeurs vous lient à l’héritage de Moulay Abdallah Ibrahim ?
– HB : Vous avez raison de parler de valeurs. Les systèmes politiques, les grandes idéologies, les modèles, tout cela ne résiste pas à l’épreuve du temps. Seules les valeurs sont transcendantes et consubstancielles à notre humanisme. Ibrahim a su être absolument moderne pour pointer les archaïsmes de notre société sans renoncer à son authenticité. Solidement installé et fier dans son appartenance culturelle, il a tutoyé la pensée occidentale dans ce qu’elle avait de plus avant-gardiste, Breton, Marx…Nous avons juste besoin, aimait-il à dire, d’ouvrir un peu les fenêtres, pour respirer l’air vivifiant de la modernité.
Mais la plus grande leçon, c’est sa capacité d’allier fermeté et réalisme sans jamais confondre compromis et compromission. Il voulait capitaliser sur la confiance du roi, parce qu’il savait que rien au Maroc nouvellement indépendant ne pouvait se faire sans l’appui du roi et encore moins contre le roi. Mais il s’est toujours abstenu de renoncer à ses principes…Il a poursuivi son combat de clarification des idées et de consolidation des idées justes, d’abord parmi les siens, fustigeant toutes les dérives, dénonçant l’aventurisme ainsi que toutes les variantes de l’opportunisme…ne craignant jamais d’être isolé ou mis en minorité. Il répétait toujours : la voie avant le compagnon !
MD : la dimension maghrébine trône dans «Contre vents et marées». Sommes-nous encore loin de la vision unitaire prônée par My Abdallah Ibrahim ? Quels sont les obstacles endogènes et exogènes qui se dressent contre le rêve maghrébin tant porté par l’auteur ?
– HB : La vision est toujours là, et s’impose de plus en plus comme la seule voie praticable pour l’émancipation et la prospérité de nos peuples. Les conditions exogènes ont leur importance et je pense que les circonstances qui avaient, du temps de la guerre froide, favorisé l’aventurisme séparatiste, sont derrière nous. Nous assistons actuellement à l’agonie des forces qui ont essayé en vain de porter atteinte à l’intégrité territoriale du Maroc. Mais le plus important c’est ce qui se passe à l’intérieur de chacune des quatre contrées qui composent le Maghreb. Je le répète, la voie de l’unité passe par la construction des légitimités.
En attendant, le Maroc campe fermement sur sa position de défense vigilante de ses intérêts nationaux, tout en gardant la main tendue vers tout ce qui peut accélérer les dynamiques positives.
Je pense à ce propos à une fameuse lettre adressée au FLN au début des années soixante, par Abdallah Ibrahim. Il lui avait donné un titre : «Afin que nos peuples évitent de s’autodétruire».